La réaction en Italie

Malacoda / mardi 7 décembre 2021

La réaction en Italie
Message dans un tonneau, sur l’opération Sibilla et beaucoup d’autres choses

« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice »
M. Bakounine, La Réaction en Allemagne

On raconte qu’un jour Alexandre le Grand se rendit au tonneau où vivait Diogène de Sinope. Diogène était le seul philosophe qui n’était pas allé rendre hommage au grand roi. Du coup ce fut Alexandre qui alla chez lui. Alexandre lui demanda : « Dis-moi ce que je peux faire pour toi ». Et Diogène répondit : « Ôte-toi de mon soleil ».

Aujourd’hui, réfléchir sur les conditions d’incommunicabilité, d’autonomie, d’une attitude réfractaire vis-à-vis du pouvoir est beaucoup plus compliqué qu’au IVe siècle av. J.-C.

Aujourd’hui, le pouvoir ne s’ôte pas, il n’existe plus de tonneau où l’ombre de l’État n’arrive pas. La violence est la seule relation possible avec cet organisme global. On entend bien trop souvent répéter, tel une cantilène vespérale de béguines, que la violence révolutionnaire est dépassée. On dit que « ce n’est plus l’époque », tandis que ce qui est dépassé, désormais, est plutôt la possibilité d’évasion.

Les deux dernières années ont été une confirmation de cette histoire millénaire. Une ère nouvelle s’est annoncée par le massacre dans les prisons italiennes, par l’enfermement des personnes à la maison pendant que la production continuait, par les agressions et les meurtres lors des grèves dans le secteur de la logistique, par les innombrables manœuvres répressives contre les anarchistes, enfin par le Pass sanitaire, aboutissement définitif (?) de la nouvelle société de contrôle.

Dans l’ainsi-dite civilisation globale, les désastres du capitalisme nous atteignent dans chaque antre. La trajectoire parabolique des derniers mouvements environnementalistes me semble parlante. Le « bla bla » de la petite Greta qui lui retombe sur la tête : c’est justement vous, les pacifistes, qui ne faites que du « bla bla », pendant que les patrons du monde continuent de nous amener tous vers la catastrophe. Quoi faire, alors ? Sortir du tonneau et agir.

On peut lire la récente opération « Sibilla » sous trois angles différents : les dynamiques de désolidarisation, le tournant autoritaire de type nouveau, la phase nihiliste.

 

1. Dynamiques de désolidarisation

Cette enquête veut avant tout cibler les écrits d’Alfredo Cospito et les personnes qui les diffusent. L’objectif déclaré par les magistrats est de créer un fossé plus puissant encore du fossé physique qui entoure la prison. Donner sa solidarité révolutionnaire à un prisonnier comme Alfredo signifie donc s’attirer l’attention de la répression.

Certaines choses, on ne peut pas les dire ! Il y a un fait inhérent aux perquisitions du 11 novembre qui n’a pas encore été suffisamment souligné. Le ROS a saisi toutes, je dis toutes, les copies qu’il a trouvé de Vetriolo, du livre Quale internazionale? et du livre Mio caro padrone domani ti sparo (Edizioni Monte Bove), dans la tentative d’effacer un morceau important de l’édition anarchiste de ces dernières années. Les mots, les analyses, les propositions des révolutionnaires doivent disparaître, condamnés à la damnatio memoriae ; ils seront probablement brûlés lors de la première nuit de pleine lune, avec la bénédiction de l’évêque et la sainte inquisition pour conjurer le mauvais sort. Mais les dynamiques de désolidarisation sont quelque chose qui rampe, elle ne s’épuisent pas en une nuit de chasse aux sorcières. Elles s’étendent comme un nuage toxique.

Comment peut-on répondre aux dynamiques de désolidarisation ? Par la solidarité ; oui, mais qu’est-ce que c’est la solidarité ? Je ne suis pas solidaire des idées d’Alfredo. J’en partage certaines, d’autres je ne les partage pas. Je suis anarchiste et je raisonne par moi-même. Je suis solidaire des pratiques dont il est accusé. Je pense que les pratiques dont Alfredo est accusé sont le patrimoine du mouvement révolutionnaire.

