Italie : Une contribution d’Alfredo Cospito pour la série de présentations « Guérilla et révolution »

Malacoda / mercredi 9 juin 2021

Contribution pour la série de présentations « Guérilla et révolution » (Turin, 18 mai et 1er juin 2021)

C’est peut-être parce que je vais passer en taule une bonne partie du temps qui me reste à vivre, que, ce derniers temps, je suis porté sur la « nécrophilie », sur le fait d’« historiciser » des choses qui viennent juste de se passer. Après tout, la dernière action revendiquée par la Federazione Anarchica Informale – Fronte Rivoluzionario Internazionale [Fédération Anarchiste Informelle – Front Révolutionnaire International ; Note d’Attaque] en Italie date d’un an « seulement ». D’habitude on historicise les choses « mortes », passées, mais la peur que tout ce qui a eu lieu soit effacé ou, pire, déformé, a pris le dessus en moi. Et je dis cela tout en état convaincu (mais peut-être que je me trompe) que la FAI-FRI a épuisé son élan et qu’elle a « passé le flambeau» à quelque chose de plus essentiel, les campagnes révolutionnaires. Des campagnes qui, d’un continent à l’autre, relancent la solidarité révolutionnaire, car elles sont appelées non par une organisation, mais par des groupes et/ou des compas qui n’auront jamais la nécessité de se rencontrer en personne. Une dynamique vivante, un processus linéaire et efficace que l’on connaît sous le nom d’« internationale noire » et qui, de facto, n’a même pas besoin d’une coordination, il n’y a pas besoin de se rencontrer, de se connaître de personne. Généralement, les anarchistes d’action délaissent l’introspection historique, les anarchistes qui reportent l’action violente à plus tard ont par contre la tendance à déterrer des expériences lointaines, ce qui difficilement portera à des rétorsions de la part de la Justice, ainsi qu’à des « imitations » dans le monde d’aujourd’hui. « C’était une autre époque… » cette phrase me revient à l’esprit, elle m’a été répétée une nombre incalculable de fois quand j’étais jeune, par des anarchistes plus consciencieux.ses, des anarchistes d’une autre époque, justement…

Si ce n’est pas nous, les anarchistes, qui écrivons notre histoire, d’autres le feront. Si l’« historiographie » anarchiste ignore l’actualité de l’anarchisme d’action, au fil du temps l’historiographie officielle s’en occupera, la déformant, la transformant en un monstre. Après il y a des cas, heureux mais rares, où des révolutionnaires d’autres « écoles » s’en occupent, comme dans le livre Il lavoro della talpa [Il lavoro della talpa: percorsi rivoluzionari in Italia dalla fine degli anni Ottanta ai nostri giorni (Le travail de la taupe : parcours révolutionnaires en Italie de la fin des années 80 à aujourd’hui), d’Alfredo Davanzo, Vincenzo Sisi, Paola Staccioli et Andrea Stauffacher, Red Star Press, Rome, 2020 ; NdAtt.], qui est présenté lors de ces rencontres. Un livre qui est le fruit du travail de communistes révolutionnaires et qui, dans ses dernières pages, vient à parler des anarchistes, plus en particulier de la FAI, ensuite FAI-FRI. Ils/elles le font de manière honnête, mais elles/ils le font avec une clef de lecture qui porte à des distorsions, à des imprécisions. Il est plus que normal que quelque chose puisse leur échapper, état donné qu’elles/ils viennent d’un « autre univers » (pour ainsi dire), n’empêche qu’on ne peut qu’être impressionné.e.s par leur travail. Laissons de côté certaines affirmations qui sont le legs encombrant d’une pensée léniniste qui voit dans l’organisation pour conquérir et diriger l’État prolétaire son point de non retour, quelque chose d’indiscutable. Des affirmations comme « souvent l’approche anarchiste est, par définition (sic), dépourvu de profondeur stratégique » ou que « la contradiction » de fond de l’anarchisme serait le « refus d’une structuration organisationnelle et de programme, [ce qui empercherait] le développement d’une unité et de capacités/possibilités d’affrontement fortes ». Des affirmations qui d’un côté déforment la réalité en déclarant que nous manquons de « profondeur stratégique » et de l’autre transforment nos points de force, comme « le refus d’une structuration organisationnelle », en « contradiction », en faiblesses. Elles/ils ne comprennent pas que c’est justement là qui se trouve notre force innovatrice et possiblement disruptive, notre point fort.

