Tout ce qui fume n’est pas feu, ce que le complotisme fait aux luttes

IAATA / mardi 7 décembre 2021

Nos cercles politiques produisent de plus en plus de discours faisant du complotisme une radicalité comme une autre. Une radicalité en pensées et en actes (sabotages & émeutes que l’on aime tant) avec laquelle dialoguer, une radicalité à capter pour potentiellement nouer des complicités révolutionnaires. J’estime que c’est une erreur, et même un grand péril, tant politique que stratégique.

Avant de commencer, je pense nécessaire d’expliquer rapidement d’où je viens et pourquoi j’ai senti une certaine urgence à écrire un si long texte sur le complotisme et le rapport que nos milieux (anti-autoritaires/libertaires/autonomes) entretiennent avec ce système de pensée.

J’ai un usage assez intense d’Internet. Il m’arrive de passer beaucoup (trop) de temps à regarder des vidéos produites par des complotistes, naviguer sur leurs groupes de discussion et parfois tenter d’initier un dialogue (spoil : ça ne marche pas). J’ai aussi un rapport plus direct, disons IRL avec le complotisme par mes proches et mon vécu.
Depuis 2015, j’ai perdu de vu un ami du lycée après une discussion agitée où il refusait de reconnaître l’antisémitisme de Dieudonné.
En 2016 sur la ZAD de NDDL au cours d’une conversation, un⋅e ami·e d’ami·e me parle de reptiliens (une espèce humanoïde intelligente qui, dans certaines théories conspirationnistes, se cacherait sous terre et manipulerait l’humanité). Je crois à une blague, la discussion se poursuit, elle est sérieuse et croit réellement à l’existence des reptiliens.
Le beau-frère d’une amie lui envoie régulièrement de très longues vidéos complotistes complètement délirantes qu’il pioche sur YouTube. Il refuse toute discussion rationnelle et argumentée pour répondre systématiquement à la contradiction par plus de vidéos complotistes à rallonge.

Enfin avec la crise du Covid19 on trouve dans nos milieux politiques des textes opposés à la gestion sanitaire de l’État utilisant des arguments créés et diffusés dans les milieux complotistes. Parallèlement, je constate que nos cercles politiques produisent de plus en plus de discours faisant du complotisme une radicalité comme une autre. Une radicalité en pensées et en actes (sabotages & émeutes que l’on aime tant) avec laquelle dialoguer, une radicalité à capter pour potentiellement nouer des complicités révolutionnaires. J’estime que c’est une erreur, et même un grand péril, tant politique que stratégique. J’expliciterai plus en détails, mais avant il est nécessaire de faire un point sur l’usage des mots conspirationniste, complotiste et confusionniste.

Je tiens également à préciser que l’objectif de ce texte n’est ni de faire du fact-checking (même si nos milieux en auraient parfois bien besoin…), ni d’expliquer par la sociologie ou la psychologie sociale les mécanismes du complotisme, mais d’explorer les enjeux politiques de ces mouvements. Enfin ce texte contient des citations de propagandistes d’extrême-droite violemment racistes mais malheureusement nécessaire pour appuyer mon propos.

1. Confusionnisme, complotisme et conspirationnisme, tentative de définition

Le confusionnisme, une stratégie de l’extrême-droite

Le confusionnisme est une pratique consistant à utiliser alternativement ou en les mêlant des théories, postures et vocabulaires de courants politiques antagonistes. Pour l’extrême-droite c’est un outil de propagande et de recrutement. L’objectif premier est de brouiller les lignes politiques nécessaires à la compréhension du monde ou à analyser des discours, de désarmer intellectuellement l’adversaire politique en lui confisquant l’usage de ses mots tout en les vidant de sens. Le second but est de donner une couleur « sociale » à l’extrême-droite en recyclant les thèmes de la gauche. C’est une technique utilisée depuis des années par l’extrême-droite, au point que ce courant politique a été nommé à la fin des années 90 les « rouge-bruns ».

Un type comme Alain Soral en a fait sa spécialité, mais il n’est pas nécessaire d’être aussi de se revendiquer « national socialiste » comme Soral pour manier cette rhétorique. Darmanin déclarait dernièrement «  Monsieur Zemmour a une vision très marxiste des choses, d’ailleurs il le revendique lui-même. C’est intellectuellement intéressant parce que c’est peut-être un des derniers marxistes ». Il le qualifie également de « libertaire » au cours de la même interview !!! [1]

François Ruffin alimentant le confusionnisme politique

Le complotisme, l’Histoire comme fiction

Tout complotistes n’utilisera pas des techniques confusionnistes, mais les 2 se recoupent souvent. Le complotisme (ou conspirationnisme j’utiliserais alternativement l’un ou l’autre) va au-delà du confusionnisme, même s’il y participe souvent. C’est aussi plus qu’une simple légende urbaine ou qu’une fake news bien que les complotismes en produisent et en diffusent. Le site Dijoncter.info publiait en avril 2020 un article, Nous avons découvert l’incroyable secret des théories du complot [repris ici, évidemment ; NdAtt.], résumant bien les enjeux du complotisme :

« Le complotisme est le fait d’interpréter systématiquement l’Histoire et ses événements sous le prisme d’un grand complot national ou international à l’aide de théories dites « théorie du complot ». Elles ont généralement toutes le même schéma narratif et des protagonistes récurrents. Il s’agit de faire une différence entre le complot et les complots : les complots existent (la mort de Jules César par exemple) mais le complot universel qui régirait notre monde lui, n’existe pas. Dans le complotisme il y a la volonté d’expliquer la marche du monde, de révéler à la majorité ignorante l’urgence du danger qui se trame contre elle et de s’exposer en tant que prophète victime des puissants et/ou des conspirateurs que l’on dénonce.

