Spoleto (Italie) : Bas les masques !

La Nemesi / vendredi 30 juin 2023

L’audience du tribunal de Pérouse pour décider de la surveillance spéciale contre un compagnon anarchiste de Spoleto est terminée. Elle était publique et le compagnon a fait une déclaration. Les juges se sont retirés pour décider de l’application ou pas de la mesure de surveillance spéciale et ont annoncé que le temps qui leur faudra pour « définir la mesure » est de 90 jours. Des mises à jour suivront.

Bas les masques !
Déclaration lue pendant l’audience pour la surveillance spéciale, le 30 juin, à Pérouse

Je voudrais commencer par citer la déclaration devant le tribunal d’un compagnon pour lequel j’ai beaucoup d’affection.
« Les procès ont toujours été l’un de nos meilleurs moyens de propagande. Et le banc des accusés a toujours été la plus efficace et, qu’on me le laisse dire, la plus glorieuse des tribunes »(1). Ce sont des mots d’Errico Malatesta et l’audience est celle du 29 juillet 1921, à la Cour d’assise de Milan. Malatesta, avec d’autres anarchistes et syndicalistes, était accusé d’être rien de moins que l’un des instigateurs, aussi par le biais du journal anarchiste Umanità Nova, de la saison révolutionnaire appelée biennio rosso [les deux années 1919-1920, caractérisées en Italie par d’importantes grèves, occupations d’usines et de terres, émeutes et tentatives révolutionnaire ; NdT]. Cela devrait peut-être rappeler quelque chose à madame le procureur Comodi [le proc de l’affaire Sibilla ; NdT].

Malgré l’attitude fière et impénitent des inculpés (lors d’une autre audience, le 27 juillet, Malatesta avait déclamé : « Messieurs les jurés ! Je suis un repris de justice, l’histoire de mes rapports avec l’autorité est longue et ennuyante » et « vous dire que j’admets la lutte des classes c’est comme vous dire que j’admets les tremblements de terre et l’aurore boréale »(2)), eh bien, les compagnons furent touts acquittés.

Faisons un petit pas en avant dans le temps. On est en 1923, deux ans après, Mussolini est déjà le chef du gouvernement et le tribunal est celui de Rome. A la barre, il y a les dirigeants du Parti Communiste. Ici aussi, les inculpés ont une attitude insolente vis-à-vis des juges et de la justice bourgeoise, en déclarant qu’ils sont un mouvement révolutionnaire, non pas une association de malfaiteurs, et que, du coup, leur conduite n’aura jamais une dimension judiciaire ; ils refusent donc d’en appeler aux « abstractions d’un libéralisme creux, pour notre droit à être épargnés », selon la déclaration faite au tribunal par Bordiga (3). Cependant, cette fois aussi, tout le monde a été acquitté.

Je cite ces deux « précédents », pour ainsi dire, très lointains, parce que je tiens à fixer un concept. Les tribunaux spéciaux fascistes sont nés, sur le plan strictement judiciaire, comme un instrument pour éviter des acquittements de ce type. Il y a des époques de l’histoire où la guerre entre les classes impose à la justice d’utiliser des instruments qui, affranchis de la dialectique d’un procès, peuvent viser à la liquidation d’un ennemi certain et déclaré, sans passer par les procédures ordinaires.

Je n’aime pas me plaindre, ni exagérer. Je ne vais donc pas dire que nous sommes dans le fascisme ou que celle qu’on veut m’appliquer est une mesure fasciste. En plus, les mesures de prévention sont beaucoup plus anciennes : elles remontent aux Lois anti-anarchistes – un nom tout à fait éloquent – du gouvernement Crispi, de juillet 1894. Trois lois qui aggravaient les infractions liées à la possession de matériel explosif, sanctionnaient pour la première fois les délits de provocation aux crimes et délits et ceux d’apologie, même exprimés par le moyen de la presse, et pour finir incluaient un nouveau texte appelé « Dispositions de sûreté publique » (déportation, assignation à résidence).

Comme madame le procureur Comodi le sait très bien, parce qu’elle a essayé de le faire disparaître, dans le journal anarchiste Vetriolo on a écrit qu’on est en train d’aller vers un tournant autoritaire de type nouveau. L’une des caractéristiques du régime autoritaire du nouveau millénaire est la nature multipolaire, plurale, de sa forme politique. Il n’y a pas de parti unique au pouvoir, on peut voter qui on veut, de toute façon les politiques structurelles restent inchangées : celles qui sont liées à la guerre, à la boucherie sociale, à la répression.

