Philadelphie (USA) : Un entretien sur la révolte actuelle

Philly Anti-Capitalist / jeudi 13 août 2020

Philadelphie, début juin

Au début de l’été, des anarchistes de Philadelphie ont été interviewé.e.s par des compas allemand.e.s, à propos des récents événements aux États-Unis. Voici la transcription de cet entretien.

Comment expliquez-vous que les émeutes et l’agitation sociale se soient propagés et intensifiés si rapidement, au cours du mois dernier ? Pensez-vous que le confinement a joué là-dedans ?

0 : Je pense que le coronavirus y est pour beaucoup. Avant le coronavirus, les gens du monde entier se révoltaient et les États-Unis ne faisaient que regarder. Hong Kong, le Chili et le Canada semblaient exploser et les gens étaient attentif.ve.s à cela, elles/ils s’informaient et en parlaient. Lorsque la pandémie a frappé, beaucoup de gens d’ici ont perdu leur travail et elles/ils n’avaient pas grand-chose à faire. Les manifestations et les émeutes étaient une interruption très appréciée du confinement, les gens ont enfin pu sortir et être ensemble, après des mois, et c’était plus facile que si tout le monde avait dû être au travail.

Dans d’autres circonstances, les gens auraient été bloqués au travail, à l’école et, plus généralement, par leur vie sociale. Quand le soulèvement a commencé, il n’y avait pas beaucoup d’endroits où tu pouvais aller : tu pouvais rester à la maison, sortir te balader, aller à une émeute ou à une manifestation.

X : Je suis d’accord et je pense aussi que la tension s’est accumulée depuis un certain temps ; je veux dire, dans un sens plus large que le bouleversement habituel d’une pression qui se relâche. De nombreuses personnes ont dit que celles-ci sont les plus grandes émeutes, aux États-Unis, depuis l’assassinat de Martin Luther King Jr, dans les années 60. Je pense donc qu’en plus de la flagrante suprématie blanche, de la stagnation et de la pauvreté pendant le confinement, il y a une peur existentielle croissante due aux menaces très réelles de pandémies mondiales, de catastrophe climatique, de terreur fasciste, de culture du viol et de bien d’autres choses du même type, qui ont également propulsé ces révoltes à travers le monde, il y a plusieurs mois.

& : Oui, je suis d’accord que le coronavirus a participé à cette accumulation. C’était un cumul étrange, non linéaire, où de nombreuses personnes ont passé les semaines précédentes à essayer d’imaginer comment s’adapter à l’isolement et à la distanciation sociale. Dans des circonstances normales, tu peux fantasmer sur ce que tu ferais pendant une révolte et même spéculer sur le meilleur moment pour agir. En tout cas, à mon avis le virus a crée une situation où il était presque impossible d’imaginer sortir de chez soi normalement, sans parler de descendre dans la rue. Le virus a posé les bases pour des conditions émeutières, en créant une situation proche d’une grève. Mais en même temps, il n’y avait pas d’issue claire pour en profiter. Je pense que, d’une part, cela a fait que les organisations militants n’ont pas été immédiatement en mesure de canaliser les événements de Minneapolis dans une campagne ou une stratégie sur le long terme – ce qui a permis de meilleures conditions pour l’émeute. D’autre part, lorsque les gens regardaient sur leurs « écrans portables » les nouvelles en provenance de Minneapolis, ils/elles voyaient ces foules immense et auto-organisées comme s’ils/elles les voyaient pour la première fois. La capacité soudaine et retrouvée d’imaginer être ensemble dans la rue, c’était comme si on réalisait à quel point l’on a soif quand on nous offre à boire.
Une fois que tout le monde s’est retrouvé dans la rue, c’était pas mal que de nombreuses personnes portent des masques. L’émeute a eu lieu juste au moment où les masques sont devenus une précaution normale. Le port du masque a mis du temps à s’imposer, puis s’est un peu démodé une fois qu’il a commencé à faire très chaud. J’espère que cela va devenir à nouveau normale.

Comment a été la situation dans votre contexte local ?