Dans son livre L’imaginaire du complot – Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Jérôme Javin identifie 3 catégories d’acteurs que l’on trouve toujours dans une théorie du complot. D’abord une minorité malveillante, faisant partie des élites (que cela soit réel ou non), ceux-là sont les conspirateurs, ils sont peu mais très puissants. Il y a ensuite la majorité de la population, manipulée, qui ne sait rien du complot ourdi contre elle et enfin, la petite partie de ceux qui dénoncent le complot et le combattent. Vous l’aurez compris les théoriciens se placent souvent dans cette dernière catégorie. Les groupes ciblés par les conspirateurs sont décrits comme puissants et avantagés dans la société alors qu’en réalité ce sont souvent des groupes marginalisés et sans pouvoir. Ces boucs émissaires sont souvent placés aux côtés du gouvernement ou des cercles de pouvoirs institutionnels qu’ils manipuleraient pour servir leurs intérêts (le lobby Juif ou LGBTI+ par exemple). L’état serait complaisant voire complice et finalement lui-même victime des conspirateurs. Le double complot est très courant dans ces théories. Les théoriciens ou propagateurs insistent toujours sur l’urgence de la menace, les conspirateurs sont « à deux doigts d’arriver à leurs fins et il est urgent d’agir ». Nous sommes ici dans le registre de la persuasion qui joue sur les sentiments, les émotions plus que sur la raison. »

Je souhaite insister un point concernant les catégories de population désignées conspiratrices dans les théories du complot. L’imaginaire complotiste contemporain n’est pas une nouveauté dans l’histoire de l’humanité (voir plus bas), la propagande complotiste d’aujourd’hui puise dans les mêmes thèmes que celle d’il y a plusieurs siècles, désigne les mêmes cibles pour alimenter la paranoïa de la population. Ceci contribue à ce que les théories conspirationnistes aient été et restent aujourd’hui potentiellement extrêmement mobilisatrices et porteuses politiquement comme l’analyse Jérôme Javin dans L’imaginaire du complot – Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis :

« Le bouc émissaire est une des figures les plus essentielles de l’imaginaire politique, explique Boia : les sorcières au début de l’époque moderne et les Juifs dans le Troisième Reich illustrent deux cas limites d’une tendance bien enracinée. Ce sont surtout les mythes de la conspiration qui mettent en évidence la fonction nuisible de l’autre. Cette configuration mythique se nourrit à la fois de la méfiance suscitée par l’autre et de l’interprétation courante de l’histoire : une histoire simplifiée, dramatisée et expliquée suivant le principe des causes uniques. Si les choses ne vont pas bien (et apparemment elles ne vont jamais très bien), il doit y avoir une cause et un agent bien défini qui provoquent le dérèglement. La conspiration s’érige ainsi en système d’interprétation historique, mais ses effets les plus puissants et souvent dangereux sont à identifier en premier lieu dans la sphère de la politique courante »

Le complotisme n’a pas besoin de démontrer une cohérence politique ou d’être rationnelle. C’est un mode de pensée et une vision de l’histoire proche du mythe, qui élabore des fictions. Les explications des complotistes se veulent globales, absolues et simples. Elles s’appuient sur les trois figures décrites dans le texte publié sur Dijoncter (élites malfaisantes et secrètes, foules naïves et manipulées, élu·es éveilllé·es). Le film « Hold-Up » et son condensé de faux sorti à la fin de l’année 2020 en est un parfait exemple. On y retrouve des propagandistes complotistes passant alternativement d’une théorie délirante à une autre quitte à se contredire. Tout bon complotiste s’appuie en revanche systématiquement sur des inquiétudes plus ou moins légitimes de la population d’où leur succès en période de crise : l’existence (réelle) dans l’histoire de différentes sociétés et clubs secrets, d’authentiques complots, les ravages du capitalisme et de l’industrie, etc.
Leurs propagandistes expliquent un jour que la Terre est plate, le lendemain que le Covid19 est un complot de Bill Gates et le surlendemain qu’il existe une cinquième dimension auquel la 5G nous empêche d’accéder et la « preuve » de tout cela serait que l’on nous a imposé le masque en extérieur pendant la pandémie de Covid19 (ou n’importe quel sujet de mécontentement ou crainte potentielle). Et d’ailleurs saviez-vous que les vacciné·es contre le covid19 sont devenu·es magnétiques et qu’il faut porter le masque pour se protéger d’elleux ?
J’insiste, l’important chez les conspirationnistes n’est pas la cohérence mais la manière de créer du doute tout en jouant du sensationnalisme, de l’émotion. D’ailleurs une grande partie du contenu de la plupart des sites complotistes est souvent constitué de simples revues de presse plus ou moins orientée politiquement pour garder un vernis de respectabilité.

Insérez vos sociétés secrètes favorites

2. Quelques théories conspirationnismes qui ont influencé l’Histoire

Il me semble maintenant nécessaire de revenir sur quelques complotismes majeurs dans l’histoire plus ou moins récente, afin de saisir les enjeux du complotisme et les effets réels qu’il porte. Pour les exemples suivants, je me suis principalement contenté de copier-coller des extraits du livre L’imaginaire du Complot – Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis de Jérôme Jamin.

Les Illuminés de Bavière et le complot maçonnique

Cette théorie du complot date de la fin du XIXème siècle et a été diffusé dans de nombreux livres. On y trouve une manière d’expliquer les révolutions du XVIIIème et du XIXème siècle, tout particulièrement la révolution française. C’est le fondement du mythe des Illuminatis qui propage une vision politique très réactionnaires.

« Voici trois controverses conspirationnistes qui circulent encore aujourd’hui et au sein desquelles on retrouve les Illuminés de Bavière :
– ‘les valeurs des Lumières telles que l’égalité et la liberté sapent le respect pour la propriété privée et la hiérarchie sociale naturelle ;
– il existe un complot secret qui cherche à détruire le christianisme ;
– les gens qui encouragent la libre pensée et la coopération internationale sont des cosmopolites déloyaux et des traitres subversifs qui sont sur le point de détruire la souveraineté nationale, de promouvoir l’anarchie morale et d’établir une tyrannie politique’.