Le nouvel autoritarisme n’est pas de type politique, mais il est le résultat de la domination de la raison technique, du coup c’est la nécessité de l’algorithme, au fond, qui gouverne ; l’organisation politique volontaire, subjective et partisane ne peut pas en déplacer l’axe. Depuis plus d’un an, on demande des grands sacrifices aux classes pauvres, afin de combattre une guerre de civilisation contre les autocraties, mais on ne voit pas que, chaque jour qui passe, notre société ressemble justement un peu plus à la Russie de Poutine. Simplement, à ce tournant de l’histoire, ce type-là d’État est objectivement l’organisme plus apte, du point de vue de l’évolution, à faire face aux défis des crises générées par le capitalisme.

Le nouvel autoritarisme n’est donc pas fasciste, il n’y a pas un parti-régime, ni un chef, un Duce qui le dirige. Au contraire, il est impersonnel et imprègne les différents gouvernements et les pouvoirs autonomes de l’État. Sur le plan répressif à proprement parler, son fer de lance est l’intégration dans le cadre de l’anti-mafia des apparats de la police politique. Qu’on pense que l’homme qui porte la plus grande responsabilité pour ce chef d’œuvre répressif est aujourd’hui député de l’opposition, plus précisément du Movimento 5 stelle.

L’exemple le plus retentissant de ce délire liberticide est sans doute le transfert, l’année dernière et pour la première fois dans l’histoire, d’un anarchiste dans le régime pénitentiaire 41-bis, une affaire qui a fait les gros titres grâce à la lutte héroïque d’Alfredo Cospito, qui est resté en grève de la faim pendant six mois, et au mouvement de solidarité qui s’est exprimé en Italie et à l’étranger.

A sa petite échelle, la procédure qui se déroule aujourd’hui est issue de la même logique. La note informative sur laquelle s’appuie le Parquet pour demander l’application de la surveillance spéciale à mon encontre est issue d’un contrôle de la Guardia di Finanza [la police douanière et financière italienne ; NdT] de 2021, dans le cadre de l’activité habituelle visant à chopper quelque personne à qui appliquer des mesures de prévention anti-mafia. Un glissement de compétences qui arrive vraiment au paradoxe, puisque on en vient au point que la Guardia di Finanza utilise son temps et son argent non pas pour poursuivre les mafieux et les évasions fiscales (comme le voudrait la désinformation idéologique qui passe sur tous les médias), car jamais elle prend le risque d’offusquer, ne serait-ce que timidement, la morgue de messieurs les riches, mais pour demander une mesure de prévention anti-mafia pour un ouvrier anarchiste qui gagne 450 euros par mois.

Après avoir échoué avec d’autres moyen, c’est seulement aujourd’hui que le procureur récupère cette note informative, vieille de deux ans. Incapable de me faire arrêter pour provocation aux crimes et délits, ne pouvant pas fermer la bouche au journal anarchiste Vetriolo par la voie judiciaire, dans un contexte de guerre et de sacrifices, qui peuvent favoriser des expressions de mécontentements parmi la population, dans la foulée de la perturbation à l’ordre public provoquée par la lutte en solidarité avec Alfredo Cospito, le Parquet de Pérouse essaye d’obtenir par une mesure administrative ce qu’elle n’a pas pu obtenir avec ses instruments habituels. Cette requête peut être exposée de la manière la plus froide, la plus technique et impartiale possible, mais c’est de ces délits qu’on parle – des délits de presse, de provocation – et c’est de ces mesures qu’on parle – assignation à résidence, mesures de prévention ; en somme : du Crispi et du Mussolini. Chacun choisit l’histoire dont il veut être l’héritier, pour ma part j’ai fait mon choix il y a longtemps.

Comme pour les procès de 1921 et de 1923 que j’ai cité (c’est bien vrai que la tragédie historique se répète en farce !) la tentative que les Parquets de différentes villes d’Italie mettent en place, avec les nombreuses requêtes de surveillance spéciale pour des anarchistes, est de trouver un terrain où venger les débâcles de leurs procédures judiciaires. Un terrain où un pacte institutionnel tacite permette de liquider l’opposition sociale sans les garanties qui sont normalement accordées dans des procès ordinaires.

Une caractéristique dystopique de la surveillance spéciale est que celle-ci ne s’applique pas à partir du casier judiciaire, mais à partir des informations de police. C’est-à-dire des suspicions. Étant donné que l’activité de soupçonner est une prérogative subjective de celui qui soupçonne, comment pourrait la personne soupçonnée contester quoi que ce soit ? La dystopie au pouvoir.

