La nuit des morts vivants

Corrispondenze anarchiche / avril 2021

La nuit des morts vivants
ou la nécessité que les morts enterrent leurs morts

« La tradition de toutes les générations défuntes est un cauchemar qui pèse sur le cerveau des vivants. Même au moment précis où ils paraissent s’employer à se transformer eux-mêmes, à bouleverser les choses, à créer ce qui n’a jamais existé encore, précisément à ces époques de crise révolutionnaire, inquiets, ils évoquent en leur faveur les esprits du passé, leur empruntent leur nom, leur cri de guerre, leur costume pour jouer sous ce déguisement d’une antiquité respectable et dans cette langue empruntée une nouvelle scène historique. […] Dans ces révolutions dont nous venons de parler, la résurrection servait donc à ennoblir les nouvelles luttes et non à parodier les luttes passées, à grandir en imagination le problème présent et non à fuir devant sa solution dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à faire revenir son ombre. […] La Révolution sociale du XIXème siècle ne peut emprunter sa poésie au passé, mais à l’avenir. Elle ne peut commencer elle-même avant d’avoir dépouillé tout culte superstitieux envers le passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour s’aveugler sur leur propre objet. La révolution du XIXème siècle doit laisser les morts enterrer leurs propres morts pour atteindre son objet particulier. »
Karl Marx [1]

Je cite longuement la réflexion la plus lucide de l’aîné des frères Marx, avec l’intention de signaler non seulement la validité d’une telle introspection de nos jours mais aussi de mettre l’accent sur le talent spiritiste des marxiens contemporains et de ces anti-autoritaires qui mènent « leurs luttes » avec le regard fixé sur le rétroviseur. Ce qui est vraiment surprenant c’est qu’ils s’attendent à des résultats différents en suivant au pied de la lettre les mêmes instructions d’autrefois, s’alliant à une vision « progressiste » (positive) qui construit des récits triomphalistes et inspire des films grotesques (du style « Libertarias » [2]) et des séries télévisées dégoûtantes (comme « Vientos de agua »  [3]).

De nos jours le marxisme et l’anarcho-communisme sont des traditions de toutes les générations mortes qui oppressent le cerveau des vivants et provoquent une hypoxie, empêchant la concrétisation de « quelque chose de jamais vu ». Ce qui nous confirme que toute tradition se transforme facilement et invariablement en dogme et orthodoxie. Paradoxalement on continue d’invoquer les esprits du passé et d’emprunter leurs noms, leurs mots d’ordre guerriers, leurs tenues, pour se déguiser en vieillesse vénérable et répéter pour l’énième fois l’harangue avec un langage emprunté, recréant les mêmes actions qui ont conduit à TOUTES les révolutions sur le chemin de la « contre-révolution », imposant des régimes fascistes (rouges et/ou bruns), dressés autour du travail et de la productivité ; autrement dit, intrinsèquement capitalistes.

Les « communisateurs » (ou néo-communistes), les néo-situationnistes, les post-anarchistes et même les insurrectionnalistes orthodoxes [4], restent coincés dans le siècle dernier. Ils s’accrochent au passé pour continuer de se réfugier derrière le «futur». Ils ne comprennent pas qu’il n’y a pas de futur parce que le futur est resté derrière. Mais il ne s’agit pas non plus de « retourner vers le futur » – comme la trilogie de Robert Zemeckis – mais plutôt d’habiter le présent. De vivre intensément l’insurrection quotidienne, d’occuper ces éphémères espaces qui permettent de raviver le feu. Mais sans donner à ces failles une existence artificielle. Il faut éviter qu’elles se transforment en tranchées, c’est-à-dire, en nouveaux pièges: fausses cavités qui encouragent la vision militariste et empêchent que «quelque chose de jamais vu» ne se réalise. Continuer ancré à l’analyse autour de la restructuration capitaliste des trois dernières décennies du siècle passé, obstrue la compréhension du présent et invite à continuer de tirer avec des balles à blanc, freinant l’action concrète de la subversion contemporaine.

Il est urgent de donner le coup de grâce au XXème siècle pour enterrer avec lui toutes les illusions de dix neuf cents. Dans ce même cercueil il est urgent d’enterrer «notre» mémoire; c’est-à-dire l’histoire du «mouvement ouvrier», l’histoire des révolutions et toutes les pulsations utopiques qui ont accompagné ces récits sociaux propres à la forme de pensée d’un autre siècle. Il faut remettre en question les formes de mémoire et encourager l’oubli anarchiste comme partie intégrante du projet de libération totale. Nous devons inhumer les morts et cesser de trébucher sur leurs légendes, pour permettre au spectre de se disperser; cette entité intangible et sans visage qu’est la puissance anarchiste: cet esprit qui hante le monde, qui inquiète, qui tourmente, qui fait irruption, qui violente.

Il est urgent d’évacuer la tradition, convaincus que les sécurités de ce qui est connu ne peuvent pas nous offrir des réponses universelles et consolatrices. Au lieu de ça, nous devons promouvoir notre capacité d’improvisation, développant l’insurrection permanente dans des milieux constamment changeants au sein du flux chaotique de la vie. Oublier ravive la spontanéité et nous offre l’opportunité d’exploiter des formes de destruction plus créatives et des façons d’être anarchistes dans le monde – qui libèrent l’indiscipline subversive et infectent d’illégalité tous les espaces sociaux – agissant comme un déclencheur de chaos qui empêche les systématisations formelles et la (nouvelle) normalisation. Pour être anarchistes nous devrons arrêter d’être.