0 : A Philadelphie, les choses ont tourné à la révolte le dernier samedi de mai. Il y a eu d’intenses émeutes et pillages dans le centre ville. Les gens ont mis le feu à des voitures de police et à des magasins, se sont affrontés avec la police, ils/elles sont rentré.e.s et ont pris des marchandises dans de nombreux magasins. Partout, il y a avait des tags contre la police et de nombreuses banques ont été endommagées. Cette nuit-là et le jour suivant, les émeutes se sont étendues à d’autres quartiers. Magasins et centres commerciaux ont été pillés pendant les jours et les nuits qui ont suivi, à travers toute la ville. La 52e rue – une des principales rues commerçantes de l’ouest de Philadelphie – a été le théâtre de pillages et d’affrontements avec les flics. Après cela, la Garde nationale est arrivée en ville et les choses se sont quelque peu calmées. Il y a encore des manifestations chaque jour, mais elles sont plus tranquilles et moins combatives par rapport au premier week-end.

Pendant les émeutes, d’autres luttes ont également connu une brève escalade. Une lutte des travailleur.euse.s, dans un café de l’ouest de Philadelphie, s’est intensifiée, le café a été vandalisé à plusieurs reprises et il a fini par fermer. Des acteurs de la gentrification de l’ouest et du sud de Philadelphie ont été attaqués pendant les nuits qui ont immédiatement suivi les émeutes. Des projets d’entraide, liés aux sans-abri et au coronavirus, se sont poursuivis, tout en déplaçant leur attention vers le soulèvement.

Le fait de s’organiser par rapport au logement et aux sans-abri a connu une grande intensification. D’une part, un camp de tentes a été installé juste à l’extérieur du centre ville et il s’agrandit chaque jour. D’autre part, des individus et des familles squattent des propriétés appartenant à la ville, en réaction à la corruption au sein du service pour le logement de la ville de Philadelphie. Le camp et les squatters demandent des logements sociaux permanents. Ce genre de choses aurait semblé beaucoup plus difficile sans le contexte du soulèvement.

X : Oui, il y a eu quelques grèves sauvages, dans différentes entreprises, mais qui semblent s’inscrire dans une lente réduction de la combativité, il y en a encore au moins une. D’ailleurs, plus on s’éloigne de la rupture initiale, plus les actions deviennent petites et insignifiantes.

& : Dans le même ordre d’idées, l’autre jour des travailleur.euse.s de la santé, des anarchistes et autres ont tenté d’occuper un hôpital abandonné. Cela devait être une occupation de l’extérieur du bâtiment, pour ouvrir une clinique gratuite. C’est chose connue que l’hôpital Hahnemann est resté fermé pendant la pandémie, parce que le banquier d’affaires qui le possède a refusé de le louer à un prix abordable. La manifestation a été plus agressive que la plupart des manifestations d’avant l’émeute : la foule a crié des slogans anti-police et des barricades ont rapidement été mises en place dans la rue menant à l’hôpital, afin de bloquer la police. Cependant, le nombre de manifestant.e.s a été beaucoup plus faible que prévu et la réponse de la police est arrivée rapidement. L’occupation a été abandonnée avant que la police anti-émeute n’intervienne. Ainsi, les tentatives d’escalade se poursuivent, même si le nombre de manifestant.e.s diminue.

Vous pensez que les anarchistes étaient prêt.e.s (analytiquement et matériellement) et qu’ils/elles pouvaient saisir les occasions d’intensifier la révolte ?

0 : Je pense que beaucoup d’anarchistes ont été surpris.e.s par la rapidité et par l’intensité de la révolte. Beaucoup d’anarchistes y ont participé et ont apporté leurs connaissances et compétences spécifiques, mais je ne pense pas que les anarchistes aient été celles/ceux qui ont le plus contribué à l’intensification de la révolte. Pendant la révolte, les anarchistes se battaient et se révoltaient côte à côte avec d’autres personnes, dont beaucoup étaient bien plus préparées à l’escalade que les anarchistes.

X : Nous étions dans ce mélange-là, partageant quelques compétences pratiques sur le terrain, mais je pense que, dans une certaine mesure, nous ne faisions que courir derrière l’intensité des choses. Je suis d’accord que ce n’est pas nous qui avons intensifié la révolte et en fait certains participant.e.s semblaient se méfier de nous. Il n’y a pas non plus une culture de l’émeute, ici, en partie à cause d’un effacement de l’histoire que nous contestons depuis longtemps, mais nous n’avons pas assez de portée pour que cela ait un impact significatif. Je pense que cette combinaison de choses a aussi fait que nous n’avons pas toujours pensé stratégiquement à nos forces ou aux faiblesses de l’État – même si, encore une fois, dans l’ensemble, cela n’aurait pas nécessairement prolongé la révolte ni affaibli considérablement nos adversaires.

