En lutte permanente contre la société et les fantasmes de la politique

En lutte permanente contre la société et les fantasmes de la politique

Une critique anarchiste de quelques dérives de la méthode insurrectionnelle

Fenrir, publication anarchiste écologiste, n°7 / octobre 2016

« Chacun est bien libre de se rapporter à l’existant comme bon lui semble, qu’il soit anarchiste ou pas. Mais il faut aussi que chaque anarchiste, précisément en tant que tel, se demande si on veut seulement frapper le pouvoir constitué ou bien si on veut le détruire pour de vrai, de façon définitive. Autour de cette question fondamentale tournent tout notre agir et notre attitude envers l’existant.
En effet, même anarchiste, un individu peut croire ou pas dans la possibilité d’un bouleversement social dans des termes libertaires et d’autodétermination. Mais si un anarchiste croit dans la possibilité révolutionnaire, l’affrontement avec le pouvoir constitué ne peut alors ne pas tenir compte de cette grande masse sociale subalternisée, qu’il faut impliquer dans la lutte, afin non seulement d’atteindre la force suffisante pour détruire l’existant, mais qu’il faut aussi encourager pour que, dépassant les délégations, délusions et passivité, elle s’approprie des pratiques de l’action directe, de l’autogestion de la vie elle-même, de l’autodétermination individuelle et collective.
Voilà pourquoi les actions individuelles qui font ouvertement face au pouvoir politique-économique, ses structures et ses hommes, si elles sont indubitablement positives car de toute façon elles empêchent la pacification sociale et démontrent la faiblesse de ce pouvoir de domination qui prétend (se prétend) être absolu et inattaquable, sont cependant complètement insuffisantes sur le plan de la révolution insurrectionnelle si elles ne se greffent pas systématiquement sur les façons de réagir contre l’exploitation et l’oppression des masses prolétaires. En d’autres termes, à mon avis la possibilité insurrectionnelle où l’anarchisme – c’est à dire la praxis anti-autoritaire – peut acquérir un rôle socio-politique fondamental s’ouvre seulement si on arrive à faire pénétrer réciproquement les instances individuelles de lutte et d’attaque avec les instances revendicatives et de protestation qui émergent à chaque fois des masses plus ou moins grandes issues des secteurs sociaux soumis. Si cette greffe, cette compénétration réciproque, n’est pas présente, notre action sera non seulement incompréhensible, mais aussi éloignée du ressenti commun, surtout à cause de l’œuvre de mystification terroriste que l’État-capital mettra en œuvre ».

Extrait d’une lettre de Costantino Cavalleri à Luca Farris (Nihil, n° 3-4, p. 36-37)

Cet extrait de Costantino Cavalleri exprime de façon claire les prémisses de base de la dite « méthode insurrectionnelle » (ou, pour le dire en d’autres termes, de l’approche « insurrectionnaliste » de l’anarchisme). L’aspiration à provoquer des tentatives insurrectionnelles ensemble avec les masses, déjà théorisée et expérimentée depuis la fin du XIXème siècle par de nombreux.ses anarchistes dont le plus connu est Errico Malatesta (qui nous a même laissé plusieurs écrits où il est question de ce qui devrait être l’approche anarchiste envers l’insurrection), a été reprise et revisitée entre la fin des années 70 et le début des années 80 dans les textes d’Alfredo Maria Bonanno, Pierleone Porcu, Costantino Cavalleri et d’autres compagnon.ne.s. Ils/elles en ont gardé inaltéré le corpus central, tout en voulant en revoir les structures organisationnelles.

Parmi les prémisses de base de l’approche insurrectionnelle il y a le vieux mythe de la Révolution Sociale, but idéal à travers lequel on peut atteindre la transformation radicale des structures de la société en un sens anarchiste, et sur la base de laquelle les anarchistes insurrectionnalistes évaluent toutes leurs interventions sur la réalité ; une vision romantique des classes les plus pauvres, selon laquelle leur position sociale marginalisée et leur familiarité avec la violence de la lutte quotidienne pour la survie leur donneraient un possible esprit de révolte et une complicité idéale avec celles/ceux qui combattent l’autorité ; et par conséquent, une foi dans le réveil des masses d’exclu.e.s et d’exploité.e.s, qui ne tient pas vraiment compte des changements qui ont transformé, ces dernières décennies les sociétés humaines occidentales en des sociétés de la consommation convulsive, toujours plus aliénées par le spectacle et par la technologie avancée et dans lesquelles les classes sociales (qui continuent à exister, à cause des différences économiques) partagent toujours plus les mêmes valeurs éthiques de défense du système dominant et l’aspiration à intégrer celui-ci de plus en plus, plutôt que de le détruire. Il en résulte que, par rapport au XIXème siècle, la situation a beaucoup changé et aujourd’hui les possibilités vraiment révolutionnaires paraissent toujours plus lointaines. Cette confiance dans la future révolution qui mènera un jour à l’anarchie – que Stirner décrirait comme la foi dans l’énième fantôme qui se superpose à la réalité – a mené quelques anarchistes à développer des méthodologies d’intervention dans le social qui voudraient accélérer le processus révolutionnaire ou, du moins, pousser des groupes de personnes qui se trouvent déjà dans un conflit contre l’autorité pour des raisons liées à leur survie quotidienne, à exprimer des moments impromptus de conflictualité et d’autogestion, dans l’espoir que le conflit s’élargisse par la suite jusqu’à aboutir à une insurrection généralisée.