L’hypothèse qui voit la FAI comme « fille » de l’expérience d’Azione Rivoluzionaria [organisation anarchiste de lutte armée, active en Italie entre 1977 et 1980 ; NdAtt.] est sûrement tirée par le cheveux. Ce qui rapproche ces deux expériences, en plus de l’utilisation constante dans le temps d’une sigle, est le remue-ménage que les deux ont provoqué au sein du mouvement anarchiste. En ce qui concerne la FAI, les réactions du mouvement ont été bien plus virulentes que celles subies par AR, car nombreuses ont été les accusation d’être des infiltrés, des provocateurs. Cela s’explique par la sigle utilisée et par les foutages de gueule, dans certaines des revendications, à l’encontre de certains anarchistes ainsi-dits officiels.

Qu’il soit clair que tout ça c’est juste mes pensées en roue libre, je ne possède certainement pas la vérité absolue quant à l’évolution de ce phénomène qui, par son extension à travers le monde, est sans pareil dans le panorama anarchiste. L’influence d’AR sur les compas qui se sont rapprochés de l’anarchisme dans les années 80 est presque inexistante. L’influence de l’Angry Brigade ou des GARI, par exemple, est beaucoup plus forte, qu’on pense seulement à l’ironie caractérisant les revendications des actions de la FAI.

Je me risquerais à dire que les anarchistes des années 90 et 2000 sont les enfants de l’insurrectionalisme et des théories de Bonanno sur l’organisation informelle et les groupes d’affinité, des théories qui à leur tour viennent de l’anarchisme anti-organisateur, dérivé à son tour des « groupes en ordre dispersé » de Cafiero, venant de la stratégie utilisé par Pisacane dans le Risorgimento [le processus historique qui a porté à l’unification de la péninsule italienne en un seul État, notamment vers le troisième quart du XIXe siècle ; NdAtt.]. La seule compagnonne d’AR que j’ai croisé pendant ces années-là a été Marilù, mais elle a été une exception, certes très importante sur le plan humain et affectif, et donc, disons ainsi, « politique »… La FAI n’a pas été (comme AR) un « retour » vers plus de « structuration », mais au contraire une destructuration ultérieure de la pratique insurrectionaliste. Cela par rapport à un insurrectionalisme social qui donnait de facto (même sans le théoriser ouvertement) un rôle opérationnel central à l’assemblée, en tant que organe de décision, aussi informel que celui-ci elle puisse être.

La méthodologie de la FAI et de tout cet univers riche en sigles remet en cause l’assemblé, la dépasse et donne la parole aux groupes d’action et aux individus. Des compagnons et des compagnonnes qui n’ont plus besoin de « se conformer aux décision » d’une assemblée pour se reconnaître et se coordonner, les actions et les mots qui les accompagnent suffisent.

Je pense donc de pouvoir affirmer que la naissance de cette « nouvelle » anarchie (du moins en Italie) est issue de la forte critique à l’insurrectionalisme social et à ses dynamiques assembléaires. Des assemblées où les personnes qui avaient plus de charisme ou étaient plus connues et plus respectées « imposaient » leur opinion, consciemment ou pas. Je ne veux accuser personne, ce sont les dynamiques des assemblées elle-mêmes (nous les connaissons tou.te.s) qui nous amènent à certaines excès.