Et alors, si les choses vont ainsi, autant renoncer à me défendre. Au contraire, je tiens à dire que je suis fier d’avoir attiré des si nombreuses suspicions, en 36 ans de vie. Je suis un ouvrier paresseux, avec une maîtrise en philosophie, je connais la misère de la condition salariale et j’ai les instruments intellectuels de la critique sociale. Du coup, si je suis devenu un ennemi mortel de l’organisation sociale actuelle, cela est sûrement arrivé alors que j’étais en pleine possession de mes capacités de jugement.

Puisque j’estime être une personne intellectuellement honnête, la seule chose que je demande est d’être traité avec la même franchise avec laquelle je m’adresse toujours à mes interlocuteurs, même à mes ennemis. Ce qui n’est vraiment pas acceptable est le refoulement de la nature idéologique de la procédure judiciaire d’aujourd’hui.

Je dis cela avec un énorme respect envers quiconque se positionne en contradiction avec le régime de la propriété privée, mais je ne suis pas un cleptomane : je suis un anarchiste.

Bas les masques !

La seule chose dont on discute, en réalité, aujourd’hui, est d’empêcher ma militance « politique ».

La surveillance spéciale n’a pas pour but de m’empêcher d’aller voler l’argenterie dans l’appartement d’à côté, mais de m’empêcher d’aller à une manifestation, de participer à des assemblées et à des débats, de présenter des livres et d’assister aux présentations d’autres auteurs, d’entraver ma liberté de participer à un piquet de grève la nuit ou de pendre une banderole d’un pont, pour protester contre l’énième massacre dans les prisons (en effet, la liste de la police est pleine de rassemblements et manifestations non autorisés et de provocations aux crimes et délits).

Je disais qu’on n’est pas dans le fascisme, mais dans un nouveau type d’autoritarisme. Et, en effet, il y a une autre différence, très importante, entre notre code pénal et celui du fascisme. Le ministre Rocco, auteur du code pénal en vigueur encore aujourd’hui, semblait être inflexible sur un point : le refus de toute forme de récompense pour le repentir. De son point de vue, la trahison était un acte inconciliable avec les valeurs du fascisme. Sur ce point, la démocratie actuelle semble être plus immorale encore : elle a élaboré un supplice pénal structuré comme une usine à repentis, à vendus et à traîtres. Au point qu’aujourd’hui des mafieux qui ont dissout des enfants dans de l’acide sont libres (parce qu’ils ont envoyé en taule quelqu’un d’autre) et l’anarchiste Alfredo Cospito est en 41-bis. Cela ressemble plus, sur ce point, au système de l’Inquisition, dont le but principal n’était pas tellement de brûler les gens sur le bûcher, mais de les faire repentir, de sauver leurs âmes de l’enfer. Il est peut-être vrai que le chemin pour l’enfer est pavé de bonnes intentions, les miennes le sont à un tel point que je n’ai aucune intention de m’amender.

Si je serai placé sous surveillance spéciale, je ne m’en plaindrai pas, parce que j’aurai de la bonne compagnie, avec un grand nombre de compagnonnes et de compagnons pour lesquels j’ai une profonde estime – et des nombreux autres, trop d’autres, subissent bien pire. Ma vie n’a jamais été déterminée par mon intérêt personnel, sinon j’aurai fait des choix bien différents, mais par un fort sentiment de justice. J’ai la chance de pouvoir dormir paisiblement, la nuit. Comme on dit, je dors du sommeil du juste. Et si, pendant les prochaines années, mon sommeil sera dérangé par des fonctionnaires de police zélés, qui viendront vérifier si je suis chez moi la nuit, tant pis. Dès que je le pourrai, je recommencerai à rêver à partir de là où mon rêve a été interrompu.

Ce qui ne pourra jamais changer c’est ce que je suis. Assumez la responsabilité de me condamner pour cela. Je suis un prolétaire, je suis un anarchiste, je suis un insurrectionaliste et je ne ferai jamais un pas en arrière.

Liberté !

Michele Fabiani
30 juin 2023

 

Notes :
1. E. Malatesta, Opere Complete, tome 7, p. 336.
2. Ivi, p. 326 et p. 331.
3. P. Spirano, Storia del Partito comunista italiano, tome 2, p. 321.

Ce contenu a été publié dans International, Nique la justice, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.