Pour revenir à l’extrait de Cavalleri, il est inutile de se demander si « on veut le [le pouvoir] détruire pour de vrai, de façon définitive » ou si on veut seulement le frapper : évidemment tout.e anarchiste veut abattre le pouvoir pour de vrai. Le problème est que la volonté peut bien pointer vers un horizon infini, mais il faut se confronter de façon honnête avec la situation réelle dans laquelle cette volonté s’inscrit. Dans une époque, comme la nôtre, de paix sociale diffuse, proposer des analyses de la réalité et des modalités d’intervention essentiellement inchangées par rapport à celles d’il y a plus d’un siècle, quand la situation sociale était complètement différente, signifie construire quelque chose qui se rapproche plus d’une religion que d’une pratique d’action crédible.

La critique que je veux proposer se focalise surtout sur certaines tentatives d’application concrète de la méthode insurrectionnelle, mises en place ces dernières années par des anarchistes sur la base d’une interprétation précise de l’insurrectionnalisme, qui a fait ressurgir un autre fantôme, celui de la politique. On verra plus dans le détail comment cela a pu se produire. Mais cette critique touche aussi à quelques-unes des prémisses de base inhérentes à cette approche ; des prémisses qui, à mon avis, sont problématiques depuis le début et rendent possibles des telles dérives.

Je saisis l’occasion de la publication récente d’un essai venant du territoire espagnol, « Cuando se señala la luna. A vueltas con el insurreccionalismo », écrit par des anarchistes, un livre qui voudrait tirer au clair une fois pour toutes la signification de la méthode insurrectionnelle et répondre aux critiques qui ont surgi à son égard au fil du temps, de divers côtés (notamment de gauche, en particulier marxistes-léninistes), mais qui, en ce qui me concerne, ne fait que confirmer une fois de plus certaines des perplexités que j’avais déjà.

Dans cet article, je fais référence à ce qui est vu comme la conception « classique » de l’insurrectionnalisme, telle qu’elle a été interprétée, presque au pied de la lettre de sa formulation initiale, par des anarchistes qui en ont même exacerbé certains des aspects les plus épineux, telle la recherche convulsive du consensus social, présupposé de toute tentative insurrectionnelle.

Je suis ben conscient, cependant, que l’insurrectionnalisme n’est pas un monolithe de concepts et de pratiques figés dans le temps et exempts de tout débat. Depuis la fin des années 90, en effet, plusieurs groupes anarchistes d’action ont surgi, et même s’ils se rattachent théoriquement à l’insurrectionnalisme, ils en on donné une interprétation assez différente, remettant en cause certains des aspects que j’affronterai dans cet article : ces groupes et individus ont décidé de commencer leur insurrection armée à eux, sans attendre le consensus des masses. Je me demande si c’était indispensable, pour eux, de garder la définition d’« insurrectionnalisme », étant donné le changement radical qu’ils ont apporté à certaines des prémisses de base de cette approche. Il semble cependant que la tendance, de la part des nouveaux groupes d’action anarchistes informels, soit celle de s’éloigner progressivement de ce terme et de son héritage historique.

Il convient tout d’abord de préciser ce qu’on entend par approche insurrectionnelle. Il s’agit d’une approche à la lutte qui consiste à « partir d’une hypothèse d’intervention dans la conflictualité sociale, afin d’explorer et d’attaquer les différents rouages de la domination – structures, personnes et moyens – dans le but de partager un parcours auto-organisé et destructeur qui puisse favoriser l’insurrection » (Cuando se señala la luna, p. 140).

Il ne s’agit pas d’une idéologie, d’une théorie, insistent ses partisans, mais seulement d’une méthode organisationnelle ou d’intervention, qui doit forcément se confronter par son application pratique sur la réalité du terrain. Au vu de la rareté, là où on vit, d’émeutes populaires spontanées, la méthode « insurrectionnelle » est devenue, ces dernières années, une méthode anarchiste d’intervention dans des luttes sociales pré-existantes ou un critère pour en créer de nouvelles dans le but d’impliquer directement aussi ceux/celles qui n’ont pas un parcours politique antérieur, c.a.d. d’autres « exploité.e.s », « exclu.e.s », « prolétaires » ou « sous-prolétaires ». Bien entendu, tout cela dans l’intention de faciliter et appuyer la rébellion de ces personnes, ou bien de la stimuler, pour créer ensemble des moments insurrectionnels. Mais là où le manque d’esprit de rébellion chez les gens est palpable, ce qui est souvent le cas, l’intervention des anarchistes ne suffit pas pour stimuler un souffle de révolte qui manquait déjà auparavant et parfois il arrive que, à la fin, ce sont précisément les anarchistes qui réduisent leurs tons et leurs contenus, afin d’entrer en syntonie avec les gens.

Il ne s’agit donc pas seulement, comme le pensent certain.e.s, de saisir et de participer aux moments insurrectionnels spontanés avec une préparation technique spécifique et les bons instruments, préparés en avance, ni de s’engager dès à présent dans des actions de rupture (individuelles ou collectives) qui puissent inspirer autrui, tout en laissant la porte ouverte à d’autres esprits en affinité. La méthode insurrectionnelle envisage une projectualité à long terme et des structures complexes (qui sont pourtant décrites comme « fluides ») : d’un côté des groupes d’affinité, d’un autre côté des assemblées, des comités et des coordinations, dans la tentative de créer des projets de lutte visant à unir la minorité anarchiste avec d’autres catégories sociales.

La révision théorique apportée dans les années 80 à la méthode insurrectionnelle naissait du refus des structures rigides organisationnelles formelles et de synthèse que beaucoup d’anarchistes se sont donnés, surtout par le passé, et qui survivent aujourd’hui dans une position toujours plus marginale, comme par exemple en Italie la Federazione Anarchica Italiana. Avec l’analyse des changements intervenus dans la production capitaliste entre la fin des années 70 et le début des années 80, les dissociations et les choix de « repenti » de nombreux.ses camarades qui avaient auparavant participé à la lutte collective contre l’État, et la sensation de défaite et de pacification des années 80, des compagnons italiens ont proposé une modalité d’intervention dans la réalité des luttes qui se démarquait de l’anarchisme rassis des fédérations et grandes sigles.