& : Oui, je suis d’accord. L’émeute s’est déroulée d’une manière qui a dépassé les capacités et l’expérience de nombreux anarchistes, y compris les miennes. Au début, la grande manifestation a suivi un schéma familier, bien qu’inattendu : une grande démonstration a permis à de petits groupes de s’affronter avec la police et de détruire des voitures de flics. En fait, j’ai été surpris.e par le nombre de voitures de police brûlées et par le nombre de personnes qui y participaient. En même temps, c’était le genre d’action – une combinaison de manifestation et d’émeute – pour laquelle les anarchistes sont connu.e.s en Amérique. Il est impossible de dire si les anarchistes étaient responsables de certaines des premières escalades, pendant les manifestations. Ce qui est clair, c’est que les émeutes sont rapidement devenues trop décentralisées pour qu’un groupe en particulier en soit le centre. Les pillages ont commencé, à ma connaissance, dans les rues proches de la première manifestation. Mais une fois que cela a commencé, il y a eu une prolifération de foyers d’émeute. Parfois, il était difficile de savoir où les choses se passaient et, à un certain moment, les choses se passaient à différents endroits à la fois. Les émeutes ont pris des formes différente de tout ce que j’ai vécu auparavant.

Quelles sont les formes de récupération utilisées et par quels acteurs ? Et est-ce qu’elles arrivent à canaliser le soulèvement vers des discours réformistes/démocratiques ?

0 : On a vu la police et les activistes qui lui sont favorables se mettre à genoux lors des manifestations, un geste symbolique contre la brutalité policière. Beaucoup de libéraux et de gens de gauche utilisent le mécontentement populaire pour plaider en faveur du vote, comme si un nouvel dirigeant politique allait changer la police. Moins souvent, même si elles sont toujours présentes, les familles de certaines victimes de cette société raciste demandent que la police enquête et traduise en justice leurs assassins.

Plus insidieusement, il y a une récupération qui se cache derrière l’antiracisme. Il y a des personnes (noires ou pas) qui incitent les personnes blanches et non-noires à suivre les dirigeants noirs. Les dirigeants noirs dont ces personnes parlent sont toujours plus conservateurs que le soulèvement lui-même. Les dirigeants sont toujours modérés et bien entendu, les jeunes émeutier.e.s ou les révolutionnaires noir.e.s ne sont jamais qualifié.e.s de dirigeants par ces personnes. Ce genre de discours est efficace pour freiner les manifestant.e.s qui, autrement, agiraient de manière radicale et combative (aux côtés des personnes noires qui le font déjà), en les poussant à se sentir coupables de ne pas obéir aux souhaits de personnes noires modérées.

& : Non seulement les jeunes émeutier.e.s et les révolutionnaires noir.e.s ne sont pas considérés comme des « dirigeants », mais elles/ils ont été intentionnellement exclu.e.s du récit. L’une des façons dont cela se produit est de les décrire comme des agents provocateurs. Chaque fois que quelque chose est cassé, brûlé ou hors de contrôle, il y a une tendance à jeter la faute sur des agents provocateurs, des forces extérieures, etc. C’est en quelque sorte une stratégie de récupération, puisqu’elle semble être motivée par le désir de faire la différence entre ces mauvais sujets et les protestations respectables, avec leurs revendications. Mais cela n’est pas exactement une stratégie, car il n’existe pas encore de stratégie militante bien définie pour récupérer les émeutes. Au lieu de cela, cette tentative de récupération des événements récents décrit les émeutier.e.s avec un mélange confus de complots. Ces théories du complot remplacent la stratégie de récupération, encore absente. Les théories du complot sont propagées par divers acteurs, qui ne forment pas un groupe cohérent. Elles constituent une armée de réserve d’une campagne activiste qui doit encore être lancée.

Quel rôle jouent les idées abolitionnistes (abolition de la police, des prisons, etc.), idées qui auraient pu aller dans le sens des émeutes, puisque elles mettent en avant certaines thématiques, mais qui, en fin de comptes, poursuivent un but « politique » ? Dans la rue, y a-t-il aussi un discours de destruction de toutes les structures de pouvoir ?