De cette manière, le milieu croupissait, toujours les mêmes idées, devenues des dogmes au fil du temps, produites toujours par les mêmes compas et qui, bien qu’« éclairées », nous rendaient prévisibles et inefficaces.

Dans le livre Il lavoro della talpa, ces dynamiques ne sont pas abordées, mais il s’agit d’« analyses » difficiles à faire même pour nous, qui les avons en quelque sorte côtoyées, figurons-nous pour des camarades qui appartiennent à d’autres courants révolutionnaires. A mon avis, les moments qui ont porté à une prise de conscience différente de la part de l’ainsi-dit mouvement insurrectionaliste sont deux : le procès Marini et encore plus les morts tragiques de Baleno et de Sole. Selon mois, ces deux décès ont marqué un vrai tournant, avec un avant et un après, et ce sont précisément les réactions à ces éventements qui ont ouvert les yeux à une partie des compas.

Si on relit les journaux de cette époque-là, on voit qu’en guise de rétorsion pour ces morts, pour la première fois en Italie il y a eu des envoi de colis piégés, quelque chose qui a fait sensation dans les médias.

Nous ne savons pas qui les a envoyés, si c’était des anarchistes ou pas, il n’y a pas eu de revendications, mais les objectifs ciblés ont laissé comprendre que c’était une tentative de faire vengeance pour cette horrible tragédie (je ne saurais pas comment la définir autrement). Mais ce qui a vraiment fait la différence a été la dissociation, qui s’en est suivie, de presque tout le mouvement anarchiste. Pour faire un exemple, ici à Turin, parmi les lieux squattés seulement El Paso s’abstint de publier des communiqués de dissociation ou des accusations de provocation de la part de la police.

Aussi discutable qu’elle soit la pratique des colis piégés (mais au fond quelle pratique n’est pas discutable ?), le passage de l’attaque sur des structures, des choses, à l’attaque contre des personnes a rendu évident (à qui avait un minimum de sens critique) que plein de gens se remplissaient la bouche d’insurrection et de mots « guerrier » mais en réalité ne voulaient pas risquer trop, même lorsque leurs compas mouraient. Étant donné que nous sommes à Turin, qui a été ma ville pendant des longues années, il me faut dire qu’au sein du mouvement turinois l’ainsi-dite « bella vita » a été mise en opposition (en dénaturant sa signification originale, vitale et révolutionnaire), de façon instrumentale et un peu mesquine, à l’hypothétique « sacrifice » et « martyre » de ceux/celles qui voulaient aller plus loin et mettre en jeu, pour passion, leur vie et leur liberté.

Seulement quelques mois avant, les mêmes qui accusaient de martyre le « luttarmatisme » avaient affirmé qu’il « fallait mourir pour son art », mais ce n’était que des beaux mots.

Je pense (peut-être que je me trompe sur ce point aussi) qu’à partir de là, de cette atmosphère grise de dissociation et de prises de distance (qui a touché toute l’Italie) sont nées, comme réaction, les différentes sigles qui, avec le temps, donneront vie à la FAI. Les perspectives de la FAI étaient indubitablement « sociales » (du moins c’est ce qu’on peut lire dans leurs revendications d’actions). Ensuite, la contribution des compas grec.que.s de la Conspiration des Cellules de Feu, avec leur apport de nihilisme « antisociale » a renforcé ce phénomène, qui s’est répandu à travers le monde, jusqu’à l’Indonésie (aujourd’hui encore, des groupes dans ce pays revendiquent des attaques les signant par l’acronyme FAI-FRI).

Aujourd’hui, c’est une autre histoire… rien n’est fini, tout continue…

Une accolade à tou.te.s les compas révolutionnaires présent.e.s, qu’elles/ils soient communistes ou anarchistes.
Toujours pour l’anarchie.

Alfredo Cospito
prison de Ferrara
14/05/2021

Ce contenu a été publié dans International, Mémoire, Réflexions et débats sur l'attaque et l'anarchisme, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.