En réponse à ces vieilles formes d’organisation sclérosée, l’approche insurrectionnelle de l’anarchie proposait de fonder les luttes sur quelques principes de base : l’auto-organisation, la conflictualité permanente, les groupes d’affinité et l’attaque, afin de créer les meilleures conditions de base pour une insurrection de masse. Mais l’auto-organisation, la conflictualité permanente, l’affinité et l’attaque sont depuis toujours les méthodes d’une certaine façon de vivre l’anarchie, qui a toujours existé aux marges des grandes organisations, et il y a d’innombrables exemples historiques de comment les ennemi.e.s de l’autorité se sont toujours organisé.e.s de cette manière pour conspirer contre le pouvoir, d’ailleurs sans besoin de support populaire ni de grandes théories sur le sujet. Ce sont tout au plus les grandes organisations, avec leur rigidité, qui sont intervenues à un certain moment de l’histoire pour canaliser et atténuer une partie de ce spontanéisme anarchiste. On pourrait donc se demander d’où sort le besoin d’écrire des pages et des pages de théorie sur la signification des groupes d’affinité et de l’organisation informelle (par ailleurs dans des termes souvent assez abstraites), quand en réalité cela n’a rien de nouveau et il suffirait de redécouvrir certaines expériences historiques de lutte du mouvement anarchiste mais aussi d’autres mouvements, pour rendre immédiatement compréhensible ce qu’on entend et ramener les termes du discours sur un terrain concret.

Il est vrai que ces concepts fondamentaux ont été mis de côté par les franges les plus bureaucratisées de l’anarchisme, qui ont crée des fédérations stables, semblables à des syndicats et à des partis freinant l’initiative des individus. D’où peut-être la nécessité, dans ce contexte historique particulier là, de redéfinir l’insurrectionnalisme, de façon à porter une rupture avec les anciennes méthodes et réaffirmer la possibilité d’autres façons de s’organiser, plus « informelles », précisément. Mais, comme on le verra, la méthode insurrectionnelle elle aussi, justement à cause des objectifs qu’elle se donne, n’est pas exempte du risque de mettre des limites et de donner des directives sur la bonne voie à parcourir.

Au delà des aspects cités (affinité, auto-organisation, attaque), qui ont toujours appartenu aussi à l’anarchisme individualiste, ce qui caractérise l’approche insurrectionnaliste est sa volonté d’interagir avec la société, à travers le projet insurrectionnel. Ayant comme horizon idéal la révolution sociale, un des fondements de l’insurrectionnalisme est en effet précisément la nécessité de lutter avec les « gens », c’est à dire avec des personnes avec lesquelles il n’y a pas d’affinité pré-existante, chose qui comporte toute une série de difficultés et de contradictions.

À une époque, comme aujourd’hui, de paix sociale diffuse, les personnes qui à un moment donné de leurs vies se mobilisent contre quelque chose, sans avoir une conscience plus élargie des rapports de domination, le font pour des raisons éminemment égoïstes et contingentes. Des personnes qui n’ont jamais bougé le petit doigt pour contrer les différentes « injustices » qui les entourent, sont tout à coup, dans certains cas, prêtes à se mettre en jeu si ces injustices touchent à quelque chose qui concerne leurs nécessités de base (salaire, maison, travail, etc.). Dans la plupart des cas, ces personnes sont intéressées seulement par la question spécifique qui les concerne et elles ne partagent pas notre analyse du monde, nos aspirations révolutionnaires ou nos méthodes, qu’elles considèrent comme trop extrémistes, contre-productives ou incompréhensibles, peu portées sur le dialogue et donc peu enclines à charrier des résultats immédiats.

D’habitude, ces contradictions sont gérées de deux façons par les anarchistes qui s’engagent dans des luttes sociales avec des personnes avec qui ils n’ont pas d’affinité. Je suis bien entendu obligé de schématiser, puisque les positions ne sont pas toujours aussi nettes : il peut aussi y avoir des positions intermédiaires.

Dans la première approche, la seule qui soit acceptable à mon avis, il y a une transparence totale dans l’explication de son point de vue et de ses intentions, lorsqu’on lance une nouvelle lutte. Avec des discussions, des textes, des tracts, etc., les anarchistes montrent clairement leur analyse du monde et des rapports de domination, dépassant la lutte spécifique dont ils sont en train de s’occuper, et leur proposition est claire : aucune médiation ni procuration, la seule chose à faire c’est d’attaquer les responsables directs de l’oppression, avec l’objectif de subvertir complètement cet état des choses. Je ne vois aucune contradiction dans une approche de ce type : il y a là la volonté de laisser la porte ouverte pour de possibles nouveaux complices, mais sans se compromettre soi-même et ses idées. Des exemples passés ou présents de ce type d’approche sont la lutte contre la construction de la maxi-prison de Bruxelles, la lutte contre le CRA « Regina Pacis » à Lecce, la lutte contre l’expulsion du « Banc Expropriat » à Barcelone, des exemples, par ailleurs, qui sont approfondis dans le livre « Cuando se señala la luna ».

Mais malheureusement, il arrive que si on arbore cette transparence, les tant désirées franges « opprimées » de la société, parfois même celles-là qui sont les plus frappées par les projets qu’on essaye de contrer, ne s’approchent même pas, à part quelques cas isolés, et au final la lutte est menée par le seul groupe d’affinité anarchiste qui l’a entamée. Les « gens » préféreront plutôt se presser en masse aux portes de ces comités et ces associations qui proposent des méthodes plus typiquement démocratiques et moins radicales, avec des recours en justice, des actions médiatiques ou fortement spectaculaires.