Pour Robison et Barruel [NDA : deux auteurs complotistes de la fin du XIXème siècle], et pour beaucoup d’adeptes de la théorie du complot, les Illuminés de Bavière ne sont pas les francs-maçons, ils sont derrière ceux-ci et les manipulent à leur insu.

Pendant près de deux cents ans, les théoriciens (américains) du complot ont accusé les Juifs, les Catholiques, les francs-maçons, les banquiers, les “Trilatéristes”, les humanistes laïques – et, au début de la République américaine, les Jeffersoniens – d’être les agents des Illuminés, l’élite au sommet de la pyramide politique, qui est censée manipuler l’histoire en exerçant ses pouvoirs surnaturels’ Le complot juif, judéo-maçonnique et judéo-bolchévique. »

Le Protocole des Sages de Sion au cœur de l’antisémitisme

Un siècle plus tard, le livre Le Protocole des Sages de Sion diffuse une nouvelle théorie du complot. Cette fois-ci les comploteurs ne sont plus Francs-Maçons mais les juifs et juives.

« Les ‘Protocoles des Sages de Sion’ est un faux censé retranscrire ‘les propos tenus secrètement par le chef de ce qu’on appelait déjà l’“internationale juive” ou le “judaïsme mondial”, supposé dirigé par les “Sages de Sion”. Il apporterait la preuve que les Juifs sont un peuple essentiellement comploteur, visant à dominer le monde par tous les moyens. Selon les versions, toutes plus fantasmatiques les unes que les autres, ces propos auraient été proférés au cours du premier
Congrès sioniste tenu à Bâle en août 1897, ou bien à l’Alliance israélite universelle à Paris, ou encore ils émaneraient du B’naı̈ Brith. L’hypothèse sera même avancée qu’ils proviendraient de l’ordre des Illuminés de Bavière’ (Taguieff 2006b : 83).
Le texte, long et détaillé, évoque la stratégie à suivre pour assurer l’émergence d’un gouvernement mondial unique aux mains des Juifs, un gouvernement capable d’opprimer les peuples et de les réduire à l’esclavage. Identifié et authentifié comme un faux grossier, un plagiat du Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly (un pamphlet hostile à Napoléon III publié à Bruxelles en 1864), les Protocoles ont été fabriqués de toutes pièces à Paris au tout début du XXème siècle par les services de la police secrète du Tsar pour dénoncer les prétendus terribles secrets des dirigeants du ‘judaïsme mondial’. Depuis, les Protocoles n’en ont pas moins fait des émules qui ont fini par imposer dans certains milieux l’idée de l’existence d’une vaste conspiration juive mondiale

Parmi ces émules il y a évidemment le régime nazi qui utilisera le Protocole des Sages de Sion comme prétendue preuve des conspirations juives. Ce faux irriguera tout l’antijudaïsme du XXème siècle.

« Du Juif ploutocrate, défini par sa seule richesse, étranger à la cité, parasite du travail collectif, bouc émissaire de la droite et de la gauche, l’auteur de Mein Kampf n’a pas eu à chercher loin dans sa mémoire pour décrire une fois encore les méfaits. Il n’a eu à y ajouter qu’un rôle, nouveau par définition : agent du bolchevisme. Le Juif d’avant 17 était bourgeois ou socialiste, celui d’après la guerre est aussi communiste. Le personnage offre cet avantage unique d’incarner à la fois capitalisme et communisme, le libéralisme et sa négation. Sous la forme de l’argent, il décompose sociétés et nations. Sous le déguisement bolchevique, il en menace jusqu’à l’existence. Il est celui en qui s’incarnent les deux ennemis du national-socialisme, le bourgeois et le bolchevik.
[…]
Les Protocoles sont à l’origine de la seule campagne antisémite d’envergure aux États-Unis dans les années 1920. Lancée par voie de presse par le constructeur automobile Henry Ford dans son journal Dearborn Independant, lui et ses rédacteurs ‘n’avaient de cesse de dénoncer le “complot juif international”, la corruption des “idées juives”, le caractère “inassimilable” du Juif cosmopolite, la “finance juive” accusée de contrôler l’industrie américaine et le “bolchevisme juif » »

Évidemment, comme dans toute théorie conspirationniste, la réfuter ne fait qu’apporter des preuves de son existence.

Les preuves qui établissent le caractère apocryphe des Protocoles seront d’ailleurs utilisées par les adeptes de la théorie du complot pour démontrer la volonté des auteurs du complot d’éliminer les traces de son existence. »

Le négationnisme, une forme de complotisme

Autre théorie complotiste du XXème siècle, celle niant l’existence des chambres à gaz du régime nazi et de sa volonté d’exterminer les juifs et juives.

La barbarie nazie a depuis suscité l’indignation et jeté le discrédit sur tous les mouvements, groupements et partis politiques qui ont continué, après la guerre, à revendiquer des systèmes de pensée proches de l’idéologie nazie. C’est dans ce contexte qu’a émergé le courant révisionniste (également appelé négationniste) dont la particularité consiste à prétendre que les chambres à
gaz n’ont jamais existé et qu’elles ont été inventées pour deux raisons :
favoriser la naissance de l’État d’Israël après la prétendue persécution et le massacre industriel des Juifs par les Nazis, et discréditer définitivement tous projets politiques basés sur le nationalisme et l’existence des races.
[…]
Les négationnistes cherchent à influencer les attitudes et les croyances de l’opinion publique, au-delà des individus persuadés du complot dans les milieux extrémistes. Cette influence est établie à partir de trois messages à l’attention du grand public (Ross 1996 : 128) : (1) ‘un message qui répand le doute sur la réalité historique, les caractéristiques et la signification de l’Holocauste’, (2) ‘une tentative pour légitimiser le néonazisme contemporain et les néo-nazis à travers une réhabilitation posthume du troisième Reich’ et (3) ‘l’insinuation selon laquelle les Juifs et les sionistes ont utilisé le mythe de l’holocauste afin d’avoir une emprise sur les Gentils et donc de pouvoir réaliser l’agenda politique sioniste’. »