0 : Les idées abolitionnistes ont joué un rôle important dans le soulèvement. Bien que le slogan initial ait été « Nique les flics », il a rapidement été transformé en « dé-financer/démobiliser/dissoudre/abolir la police ». Beaucoup d’abolitionnistes imaginent d’une part demander aux gens autour d’eux/elles d’adopter des stratégies pour faire face à la vie sans recourir à la police (justice transformative, ne pas balancer, faire appel à des travailleur.euse.s sociaux, etc.) et d’autre part demander au gouvernement et aux institutions d’enlever du pouvoir à la police (moins d’argent pour la police, pas de flics dans les écoles, moins de matériel pour la police, etc.). De nombreux abolitionnistes comprennent la rage des gens qui attaquent la police, mais n’imaginent pas que les gens puissent se débarrasser de la police par eux-mêmes et elles/ils comptent sur la présentation de requêtes politiques.

Une grande partie des tags qui sont sortis de la révolte visaient plus ostensiblement à la destruction de la police. Des slogans comme « Nique les flics », « ACAB », « Tuer des flics » et « Nique la police » étaient partout sur les murs. Les personnes qui poussent dans le sens de la destruction de la police, et non pas de son abolition, sont moins présentes dans le récit, mais étaient très présentes dans la rue pendant les émeutes. Les anarchistes continuent à pousser vers un discours anti-police et anti-prison, par le biais d’une récente manifestation bruyante devant une prison et par des affiches et des tags.

Qu’est-ce que cela signifie que, dans une telle situation, des individus ou des groupes, qu’il s’agisse de milices, de gangs ou peut-être même de révolutionnaires, soient si lourdement armés ?

X : Nous ne voyons pas beaucoup d’armes, selon nos standards, et beaucoup d’entre elles ne sont utilisées que pour se donner une image. Également, la culture des armes est très peu présente à gauche ou même dans les milieux anarchistes.

Une grande partie de la législation sur le « contrôle des armes », comme elle a été adoptée au cours de l’histoire, sert à désarmer les personnes les plus marginalisées, notamment les militant.e.s noir.e.s. D’ailleurs, dans l’État de Caroline du Nord, où il est légal de se promener avec une arme à feu, un groupe d’hommes noirs a récemment été arrêté pour l’avoir fait lors d’une manifestation, tandis qu’il y a de nombreux exemples de conservateurs blancs qui se sont montrés armés et ont serré les mains des flics.

Néanmoins, lorsqu’il s’agit de quelque chose de plus qu’un geste symbolique de militantisme, cela montre souvent à quel point ceux/celles qui sont contre le système établi sont désavantagé.e.s, puisque même les partisans civils du système sont bien mieux armés que nous et souvent plus disposés à recourir à la violence. Dans un sens plus large, nous constatons une tendance d’extrême droite chez les tueurs de masse, avec lesquels on ne peut évidemment pas discuter. Cela devrait donc signifier que les anarchistes devraient être mieux armé.e.s et mieux entraîné.e.s, mais dans la plupart des endroits il y a aussi des nombreux obstacles à l’autorisation légale de porter une arme – y compris, dans notre ville, la nécessité de l’approbation de la part de la police (qui peut te la refuser sur la seule base de ton « caractère »).

Que ce se passe t-il après : une insurrection généralisée, une guerre civile ou une dictature « intelligente » ?

X : Au cours du siècle dernier, les États-Unis ont extrêmement bien réussi à pacifier leurs citoyens ; même les moments de rupture qui se produisent servent généralement de soupape, suivis de réformes qui vont dans la direction d’une plus forte criminalisation des tactiques de protestation (par exemple la « clause anti-émeute » du Civil Rights Act de 1968). L’État de surveillance continue de s’étendre, en faisant avancer une dictature intelligente sous couvert de démocratie, mais les tensions continuent de s’accumuler.

La prolifération d’idées radicales (comme l’abolitionnisme) dans la société est une base de discussion utile, mais, comme toujours, elle est accompagnée d’une diabolisation des anarchistes, ce qui limite notre impact.

Malheureusement, et même si je ne veux jamais m’en remettre aux politiciens ou à leurs laquais (les électeurs), je pense que l’élection présidentielle de novembre sera un facteur décisif. Si le président sortant est réélu, nous pourrions assister à des tentatives d’insurrection, tandis que s’il perd, nous pourrions voir des suprémacistes blancs armés descendre dans la rue pour tenter de déclencher une guerre civile – à moins que d’autres crises d’ampleur ne fassent tout dérailler avant.

 

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