Si la proposition de lutte n’arrive pas des anarchistes, mais ce sont ces dernier.e.s qui essayent de s’insérer dans une lutte qui existe déjà, c’est probable qu’en choisissant l’approche de la transparence, naissent tôt ou tard des conflits et des divergences, parfois insurmontables, avec les autres personnes qui y participent. Les discussions à propos de visions du monde si différentes ou sur la nécessité d’accepter tel ou tel autre compromis seront toujours plus tendues, celui qui aura le dessus dans la confrontation sera celui qui a une meilleur maîtrise de l’art oratoire, ou, plus probablement, celui qui dira les choses les plus sensées (du point de vue de la pensée dominante) et avec l’entrain nécessaire. Les personnes les plus éminentes du village ou du quartier jouiront, cela va de soi, de plus d’autorité, et leurs opinions seront mieux considérées que celles de ceux/celles qui, comme les anarchistes, raisonnent comme des extrémistes ou, plus banalement, arrivent d’ailleurs ou s’habillent en noir. Comment sortir de l’impasse s’il n’y pas de consensus sur ce qu’il faut faire ? Dans certains cas, les anarchistes essayeront de s’engager pour faire passer leur idée, exerçant des pressions et risquant de passer pour des autoritaires, ou bien il déserteront l’assemblée et continueront à s’organiser en dehors de celle-ci. Dans d’autres cas, elles/ils
finiront pour accepter certains compromis, qu’ils/elles justifieront à elles/eux-mêmes de différentes manières, certain.e.s que le temps leur donnera raison. Si une telle situation se prolonge pour un temps, ce qui l’emportera sera la frustration d’une des deux parties et bon nombre de personnes quitteront le groupe.

En ayant expérimenté dans la réalité à quel point cette approche ne marche souvent pas, ces dernières années des anarchistes insurrectionnalistes ont préféré adopter une approche gradualiste, d’édulcoration de ses idées. C’est sur ce type d’approche que se focalise ma critique.

L’objectif de certaines de ces tentatives, au delà de la question spécifique de départ, a été celui de construire le consensus et la confiance des gens sur la durée, afin de leur « apprendre » à adopter les méthodes anarchistes (auto-organisation, refus de la procuration, etc., comme si la liberté pouvait être enseignée) et les pousser graduellement vers une conflictualité plus forte. Cependant, là s’introduit le germe de la politique. Dans les faits, le gradualisme signifie cacher, au début, ses idées et intentions réelles et faire une série de compromis inacceptables, avaler cette potion amère dans l’attente de temps meilleurs. Cela signifie souvent l’adoption de certains moyens de la politique traditionnelle : le fait de brosser l’opinion collective dans le sens du poil ; cela signifie les demies-vérités, le populisme. Cela signifie de ne pas révéler ce qu’est son projet sur le long terme, mais de focaliser l’attention sur des revendications partielles que parfois on ne partage même pas, afin d’obtenir le consensus et la confiance des personnes présentes et arriver ainsi à son vrai objectif. Cela signifie souvent porter des jugements même sur celles/ceux qui n’adoptent pas sa méthode, puisque certaines pratiques (si elles ne sont pas réalisées aux moments et dans les lieux considérés comme appropriés) commencent à être vues comme contre-productives pour le lent travail de construction du consensus qu’on est en train d’accomplir dans un contexte donné.

Cette approche, adoptée dans les dernières années lors de nombreuses luttes sociales auxquelles ont participé des anarchistes, comporte des nombreuses critiques que je veux approfondir, à partir de la question de l’objectif final de la mise en pratique de cette méthode, l’horizon vers lequel on regarde : cette insurrection qui est le but plus élevé qui devrait justifier tous les compromis précédents.

Même si les principaux théoriciens de l’anarchisme insurrectionnel soulignent en permanence qu’on est là en train de parler d’une méthode et pas d’une théorie, la réalité est que l’insurrectionnalisme part de certains présupposés de base, de certaines hypothèses, d’objectifs de moyen et long terme, donc c’est une théorie.

L’objectif à moyen terme est de créer des moment de rupture et de diffuser une plus grande conflictualité. Les luttes spécifiques, même si on n’en partage pas jusqu’au bout les revendications, sont, pour les anarchistes insurrectionnalistes, un tremplin pour un objectif plus élevé : la création d’un réseau de relations, la diffusion de pratiques d’auto-organisation et de conflictualité contre le pouvoir, l’élévation du niveau de conflit, dans une perspective visant le futur. La méthode insurrectionnelle a, dans le moyen terme, l’objectif de voir la diffusion de cette méthode elle-même. « La chose importante d’une méthode, la possibilité que sa mise en œuvre ait un sens, c’est sa possibilité de généralisation » (Cuando se señala la luna).

À mon avis, dans les analyses et les pratiques insurrectionnalistes on donne une attention excessive à la méthode, au détriment des motivations qui poussent à lutter, de l’analyse de la réalité et de ses rapports de domination, de la tension qui nous pousse, de la prise de conscience. « Ce qui compte, c’est la méthode » (A.M. Bonanno). Mais qu’est ce que c’est une méthode si elle est séparée des motivations et des objectifs qui poussent les mains, le cœur et la tête à l’action ?

La centralité du projet insurrectionnel est ce qui pousse de nombreux.ses anarchistes à participer à des luttes partielles et spécifiques, pour entrer en contact avec d’autres secteurs de la société. Si l’objectif évident, explicite, contingent, d’une mobilisation donnée est celui partagé avec ces groupes, petits ou grands, de personnes avec lesquelles on s’organise (empêcher des expulsions locatives, empêcher la construction d’une ligne à Haute Vitesse, d’un incinérateur ou d’un autre projet nuisible, etc.), il y a d’autres objectifs à moyen et long terme, dont ces mêmes personnes avec lesquelles on est en train de lutter n’ont pas connaissance et qui sont le mobile réel du projet insurrectionnel.