On notera que dans des années 70 à 90 une frange de l’ultra gauche organisée au sein de la librairie et de la revue La vieille Taupe participera largement à publiciser les discours négationnistes. Quelle était leur analyse ? Le mensonge sur le génocide des juifs et juives par l’Allemagne nazie est le fondement de l’impérialisme occidentale contemporain. Saper ce mensonge est le meilleur moyen de s’attaquer à l’Occident au capitalisme… Le livre Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme revient sur cette période.

Le conspirationnisme, moteur de la réaction

Ces 3 complotismes, vieux de plusieurs siècles ou plusieurs décennies, n’ont pas disparu. On peut encore acheter le Protocole des Sages de Sion sur Amazon ou via la maison d’édition d’Alain Soral et ce faux alimente les haines antisémites d’aujourd’hui dans le monde entier. Cette haine a pu être recyclée dans les années 90 à la faveur des luttes contre la mondialisation dévoyant une lutte contre le capitalisme en une dénonciation d’un « mondialisme » imposé par le « Nouvel Ordre Mondial » et d’une « finance internationale » mais qui ne constitue qu’un simple rebranding, à l’aspect moins sulfureux, de l’« internationale juive » et de la « finance juive ».

Évidemment les nazis ne sont pas les seuls à avoir utilisé le complotisme comme outil de propagande. Les régimes autoritaires en fond largement usage. Franco, lui-même arrivé au pouvoir suite à un complot au sein du putch militaire, décrétera la Franc-maçonnerie comme « institution secrète qui sème des idées dissidentes contre la religion, la Patrie et l’harmonie sociale ». Staline et le régime de l’URSS inventeront aussi différents complots justifiant l’élimination d’opposants ou de rivaux.
Finalement, n’importe quel courant politique populiste, réactionnaire, autoritaire (ou les trois à la fois…) peut se servir directement ou par des références plus ou moins subtiles dans cet amas conspi sans réelles formes. Ces théories font partie d’une culture populaire. Elles sont présentes dans toutes les composantes de la société, de manière directe, mais on en trouve aussi des références dans les arts, la littérature, les films, comme dans les blagues, etc. Ces théories du complot font partie des imaginaires de nos sociétés, et nos milieux n’y sont pas magiquement immunisés.

3. Deux grands récits conspirationnistes mainstream actuels : QAnon et le « grand remplacement »

QAnon, le complotisme 3.0

Il est difficile de décrire en quelques phrases l’ampleur des récits diffusés dans les réseaux QAnon (voir la cartographie en suivant). Alors que jusqu’ici le complotisme se diffusait par des livres, la propagande d’extrême-droite puis des films sur Internet, QAnon change la donne en prenant la forme d’une grande enquête collaborative où s’opèrent des aller-retours entre Internet et l’IRL (la vie « réelle ») à la faveur des recherches de ses partisans. Partie de quelques messages cryptique d’un dénommé « Q » sur le forum phare des trolls internets anglophone 4chan, Qanon est devenue multiforme, se recompose sans cesse, et a depuis largement dépassé l’audience initiale. Une des meilleures analyses en français du mouvement QAnon, de ses origines probables à ses implications politiques a été publié sur le site Lundi Matin en octobre 2020 sous le titre Conspiration et fantasmagorie à l’ère de Trump et du Covid :

« QAnon vénère Donald Trump, qu’il appelle souvent par le nom de code Q+. Dans le monde vu du terrier de lapin, Trump a répondu à un appel du Pentagone par amour pour son pays et a accepté de devenir président pour mener une lutte acharnée – secrète, bien qu’elle soit commentée par des millions de personnes sur Facebook – contre un gouvernement mondial occulte de pédophiles satanistes : la ainsi dénommée « Cabale ». Qui se prononce en accentuant le second a.
La Cabale a pris le pouvoir aux États-Unis après l’assassinat de John F. Kennedy et contrôle depuis lors l’État profond, à l’exception des forces armées. On devrait s’interroger sur ce que signifie « contrôler l’État profond », mais passons. La Cabale a placé tous les présidents avant Trump y compris Ronald Reagan et les deux Bush. La Cabale inclut tous les opposants politiques de Trump, de Barack Obama et sa femme Michelle — qui selon QAnon est un transgenre, c’est-à-dire « un homme », ce qui fait d’Obama « une pédale » — aux mouvements Black Lives Matter et Antifa, en passant par les figures honnies de Nancy Pelosi et Hillary Clinton — qui selon QAnon dévorent littéralement les nouveaux-nés, se filmant même en train de le faire. »

À la faveur du covid, QAnon, et sa vision messianique de l’histoire, a cheminé jusqu’aux communautés conspis francophone. Le film « Hold Up » qui faisait de Trump un héros en était une expression. Le succès de QAnon tient peut-être à la force des symboles qu’il mobilise : un nom reconnaissable (la lettre Q) des slogans comme « Trust the plan » et « Where We Go One We Go All »(souvent abrégé en WWG1WGA).
Ce mouvement et ses thèmes sont devenus si populaires que la députée française covidosceptique [2] Martine Wonner est désormais marraine d’une de leur organisation francophone (Alliance Humaine – Santé Internationale) [3]. On a aussi pu entendre Macron, Le Pen et Zemmour utiliser le concept flou « d’État profond » qui dans leurs bouches ne peut être entendu que comme un appel à un pouvoir toujours plus vertical et autoritaire.