En juin 1958 l’Internationale Situationniste se rendait compte de la nécessité de l’oubli et ainsi le développait dans les notes éditoriales du premier numéro de son bulletin central: « Les situationnistes se placeront au service de la nécessité de l’oubli. La seule force dont ils peuvent attendre quelque chose est ce prolétariat, théoriquement sans passé, obligé de tout réinventer en permanence, dont Marx disait qu’il « est révolutionnaire ou n’est rien »» [5]. Et en décembre de cette même année, dans l’éditorial de leur second numéro, ils réaffirmaient: « Nous sommes les partisans de l’oubli. Nous oublierons le passé, le présent qui sont les nôtres. Nous ne reconnaissons pas nos contemporains dans ceux qui se satisfont de trop peu. » Toutefois, malgré l’effet catalyseur que conservent toujours ces images, on ne peut nier le peu de vocation à l’oubli qui a caractérisé les situationnistes. Enlisés dans le verbiage marxien, ils se sont voués corps et âme à évoquer le passé, exaltant les propositions dépassées des conseils ouvriers comme mécanisme unique de libération à travers l’autogestion du capital.

Halberstam – immergé dans les contributions qui animent la négativité radicale de la théorie queer basse – souligne que «Nous pouvons désirer oublier la famille et oublier la lignée, et oublier la tradition, dans le but de commencer à partir d’un nouvel endroit, non pas le lieu où le vieux engendre le neuf, où le vieux prépare le terrain au neuf, mais où le neuf commence de zéro, sans les restrictions de la mémoire ni de la tradition, et sans passés qui peuvent s’utiliser » [6]. Aujourd’hui la lutte anarchistes – émancipée du passé et étrangère à toutes les tentatives de réanimation qui désirent répéter jusqu’à l’écœurement les révolutions passées – doit partir de zéro, détachée de la lignée et du fardeau de la tradition. La tradition dans laquelle nous vivons toujours a cherché par tous les moyens à éviter l’Anarchie.

Si nous aspirons à la destruction de tout l’existant, il faudra prendre ce chemin depuis un nouvel endroit, et pas depuis ce paysage idyllique des ruines du vieux monde qui engendrera le nouveau que nous portons dans nos cœurs, mais en devinant des conceptions originales et matérialisant les actions nécessaires que nous permettent les ruines de la domination à ce moment là, mais sans caresser des espoirs utopiques. L’Anarchie n’est pas le sentier qui mène à l’Utopie, comme le christianisme séculier du XIXème siècle essayait de le faire croire, en faisant la promotion de la foi dans une abstraction héritée des espoirs chrétiens antiques. L’Anarchie donne l’opportunité de vivre et réaliser la destruction dans le présent, à ceux qui ne vont nulle part et qui ne nourrissent pas des espoirs dans des solutions médiatisées ou dans des régimes à venir au nom de la liberté et de l’égalité. Dans ce sens, elle ne peut se comprendre comme une pratique alternative ou antagoniste à la domination, mais comme un « perturbateur », un « virus » ou un « polluant ». Une espèce de cancer infiltrant qui se contente chaque jour de détruire ce qui est « proche » et pas un télos [7] lointain. Ce qui est « proche », c’est la seule chose que nous avons et pas l’universel intangible. Mais, détruisant ce qui est « proche », de façon simultanée dans différentes régions du corps social, ça provoque la métastase.

Voilà l’Anarchie réalisable: éphémère et terrestre, éventuelle et imparfaite, irrégulière et complexe. Juste dans cette trame se trouve la possibilité de déployer un paradigme anarchiste rénové, capable de tonifier les muscles de nouveaux développements théorico-pratiques avec une vocation pour le présent; c’est-à-dire, conscients que le passé est un ensemble d’habitudes dont nous n’avons rien à apprendre et encore moins à imiter. Il appartient à ce paradigme de montrer ses prééminences en termes d’actualité, d’extension et de profondeur dans un nouvel ordre tripolaire imposé par le capitalisme hyper-technologique.

Les mobilisations de raz-le-bol, la rage du désespoir et les rebellions de la misère ne font que réaffirmer la continuité de la domination, c’est-à-dire, elles produisent plus de capitalisme. Seul le feu pourra nous offrir l’Anarchie, en s’emparant du seul poids de ce mot. C’est-à-dire, sans approximation, substituts ou synonymes qui n’expriment pas ni s’approchent – vaguement – de la fougue de nos passions.

Gustavo Rodríguez
Planète Terre,
1er septembre 2020
Extrait de la brochure El aroma del fuego: la rabia de la desesperanza en un mundo tripolar (L’arôme du feu: la rage du désespoir dans un monde tripolaire)
https://es-contrainfo.espiv.net/files/2020/11/El-aroma-del-fuego.pdf

 

Notes :

1 Marx, K., Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, 1852.
2 Film espagnol réalisé en 1996 par Vicente Aranda, et basé sur le roman La nonne libertaire (1981) d’Antonio Rabinad.
3 Série de télévision argentino-espagnole, réalisée par le péroniste Juan José Campanella (2006).
4 L’action insurrectionnelle – aussi émancipatrice soit-elle d’un point de vue subjectif – se satisfait d’elle-même mais est incapable de dépasser l’obsolète, récidivant de façon irréfléchie dans des gestes caducs.
5 La lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement, Internationale Situationniste, Nº 1, juin 1958.
6 Halberstam, Jack, The Queer Art of Failure, 2011 (où est évoquée la low theory NdT).
7 Du grec ancien τέλος, fin ou finalité, et qui était pour Aristote la cause finale (NdT).

 

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