Il est vrai que ces luttes peuvent amener à des moments conflictuels, mais ceux-ci restent éphémères si les personnes qu’y participent ne développent pas une critique plus large et plus approfondie de l’existant – et souvent cela ne se passe pas précisément à cause de la volonté des anarchistes de « se limiter aux choses pratiques » et de ne pas s’aliéner trop de sympathies. Se contenter de quelques « moments de rupture » occasionnels dans lesquels sont présents aussi des habitant.e.s du quartier ou du village (souvent une présence minoritaire et passive), face à des mois ou des années d’assemblées creuses et de compromis de toute sorte, signifie jouer une partie au rabais. Le moment conflictuel motivé par une contingence, si entre-temps il n’y a eu aucun développement de réflexion et de conscience dans l’esprit de celles/ceux qui y participent, retournera bientôt à la normale et ceux/celles qui y ont participé retourneront sans trop de questionnements à mener leur vie d’engrenage du système.

Cela est inévitable, par ailleurs, si l’accent est mis uniquement sur la méthode et non pas sur les motivations plus profondes pour lesquelles ça vaut la peine de lutter. On est confronté ici, dans toute sa splendeur, à l’héritage de la mentalité de gauche et du matérialisme historique, dans les luttes à aspiration insurrectionnelle, qui fonctionnent sur la recherche du consensus à tout prix. Le choix du terrain d’intervention porte souvent sur la satisfaction de besoins matériels fondamentaux des personnes les plus démunies, leur nécessité d’un toit, d’un travail, d’un permis de séjour. Des luttes qui peuvent facilement aboutir dans des positions ambiguës si elles ne sont pas accompagnées par un discours explicite de refus du travail, de l’État et de ses lois, des papiers d’identité, etc., du système dans son ensemble, un refus qui n’est sûrement pas partagé par toutes les personnes qui y participent. Cela paraît ne pas être perçu comme un problème insurmontable, avec le résultat d’une ambiguïté de fond dans les revendications, qui semblent souvent confirmer ou renforcer l’idée que le problème n’est pas tellement l’État, mais plutôt l’inefficacité de l’État à satisfaire les besoins fondamentaux des personnes. On finit ainsi par favoriser sans le vouloir une plus grande dépendance du système, au lieu de la nécessité de sa destruction pour la liberté de chacune/chacun.

Souvent, ces luttes sont centrées sur le rapport avec les personnes qui sont exclues des privilèges matériaux des riches sociétés occidentales, pas tellement et pas seulement parce qu’on partage les mêmes problématiques sociales qu’elles, ou qu’on les ressent avec empathie même si on ne le vit pas, mais parce que de par leur situation sociale et économique elles sont considérées comme de potentielles sujets révolutionnaires (ou « insurrectionnels ») et on veut donc obtenir leur confiance.

Par ailleurs, quel espace est laissé, dans ce genre de luttes, à la réflexion sur les désirs, les nécessités existentielles, l’envie d’une vie pleine et satisfaisante aussi à un niveau personnel et relationnel, au-delà de la satisfaction des besoins matériels ? Presque aucun.

Dans la pratique, cette façon de s’organiser prévoit des groupes plus restreints, constitués par peu de personnes liées par une profonde connaissance et confiance réciproque (groupes d’affinité) et des groupes plus élargis, où sont associés des anarchistes et d’« autres exploité.e.s » (noyaux de base, coordinations) et cela se déroule dans une série d’assemblées et réunions plus ou moins élargies qui souvent reproduisent les mécanismes néfastes typiques à l’assemblée : leaderisme, dynamiques de pouvoir, lenteur et perte de temps… À un point qu’on peut parfois se demander qu’est ce qu’il reste d’informel dans une structure de ce type.

L’objectif à long terme, implicite, sous-tendu, le rêve qui ne se réalisera peut-être jamais, c’est l’insurrection généralisée, qui, dans le meilleur des cas, pourrait porter à la tant désirée Révolution Sociale.

Provoquer l’insurrection des grandes ou petites masses, tous ensemble à un moment donné. Ou, en alternative, être prêt.e.s à les guider au cas où cela ait lieu indépendamment de notre volonté, pourvus à l’avance d’un « projet » – essayant ainsi de gagner la compétition avec d’autres factions politiques qui veulent s’emparer du contrôle des foules (et du pouvoir). La tension anarchiste devient ainsi une énième faction politique parmi les autres.

« Ces moments-là sont le puissant projecteur qui rend réalisable un projet révolutionnaire et anarchiste, mais ce projet, même si seulement dans ses lignes méthodologiques, doit exister à l’avance, il a fallu l’ avoir élaboré à l’avance, même si ce n’est pas dans tous ses détails, et il a fallu, dans la mesure du possible, l’avoir expérimenté » (A. M. Bonanno, « Anarchismo insurrezionalista »).

On lutte aujourd’hui, sans attentes inutiles, même sur des questions minoritaires par rapport aux nœuds stratégiques réels de la domination, mais projeté.e.s « vers une possible réalisation future ». « Il n’y a pas de projet sans une foi dans le futur ». « L’insurrectionnalisme anarchiste comme projet et comme action qui n’est jamais accompli jusqu’au bout, puisqu’il s’adresse continuellement vers le futur ». (A. M. Bonanno).