Carte du Q web par Dylan Louis Monroe

Le grand remplacement des racistes

Autre grande tendance complotiste actuelle, passé en quelques années de confidentielle à mainstream est le « grand remplacement » qui verrait les « mondialistes » planifier la fin de la « civilisation blanche européenne » via l’immigration. Cette théorie conspirationnisme s’inspire directement des écrits nationalistes d’extrême-droite de la fin du XIXème siècle et début XXème. On peut ainsi lire en première page du Figaro daté du 23 août 1927 suite au vote d’une loi facilitant l’acquisition de la nationalité française la plume de son propriétaire François Coty [4] :

« Tout ce qu’on rejette ailleurs se rabat sur « la belle France », comme le boa constrictor aime le lapin. […] Le Gouvernement occulte des Trois Cents […] qui constitue la véritable Internationale, a décidé de remplacer la race française en France par une autre race ; elle a réglé d’abord la destruction des vrais Français ; elle règle ensuite l’introduction des néo-Français ; et les démagogues internationalistes exécutent ses ordres […] Alors que tous les États s’efforcent d’exalter chez eux le nationalisme et de sauvegarder la race, on ne recule devant rien pour anéantir chez nous les traditions, la conscience de race et la race elle-même. Avec les naturalisations en masse, cent mille par an, promettent les auteurs de la loi, -les exploits des financiers internationaux, la propagande communiste, le silence obstiné de la grande presse commercial sur les questions et sur les initiatives de salut publique, l’enseignement laïque tel qu’on médite et qu’on commence de l’appliquer, sont un ensemble de moyens appropriés à cette sinistre besogne… ».

Vichy abolira la loi du 10 août 1927 élargissant les critères de naturalisation, car elle a « fait des Français trop facilement ». Après guerre l’idée d’un « grand remplacement » est confiné à l’extrême-droite la plus xénophobe. Par ses livres publiés ces 20 dernières années, Renaud Camus fait disparaître la part d’antisémitisme et de racisme biologique du « grand remplacement ». Il crée l’expression utilisée aujourd’hui. Elle est maintenant débattue dans le champ politique classique au point que les candidats LR aux présidentielles doivent dire si oui ou non ilselles adhèrent à cette théorie au cours leurs débats précédents les primaires. Dans le même temps à travers le monde plusieurs terroristes d’extrême-droite ont commis des massacres au nom de leur lutte contre le « grand remplacement ».

4. New-Age, « santé alternative » fascisme, clics & fric

Il apparaît que nos milieux ont une forme de méconnaissance (ou de déni) de l’ampleur de la propagande conspirationniste actuelle. C’est regrettable. Il est nécessaire de connaître un minimum nos adversaires pour lutter. Le conspirationnisme n’est pas un phénomène bénin et passager puisqu’il traverse nos sociétés depuis des siècles. Il n’est pas non plus marginal. Les sites, blogs et groupes de discussions conspirationnistes francophones comptent des centaines de milliers de membres et accumulent des millions de vues mensuelles, sans parler des has-been comme Bigard et Lalanne qui propagent leurs idées à la télévision ou la radio. Surfant sur le mouvement anti pass sanitaire et les mouvements conspis, un type aussi pitoyable et peu crédible que Philippot (qui militait pour un confinement plus dur au printemps 2020), a réussi à relancer sa carrière et tient des meetings dans les rues avec plusieurs milliers de personnes depuis des mois.

Faisons une petite revue de l’audience de quelques canaux complotiste, j’espère que vous êtes de bonne humeur personnellement ça m’a déprimé de regarder ces chiffres. Commençons doucement avec Silvano Trotta qui est capable d’expliquer très sérieusement que la Lune est une création artificielle. Il s’est fait connaître en tenant un discours covidosceptique et complotiste au sujet de la pandémie [5]. Son compte Telegram affiche plus de 100 000 abonné·es. Sur Telegram également, le très flippant compte Le Grand Réveil qui diffuse de la propagande Qanon, LQBTQI-phobe, antivax, etc est suivi par plus de 90 000 abonné·es Et les comptes de ce type où l’on désinforme et manipule au nom de la « réinformation » sont très nombreux.
Du côté des sites, wikistrike.com cumule 700 000 visites mensuelles. Qactus.fr qui revendique clairement son affiliation au mouvement Qanon reçoit entre 700 000 et 2 millions de vues par mois. Mais il y a encore mieux, ou pire…Le site FranceSoir.fr relaie la propagande Qanon et culmine à plus de 4 millions de visites par mois !! [6] Son Tipeee (une cagnotte en ligne) récolte 7 000 € chaque mois. Tous ces sites et individus qui reçoivent des millions de vues chaque mois ne peuvent pas ne pas avoir une influence sur le réel, l’argent récoltée n’en est qu’une des expressions.

Une des raisons qui expliquent le succès contemporain du conspirationnisme, capitalisme oblige, est le fait que pour certain·es propagandistes et leurs relais il s’agit souvent (peut être parfois seulement) d’un business, en plus d’être flatteur pour l’égo ou porteur politiquement évidement. Le conspirationnisme fait vendre des livres, des T shirts, des mugs, des films, des formations, etc. C’est aussi un excellent outil pour récolter de l’argent via des dons, la position victimaire y aidant sûrement. Il y a donc les milliers d’euros mensuel touchés par FranceSoir.fr et les 300 000 € récoltés par l’équipe du film Hold Up. Au passage ce sont tout un tas d’intermédiaires qui touchent aussi de la fraîche. Il y a YouTube et Facebook dont les algorithmes sont soupçonnés d’avoir favorisé les contenus conspis et d’extrême-droite [7] .Les plates-formes de financement participatif aussi. Interrogés par France 2 en septembre 2021 sur la présence d’individus ou de collectifs conspirationnistes ou antisémites sur leur site, les dirigeants de Tipeee répondaient sans suer :

« J’assume tout ce qu’il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste, parce que tant que ces gens-là n’ont pas été condamnés par la justice pour ce qu’ils disent, je ne vois aucune raison valable et morale de les enlever du site, et je leur dis même que nous, on fera en sorte de les défendre sur le site. » [8]

J’ai ici longuement écrit sur le conspirationnisme contemporain et ses implications politiques directes. Mais ce n’est pas le seul champ où il s’exprime, ni les seuls à avoir surfé sur la pandémie de Covid19. Il existe toute une sphère New-Age avec ses gourous spirituels et ses charlatans à tendance sectaire, vendant leurs camelotes matérielles et verbales souvent teinté d’ésotérisme. On peut penser par exemple au célèbre Thierry Casasnovas et à ses extracteurs à jus qui soignent tout, du cancer à l’autisme. Ici on ne nous vend pas la vérité sur le monde, mais les moyens pour être en bonne santé. Ici on n’est pas attiré par la méfiance vis-à-vis du pouvoir et des institutions, mais par le rejet de la médecine moderne au profit de la « santé alternative ». Mais évidemment ces charlatans ne se contentent pas de (mauvais) conseils pour son alimentation ou autre, ils profitent aussi de leur parole pour dérouler leur idéologie fondamentalement réactionnaire, et parfois antisémite [9].

Les Qanon étant la tendance complotiste actuelle majeure, capable d’agglomérer tous les complotismes, les gourous New-Age y font logiquement référence et invitent les figures de ce mouvement dans leurs conférences ou sur Zoom, afin d’attirer plus de clientèle. Profitant de l’engouement au sujet des questions sanitaires (entretenu par la catastrophe que représente la civilisation industrielle) des cabinets d’avocats spécialisés entretiennent une belle machine à cash [10].

5. Face aux complotismes, refuser le rôle de procureur ?

Ces derniers mois des textes ont circulé, refusant d’utiliser le qualificatif de complotiste, ou voyant dans ces mouvements de potentiels alliés, ou reprenant même des arguments utilisés par les conspis. J’ai plusieurs textes en tête, mais je parlerais ici de deux : Jusqu’à ce que Palo Alto brûle et Au procès des complotistes, nous ne soutiendrons pas les procureurs. Voici certains des extraits qui m’ont particulièrement dérangé :

« Isoler l’ennemi en révolte et dépolitiser sa lutte, la méthode est bien connue.
Ce qui est par contre un peu plus perturbant, c’est le fait qu’une telle dépolitisation à l’égard de ces sabotages d’antennes relais soit aussi le fait d’une partie des milieux autonomes, ce qui n’est pas sans poser quelques questions.
[…]
Dans ce sens, et même si certains de ces saboteurs et saboteuses croyaient vraiment que la 5G était responsable de la diffusion du Covid aussi fausse soit cette affirmation, elle ne change rien au fait que l’intuition qui guide l’action reste la bonne.
Ce qui compte au fond, c’est que des êtres humains ressentent une menace clairement identifiable pour leurs vies et leurs libertés et y réagissent, s’attaquant à ce qui les étouffe. »

Jusqu’à ce que Palo Alto brûle

« Souvent, leurs cibles ne sont pas si éloignées des nôtres : industrie pharmaceutique, agriculture intensive, finance internationale, capitalisme numérique. Si des individus s’imaginent que Bill Gates va vouloir pucer les enfants en Afrique avec le vaccin anti-covid, la dénonciation est évidemment plus que douteuse, mais l’idée n’est pas si éloignée de la réalité. D’une part, le traçage (sous d’autres formes) est de plus en plus présent dans nos vies ; d’autre part le philanthropisme est discutable lorsqu’il vient saper tous les fondements de médecine traditionnelle qui résistent encore sur certains continents pour rendre des populations entières dépendantes de l’industrie pharmaceutique. En un sens, beaucoup de gens comprennent au moins de quel côté vient le danger. »

« On ne peut que louer l’attitude qui engage lesdits complotistes à se méfier d’un journalisme à la solde d’intérêts économiques et politiques. Des sociologues ont amplement montré les logiques qui animent les médias de masse, incitant nos informateurs officiels à se copier les uns les autres à la recherche du buzz, à peu vérifier leurs informations, à se vautrer par terre pour l’audimat. On sait aussi quels grands groupes ou millionnaires détiennent les médias, et comment les rédacteurs doivent se plier aux intérêts de leurs actionnaires, quand bien même ils auraient le courage d’exercer leur sens critique. »

Au procès des complotistes, nous ne soutiendrons pas les procureurs

Plusieurs arguments sont développés dans ces différents textes, tentons de les résumer :
– Nous pourrions trouver des alliés parmi les complotistes car ilselles partagent les mêmes cibles, la même méfiance vis-à-vis de l’État et des médias, et les mêmes modes d’action (comme brûler des antennes 5G et parfois appeler à l’émeute)
– Le terme complotiste dépolitise des actions et sert la contre-insurection
J’y ajoute deux autres arguments issus de discussions avec des personnes défendant le fond de ces textes :
– Les postures anti-complotistes expriment une forme de mépris de classe, les complotismes expriment une révolte sincère mais n’ont pas notre culture politique
– L’État, la bourgeoisie et les médias usent du qualificatif de complotiste de manière péjorative, nous ne devrions pas réutiliser les catégories forgées par le pouvoir

À mon sens, ces analyses se trompent. Le complotisme peut certes exprimer une forme de radicalité politique, dans les mots, les cibles et les actes. Mais toutes les radicalités politiques ne se valent pas, au point d’être parfois antagonistes. Tout ce qui fume n’est pas feu.