Une méthode, une stratégie, n’ont pas de raison d’exister si ce n’est pas comme hypothèse pragmatique visant la réalisation d’un objectif. Dans ce cas, l’objectif est la réalisation de cette chère vieille Révolution Sociale, ou, du moins, l’Insurrection (laquelle, parfois, n’est pas imaginée comme prélude à une possible révolution, étant donné qu’il y a aussi de ceux/celles qui n’y croient plus, et on se contenterait d’un peu de saine destruction nihiliste). Mais ici on parle de l’insurrection de qui contre qui ? Dans quel but ? Avec quelles motivations ? Dans l’analyse insurrectionnaliste, cela semble importer peu. Les pages concernant l’Insurrection, dans de nombreux textes anarchistes, sont souvent des morceaux de pure poésie, des envolées lyriques de l’imagination à propos de comment tout moment d’insurrection signifie la rupture de tout rapport social préétabli, de toute barrière mentale, et c’est aussi un possibilité illimitée de revanche.

Nous ne voulons pas nier la joie de voir et de participer, ensemble avec des centaines d’autres personnes, à des affrontements avec la police ou à l’incendie de portions de la ville, même si ce n’était que pour une journée, mais se faire des illusions sur le fait que cela mène à un changement social dans le sens libertaire, c’est autre chose. Un bon nombre des moments insurrectionnels, d’ailleurs toujours plus rares, éclatés ces dernières années dans les métropoles occidentales, ont eu plutôt la fonction d’exutoire ponctuel pour des nombreuses personnes exclues, exploitées ou discriminées, avant leur retour complet à la quotidienneté des rapports de domination, suite aux premières doses de répression.

D’autre part, on ne peut pas séparer un événement des motivations l’ayant provoqué ; pourtant c’est l’erreur que beaucoup d’anarchistes font, en continuant à mettre l’accent seulement sur la méthode et pas sur les motivations qui poussent à l’action. Comment nous positionnerions-nous si l’insurrection contre le gouvernement éclatait parce que celui-ci est considéré comme n’étant pas assez présent (le postulat, par exemple, de celles/ceux qui réclament le « droit à une maison ») ? L’image de masses de sous-prolétaires qui pillent des magasins d’électronique pour s’approprier eux/elles aussi des ordinateurs et téléphones portables de dernière génération est-elle négative ou positive ? Et si ce qui pousse des groupes de personnes économiquement déshéritées vers l’insurrection était le refus raciste d’accueillir d’autres personnes, immigrées sur leur territoire, parce que perçues comme une menace dans la compétition pour le travail ? Quoi penser de l’insurrection contre le gouvernement qui a eu lieu il y a quelques années en Ukraine, poussée certes par une frustration sociale généralisée, mais aussi par des aspirations pro-UE sûrement pas partageables, en plus du fait qu’elle a été étroitement liée avec des groupes néonazis et d’extrême droite ? Pense-t-on vraiment que l’insurrection a nécessairement un esprit anarchiste ou qu’elle puisse facilement y être canalisée ?

Parfois, l’analyse insurrectionnaliste court le risque de tomber dans l’exaltation du geste rebelle en soi, au-delà de ses motivations ; notamment dans l’exaltation du geste rebelle accompli par de nombreuses personnes en même temps. Néanmoins, quand des émeutes violentes éclatent aujourd’hui dans le monde occidental, c’est souvent une réaction à une situation réitérée de violence, de discrimination et d’abus subie par une catégorie sociale donnée, ou bien par le désir frustré des exclu.e.s d’accéder au monde brillant de la marchandise, de l’argent et de la richesse matérielle, accessible à d’autres classes sociales. Bref, par le désir d’inclusion dans ce monde capitaliste pourri que nous voudrions au contraire détruire.

Comme nous le montrent plusieurs exemples historiques et aussi récents, les insurrections peuvent éclater pour des raisons complètement différentes et elle peuvent avoir une impulsion libertaire aussi bien que réactionnaire. En tout cas, il s’agit de mouvements normalement spontanés et imprévisibles et non pas crées à dessein par une minorité dans un moment dans lequel il n’y a aucune fermentation sociale réelle. Le projet de ne pas se retrouver sans préparation et avoir les idées claires sur quoi faire au cas où se déclenche, pour une raison quelconque, une émeute populaire sur son territoire, est correct et valide, mais ici on est en train de parler de quelque chose de diffèrent.

Le fait de décider d’investir toute son énergie dans des luttes d’un certain type, préférées à d’autres parce qu’on pense qu’elles pourraient impliquer plus de monde et ont plus de possibilités de provoquer dans un bref délai des situations locales de conflit avec les autorités et peut-être par le futur une insurrection élargie, reste souvent un sous-tendu qui n’est pas discuté ni problématisé. L’objectif idéal non explicité est celui d’arriver au Grand Soir avec une autorité reconnue parmi les « personnes exploitées », de façon à pouvoir être à la tête de l’insurrection grâce à la présence d’un milieu élargi de personnes qui nous connaissent et qui seront donc prêtes à suivre nos instructions.

Ces postulats comportent des choix. Dans la perspective insurrectionnelle, qui en gros est fondée sur une foi messianique dans le futur (c’est vraiment probable que ça sera vraiment nous qui donnerons vie à un mouvement insurrectionnel ? Ou que cela se produise précisément dans le quartier où nous avons développé nos relations pendant des années ?), le choix de comment utiliser au mieux son énergie se porte sur la décision de participer de façon continue à certains types de luttes avec des personnes avec qui on n’a pas d’affinité – des luttes qui, soit dit en passant, ne garantissent pas les résultats escomptés – au lieu d’employer son énergie dans un projet individuel d’attaque à la domination, ou dans son propre groupe d’affinité, dont l’importance est au contraire amoindrie :

« L’élément qui caractérise ce projet, au-delà des mots ou des motivations qui le rendent plus ou moins approfondi analytiquement et efficace pragmatiquement, est donné par la présence des exclus, c’est à dire des gens, bref des masses, plus ou moins importantes numériquement (…). La participation des masses est donc l’élément de base du projet insurrectionnel et, étant donné que celui-ci part de l’affinité de chaque diffèrent groupe anarchiste y participant, elle est aussi l’élément de base de cette même affinité, qui resterait de la pauvre camaraderie d’élite si circonscrite à la recherche réciproque d’une connaissance personnelle plus approfondie entre compagnons » (A. M. Bonanno).