À propos de l’accusation de mépris de classe, d’une part il apparaît difficile d’affirmer que les complotistes seraient si largement des prolétaires. Les CSP+ ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de diffuser des théories complotistes comme le montre les exemples cités au fil du texte. Les propagandistes savent très bien quels discours ilselles produisent, quels actes ilselles encouragent. D’autre part, le mépris de classe se place justement dans le fait de croire qu’il n’y a parmi les conspis que des classes populaires et laborieuses sans repère politique et saisissant tous ce qui est à leur portée pour critiquer et attaquer les pouvoirs. En sorte un retour à l’idée d’un lumpenproletariat intrinsèquement contre-révolutionnaire. Cela participe à dépolitiser leurs actions. Je pense qu’au contraire, bien que la dépolitisation et le manque de culture politique joue dans leur succès, certainement qu’une bonne part de leurs adeptes savent à quoi ilselles adhèrent. J’ai du mal à imaginer en qu’en 2021 on puisse sans le vouloir valider des discours racistes, antisémites, LGBTIphobe, etc. Pourtant c’est ce qui arrive à certaines personnes [11]. Notre rôle devrait alors être, au lieu d’avoir une sorte de complaisance avec ces théories et ceux qui y adhèrent de lutter encore et toujours pour défendre et diffuser nos idées, ce qui demande de ne pas reprendre la rhétorique et les expressions diffusées par les complotistes mais au contraire de repolitiser le réel et nos discours.

L’usage péjoratif et dépolitisant du mot complotiste par le pouvoir nous empêche-t-il d’en user et invalide-t-il totalement ce qualificatif ? Il existe bien un usage dépolitisant du terme complotiste c’est le cas par exemple autour des projets de coups d’État de Rémy Daillet-Wiedemann [12]. Lui coller le mot complotiste, comme l’a fait la presse, est bien léger. Il usait de rhétorique et stratagème complotiste, mais un rapide coup d’œil à son programme politique, toujours visible sur son site, permet de le classifier comme conspirateur d’extrême-droite. Extrait :

« Abolition de la maçonnerie, des sectes satanistes et diverses organisations délinquantes ou criminelles (Dissolution formelle de la franc-maçonnerie du CRIF, de la LICRA, de SOS-Racisme, du Betar, des ligues Antifa, etc., coupables de menées antinationales, violences, subversion, violation des droits du peuple et Haute trahison), interdiction d’y appartenir ; pénalisation de toute participation, pour un fonctionnaire à une organisation privée (hors clubs associatifs, sportifs, etc.). Mise à pied et mise en examens immédiats, avec privation de liberté, saisie des biens et déchéance de nationalité, de tout fonctionnaire maçon du 33ème degré et supérieurs »

Pour autant, et comme on l’a vu plus haut le complotisme est un mode de pensée politique à part entière et rejeter ce terme parce que nos ennemi⋅es l’utilisent c’est ajouter à la confusion en nous privant d’un mot pour décrire et comprendre un courant politique contemporain actif.
De plus il est bien malheureux d’utiliser comme dans Au procès des complotistes, nous ne soutiendrons pas les procureurs la technique rhétorique consistant à s’auto-assigner pour empêcher les critiques : « ah mais si je dis ça on va dire que je suis complotiste ! » Technique qui se trouve être justement utilisé jusqu’à plus soif par les complotistes et au passage, par l’extrême-droite : « on peut plus rien dire ! On va dire que je suis un fasciste si je dis ça ! Ce n’est pas être raciste de dire ça ! ». Rien d’étonnant si l’on voit les liens existants entre complotismes et extrêmes-droites.

Pour grossir le trait, car heureusement nous n’en sommes pas là, j’ai le sentiment que l’on tend à reproduire la stratégie des communistes allemand du KPD (Kommunistische Partei Deutschlands) dans années 20 et 30 en Allemagne suite à l’échec des différentes insurrections sous la République de Weimar. Comme si pour abattre l’État nous pouvions nous allier avec n’importe qui.

«  L’institution de la dictature fasciste ouverte, qui détruit les illusions démocratiques des masses et les libère de l’influence social-démocrate, accélère la marche de l’Allemagne vers la révolution prolétarienne. » Présidium du Comité exécutif de l’Internationale Communiste, 1er avril 1933
En novembre 1931, la Rote Fahne, le journal du KPD publie : «  le fascisme de Brüning n’est pas meilleur que celui de Hitler… C’est contre la social-démocratie que nous menons le combat principal. »
Ainsi les communistes s’allièrent de fait au NSDAP dans la rue pour empêcher la tenue de réunion des Sociaux-Démocrates. 90 ans plus tard il est aisé de se rendre compte de l’erreur que cela représentait… On pourrait ici me reprocher de verser dans le reductio ad hitlerum ou le point Godwin en créant un raccourci entre complotisme et extrême-droite. Je pense sincèrement qu’il y a un problème dans la critique de « l’anticomplotisme » tel que le produit nos milieux. Extrême-droite et complotisme se renforcent mutuellement. Qu’à notre époque on entende beaucoup plus dans le champ politique et médiatique l’accusation d’islamogauchisme afin de disqualifier des adversaires (qui fait plus que flirter avec le conspirationnisme) que de complotisme est déjà un indice.

De mon point de vue, nous assistons avec la montée du complotisme à une recomposition des forces réactionnaires qui se saisissent des discours de haine du moment. Haines qui finalement ne sont pas si neuves mais ne font que changer de peaux.

Situations complexes, discours complexes

6. Ne pas laisser de place au complotisme dans nos luttes et nos milieux

Selon moi il est difficile de nier les liens existants entre complotisme et fascisme, que ce soit dans l’histoire ou dans l’actualité. Fascisme comme complotisme théorisent un ordre naturel remis en cause par un complot de forces occultes. Tous deux portent comme seul espoir un sauveur qui surpasserait la puissance de ces forces, s’adressent plus aux émotions qu’à la réflexion [13].