Au delà de tout, pourquoi une ou deux journées d’affrontements généralisées, auxquelles on arrive (dans la meilleure des hypothèses) après des années de mobilisation croissante, devraient avoir plus de valeur que des centaines d’actions directes menées de façon diffuse par différents groupes d’affinité ? Les projets et les actions réalisés par des individus ou des groupes anarchistes ne pourraient-ils pas, en plus d’avoir de la valeur en eux-même, être eux aussi une source d’inspiration à l’action pour d’autres personnes à l’esprit rebelle ? Cela ne me paraît pas une hypothèse plus improbable que de penser qu’à partir d’une lutte de quartier puisse naître une insurrection qui mènera à l’anarchie.

On a parfois l’impression que beaucoup d’anarchistes souffrent d’un complexe d’infériorité qui les amène à évaluer avec différents paramètres la valeur d’une action directe, selon si celle-ci est réalisée par des anarchistes ou par des personnes « lambda », en donnant un poids énormément plus grand à ce dernier cas. Les mêmes pratiques conflictuelles qui sont déjà régulièrement appliquées, collectivement ou par petits groupes, par celles/ceux qui se définissent anarchistes, semblent acquérir une énorme plus-value si enrichie par la présence de quelque autre individu qui n’est pas définissable en ces termes. Encore une fois on tombe dans l’idéalisation de la classe sociale exploitée… Quand enfin ça arrive de trouver un.e complice inattendu.e, on le/la met sur un piédestal au lieu de la/le considérer au même niveau que nous, réitérant ainsi cette division parmi les rebelles qu’on voulait éliminer.

Un autre problème de fond, très important, de l’approche insurrectionnelle, touche précisément au rapport avec les personnes avec lesquelles on est en train de lutter, apparemment pour une quelconque question qui les concerne. La méthode insurrectionnelle considère en réalité ces personnes comme les pions d’un jeu plus grand. Mais est-ce que ces personnes savent qu’elles font partie d’un projet à nous qui est plus large et à plus long terme ? Est-ce qu’elle le partagent ? Ne serait-on pas en train d’instrumentaliser leurs besoins et leurs difficultés ? Ne serait-on pas en train de faire de la politique et d’agir comme des avant-gardes, si on a des arrières-pensées, même si on pense que c’est « pour le bien » du peuple ? Ne serait-on pas en train de se poser dans une position de supériorité par rapport à ces personnes, si on les considère trop ignorantes pour comprendre ce qui est réellement en jeu et en se comportant comme si on devait leur apprendre quelque chose (comment s’organiser, comment lutter, ce qui est mieux pour elles) ? On assiste ici à la séparation entre éthique et politique, et c’est la deuxième qui l’emporte nettement.

Pour moi, vivre l’anarchie signifie bien sûr aspirer à la subversion totale de ce monde et à la destruction de toute forme de domination, mais sans que les aspirations utopiques – les « fantômes » – prennent le dessus sur la réalité et sur mon intégrité individuelle. Ce qui est important c’est de commencer à mettre en pratique l’anarchie dès à présent, se reconnaître en tant qu’individus et reconnaître les autres en tant qu’individus, se libérer des entraves posées par les constrictions sociales, créer des relations différentes fondées sur la transparence et l’horizontalité, se donner les moyens de prendre des décisions en autonomie et arrêter de déléguer sa vie, commencer à couper sa dépendance du système, trouver des complices et attaquer le pouvoir avec tout moyen… Cela comprend le fait de se libérer soi-même de la politique, des relations fausses et hypocrites, du calcul sournois, faire de sa vie un terrain de lutte constante où il n’y a pas de séparation entre lutte et vie, exactement le contraire de la logique de la lutte comme spécialisation et comme politique.

Si les moyens que l’on se donne doivent correspondre à nos fins, alors fonder nos relations sur les non-dits, les faussetés et l’opportunisme ce n’est certes pas un jolie carte de visite pour illustrer notre idée d’anarchie. L’hypocrisie implicite dans un certain type d’intervention dans les luttes sociales, dictée par une arrière-pensée qui reste cachée aux « exploité.e.s » est évidente dans un passage comme celui-ci, qui confirme aussi quelques-unes des critiques précédentes :

« D’un autre côté, quand on intervient dans des luttes de masse, dans des affrontements pour des revendications intermédiaires, ne le faisons-nous pas presque exclusivement afin de suggérer notre patrimoine méthodologique ? Que des ouvrier d’une usine demandent du travail et cherchent d’empêcher des licenciements, qu’un groupe de sans-abris essaye de se faire donner un toit, que les détenus fassent grève pour une vie meilleure dans les institutions pénales, que les étudiants se rebellent contre une école sans culture, tout cela ne nous intéresse que jusqu’à un certain point. Quand nous participons à ces luttes en tant qu’anarchistes, nous savons très bien que, peu importe comment elles finissent, le retour en terme quantitatif, c’est-à-dire de croissance de notre mouvement, est très relatif. Souvent, les exclus oublient même ce que nous sommes, et il n’y a aucune raison de se souvenir de nous, encore moins si c’est basé sur la gratitude. En effet, à diverses reprises on s’est demandé ce qu’on fait nous, en tant qu’anarchistes et révolutionnaires, au beau milieu de ces luttes revendicatives, nous qui sommes contre le travail, contre l’école, contre toute concession de l’État, contre la propriété et même contre toute forme d’arrangement qui puisse octroyer une vie meilleure dans les prisons. La réponse est simple. Nous y sommes parce que nous y portons une méthode différente ». (A. M. Bonanno).