Refuser de voir dans le conspirationnisme un danger, c’est croire que nos milieux seraient hermétiques au complotisme. C’est une erreur. Les exemples ne manquent pas de militant·es progressistes ou libertaires transfuges passé·es dans le camp réactionnaire. Une critique classique et ancienne du conspirationnisme est qu’il amène à l’impuissance et à l’inaction. Mais cette critique avait oublié que cela a des limites. Au-delà d’un certaine durée et intensité dans la crise la diffusion des complotismes alimentent des mouvements de masse. Ils deviennent porteurs politiquement et intègrent le champ politique classique.

Tout comme dans nos groupes ou nos rapports interpersonnels nous devons être capables de reconnaître les oppressions, d’en parler afin d’aller vers un monde débarrassé d’elles ; il me semble tout aussi nécessaire d’être à l’affût des discours, rhétoriques, postures et théories conspirationnistes afin de mieux les combattre. Que l’on parle de Covid19 ou non. Il nous faut regarder de près les sources que l’on utilise lorsqu’on travaille sur un sujet que l’on souhaite partager (surtout sur un sujet lié à la santé…), prêter attention autant au message qu’au messager, refuser la manipulation et l’usage de faux pour convaincre. Les théories conspis sont à l’heure actuelle très populaires et tendent à s’approprier l’hégémonie des discours « anti-système ». Il serait catastrophique de diluer nos idées et nos pratiques dans une sorte de conspirationnisme à la sauce autonome : poser des « questions qui dérangent », n’user que de l’affect et du sensationnel, mélanger cause et conséquence, se défaire de la nécessité de véracité, adopter des postures victimaires. Nous serions certain⋅es de perdre tout espoir de poser des bases et des objectifs émancipateurs dans les luttes. Sans oublier, sur un plan très personnel mais tout aussi important, que nos proches (ami·es, familles, etc) sont susceptibles de se retrouver bouffé⋅es par des théories complotistes ou des sectes qui les propagent.

 

Texte format brochure

P.-S.

Pour poursuivre, quelques ressources

Déclinisme, complotisme : nouvelles croyances pour une histoire en perte de sens ? – Johann Chapoutot sur France Culture

Libertaire et « ultra gauche » contre le négationnisme – édition Reflex

Le passé n’a pas disparu, intégrer dans tous nos mouvements le combat contre l’antisémitisme – brochure disponible sur infokiosques.net

Lettre à propos de ReinfoCovid – Paris-Luttes.info

« Hold-Up » : une analyse politique du complotisme – Le Poing

Bourguignon : des scientifiques au service de la confusion – Manif-est.info

Par-delà conspirationnisme et anti-conspirationnisme conservateur. Une analyse matérialiste critique des conspirationnismes à l’ère du coronavirus – Sortirducapitalisme.fr

Rouges-bruns [dossier] – Sortirducapitalisme.fr

Quelques réflexions sur la catastrophe en cours – iaata.info

Sur les boucles Telegram, du lavage de cerveau, du sectarisme et beaucoup d’argent – La Mule du Pape

 

Notes

[1] Europe 1 le 10 novembre 2021

[2] Je ne trouve pas ce néologisme tout à fait satisfaisant, plaçant celles et ceux qui nient la réalité de l’ampleur de la pandémie de Covid19 sur le plan du simple doute quand les preuves ne manquent plus. Le terme covidonégationniste souvent utilisé aussi banalise malheureusement l’usage du mot « négationniste ». Par défaut j’utiliserai l’expression covidosceptiques.

[3] Aux États-Unis d’Amérique ce sont plusieurs élus Républicains qui propagent des discours QAnon : Marjorie Taylor Greene, Lauren Boebert à la chambre des représentants, Ted Cruz le sénateur du Texas pour les plus en vues.

[4] Une sortie de Bolloré de l’entre deux guerres. Milliardaire, il rachète au cours des années 1920 plusieurs journaux et finances divers groupes dont l’Action Française et les Croix-de-Feux qui participeront à la tentative de coup d’État du 6 février 1934

[5] Il aurait pourtant fait son beurre pendant la pandémie avec des drives de test PCR https://www.lci.fr/societe/covid-19-le-complotiste-silvano-trotta-a-t-il-touche-des-fonds-publics-pour-lancer-un-drive-de-depistage-du-coronavirus-2175946.html

[6] Des sites comme similarweb.com permettent de connaître l’audience des sites du World Wide Web. Vous pouvez aller comparer avec votre site d’info local perso ou préféré, si vous voulez déprimer… Les sites anti autoritaires font pâle figure à côté…

[7] Ces derniers mois les deux sites ont annoncé avoir pris des mesures pour y remédier. YouTube a modifié son algorithme de suggestions pour éviter les bulles de filtre et Facebook a supprimé des centaines de groupes QAnon

[8] Tipeee a prélevé 10 000 € de commissions sur les 150 000 € récoltés par Hold Up sur le site

[9] À ce sujet on peut voir les vidéos du collectif l’Extracteur à retrouver sur YouTube, Twitter et leur blog à l’adresse bloglextracteur.wordpress.com

[10] Lire à ce sujet le thread Twitter d’Alexander Samuel https://threadreaderapp.com/thread/1347710916477988865.html

[11] A ce sujet, écouter le podcast du Parisien « J’avais perdu le lien avec la réalité » où témoigne un ancien complotiste. Il est aujourd’hui sur Twitter @Shibastronaute

[12] Un bourgeois fils d’un député (élu de 1978 à 1993) qui déclarait lors du débat sur la légalisation de l’IVG que Simone Weil acceptait de voir les embryons « jetés au four crématoire ou remplir des poubelles ». Rémy Daillet est lui l’ancien chef du Modem de Haute-Garonne.

[13] voir Le Nouvel Ordre Mondial, Conspirationnisme & Fascisme par KaleidosPop.c sur YouTube

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