C’est une vaine illusion que de penser pouvoir libérer les masses en général. Certains individus ont un esprit indomptable et souffrent plus que les autres des chaînes que la domination leur a mis aux poignets. Ils convoitent la liberté et le sauvage. D’autres individus aiment leur chaînes et ne supportent pas de vivre sans quelqu’un.e qui les guide, qui leur donne sécurité, stabilité, certitudes, routine, même au prix de leur liberté. Ces personnes ne possèdent pas la volonté de changer leur condition, même quand elles peuvent le faire et elles préfèrent défendre le système qui les soumet, puisque pour elles une vie de servitude est préférable à l’incertitude de la révolte. Ces personnes, on le trouvera toujours en face de nous au moment de la rébellion. Ce qui nous pousse à nous mettre en jeu ce n’est pas un instinct philanthropique, mais avant tout le désir de nous libérer nous-même de nos chaînes. Pour cela nous revendiquons le fait d’être anti-sociaux et nihilistes contre la civilisation.

Quel espace est laissé à notre individualité dans un projet politique tel l’insurrectionnalisme, basé sur le calcul ? Vraiment peu. On devrait laisser de côté notre individualité pour devenir plus compréhensibles pour les personnes lambdas, puisqu’il faut faire les choses graduellement, nous dit-on, ou dans le cas contraire on ne nous comprendra pas. On devrait mettre de côté nos aspirations les plus élevées et retourner nous occuper exclusivement des besoins de l’estomac. Dans la perspective d’une lutte menée avec le reste de la société, des questions comme la domination technologico-militaire, la dévastation écologique et l’exploitation animale d’habitude sont laissées complètement de côté, peut-être parce que considérées comme des problématiques typiques de personnes privilégiées, face à la priorité de l’oppression économique et classiste, ou parce que considérées comme difficilement compréhensibles par la plèbe, jugée ignorante et insensible.

Comme si notre misère existentielle et matérielle n’était pas liée aussi à tout cela et comme si la sphère sociale humaine était suspendue dans une bulle au dessus de la planète où elle se trouve et aux relations avec les autres êtres vivants, dont elle dépend. On nous dit d’adapter nos discours à la désolation de la réalité actuelle et d’être réalistes, puisque c’est le seul moyen pour nous faire comprendre. Notre vrai « moi », nos vraies pensées, on peut toujours les vivre dans notre imagination, le soir, dans un état de demi-sommeil avant de nous endormir, après avoir terminé notre journée de « vraie » militance.

On devrait renoncer même à nos désirs les plus immédiats, l’attaque contre l’existant dictée par la volonté de satisfaire un désir intérieur et non pas par un calcul politique sur le long terme. Selon la théorie de l’attaque diffuse, l’action directe se doit d’être anonyme et menée avec des moyens simples, avec un objectif compréhensible par tout le monde, mieux si insérée dans une lutte sociale déjà en cours, parce que seulement de cette façon elle est « appropriable et reproductible » par « tous les exploités » (vain espoir). Certain.e.s anarchistes, qui ont transformé en un dogme ce qui n’était qu’une proposition de l’approche insurrectionnaliste avec le but d’avoir peut-être une meilleure efficacité dans l’action, en sont arrivés à penser qu’une action qui ne rentre pas dans ces critères, c’est-à-dire qui est trop en avant par rapport à l’époque, ou en dehors d’un contexte, ou non compréhensible pour les non-anarchistes, est même carrément contre-productive.

« Ces attaques doivent choisir des objectifs liés à l’oppression quotidienne, reconnaissables par tout le monde, et être comprises facilement. De là dérive une critique intéressante des communiqués de revendication et des choses de ce genre : si une attaque, un sabotage, une action quelconque doit être expliquée à travers de longs communiqués (qui en général ont l’effet contraire, parce que écrits dans un langage complètement incompréhensible même pour les compagnons et les compagnonnes), c’est parce que, visiblement, cet objectif n’a pas été bien choisi, puisque une action devrait parler par elle-même et de façon immédiate (c’est à dire, sans médiateur). On peut dire la même chose pour le fait que l’attaque doive être anonyme : elle n’appartient à personne, mais elle appartient à toutes ces personnes qui l’applaudissent, la partagent, la mèneraient ». (Cuando se se señala la luna)

Quel sens cela a-t-il de limiter, dans son agir, le choix des objectifs à attaquer, le moment de leur réalisation, la signification qu’on veut leur donner, pour que plus de monde puisse nous applaudir ? L’expression utilisée dans le livre cité est appropriée, puisqu’on a l’impression que souvent les grands résultats exhibés par certaines luttes sociales se réduisent précisément à ça – non pas à plus de personnes qui, sur une longue période, se radicalisent et se mettent en jeu par elles-mêmes dans des pratiques conflictuelles, mais à plus de personnes qui, sur une courte période, applaudissent ce que les anarchistes font, ce qu’elles/ils font depuis toujours et feraient de toute façon (et parfois ils/elle le font moins bien justement parce que limité.e.s par leur recherche du consensus) – et qui vont ensuite retourner voter et faire des démarches légales dans des tribunaux juste après. Le besoin d’avoir une légitimation sociale pour attaquer le pouvoir est peut-être un autre symptôme de ce manque de confiance en soi et de ce sentiment d’infériorité qui continue à toucher une partie du mouvement anarchiste et dont il est bien l’heure de se libérer, pour recommencer à être des épines dans le pied, et pour de vrai.

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