Et ce n’est pas par hasard que j’utilise le mot « patrimoine ». Notre classe n’a pas de richesses. Elle n’hérite rien, dans le monde des patrons. Nos seules richesses, notre patrimoine, sont nos pratiques de lutte. Elles sont notre seul héritage, nous devons les garder précieusement, mais surtout nous devons les alimenter. Chaque génération peut être une génération « messianique », révolutionnaire, disait Walter Benjamin.

Naturellement, on fait ce qu’on peut avec les moyens que l’on a. Il paraît que, quand quelqu’un a demandé à Diogène quelle est l’heure meilleur pour manger, le philosophe aurait répondu : «Quand on est riche on mange quand on veut, quand on est pauvre, quand on peut.»

Un grand stratège révolutionnaire, Carletto Mazzone, disait que « les riches se nourrissent de technique, les pauvres de tactique ». Nous n’avons pas de technique, n’avons pas de science et n’avons pas de fondations millionnaires. Nous avons notre intelligence et notre faim.

Et l’intelligence fait peur, c’est pour cela qu’on nous saisit des livres et des journaux.

 

2. Tournant autoritaire de type nouveau

À propos d’analyses qui font peur, l’opération Sibilla confirme une hypothèse importante de Vetriolo. L’avènement d’un « tournant autoritaire de type nouveau ». Pour situer correctement ce concept, il nous faut d’abord dire quelque chose sur le saint patron de l’opération Sibilla.

Affecté pour l’instant au parquet de Perugia, Raffaele Cantone est l’un des astres resplendissant de la bourgeoisie italienne. Réserviste de la République en service actif, son nom a été proposé à maintes reprises pour le poste de président du Conseil des ministres, notamment dans les milieux européistes, libéristes et dans la coterie qui tourne autour de Matteo Renzi. Bien entendu, cela pour un gouvernement issu d’une brigue parlementaire, car ces gens-là, on le sait et on l’a vu avec Mario Monti, même leurs mères ne votent pas pour eux.

Parmi toutes les accusations portées par la procureure adjointe Manuela Comodi et bénies par Saint Raffaele Cantone, le paragraphe M) de l’ordonnance est sans doute le plus rigolo. On est accusés d’avoir écrit un texte, signé « Circolaccio Anarchico – Spoleto », dans lequel on appelle à « une vraie grève générale » – un truc de ouf ! – « en incitant donc publiquement à la perpétration de délits contre la personnalité de l’État, le menaçant gravement d’un dommage injustifié ».

Voilà ce que c’est le tournant autoritaire de type nouveau : pendant que les milices des patrons tabassent les ouvriers en grève, ceux qui appellent à une vraie grève générale, à la hauteur du niveau de l’affrontement en cours, menacent d’un « dommage injustifié » ces patrons qui tiennent en si grand compte le Dr. Cantone.

Afin de se prévenir de tout danger de « victimisme » ou d’« innocentisme », il fait préciser que Cantone, comment le dire, ne s’est pas du tout « trompé grossièrement » [« prendre una cantonata », en italien ; NdAtt.]. Sa stratégie se situe tout naturellement au sein du tournant autoritaire de type nouveau. Il y a une ligne rouge qui relie le massacre du Mottarone à Stresa avec les six morts par jour dans des accidents du travail, avec les syndicalistes tués, le Pass sanitaire et l’opération Sibilla. Cette ligne rouge s’appelle reprise de l’économie capitaliste.

« Cantone le Censeur » a raison : je suis complètement coupable d’avoir encouragé le sabotage de la reprise économique.

L’accusation portée par Cantone a en effet ce saveur nostalgique, qui nous ramène à ce bon vieux temps. Il faut en effet rappeler qu’à l’origine l’article 270 du code Rocco [le code pénal actuellement en vigueur en Italie, dont le nom vient du ministre fasciste Alfredo Rocco, qui en a été l’auteur principal, en 1930 ; NdAtt.] punissait les associations encourageant « la haine de classe ».

Imaginez-vous si je ne suis pas coupable ; nous, les anarchistes, ça fait 150 ans que nous divulguons la haine de classe ! Pas seulement je me déclare coupable, mais afin que ma confession soit plus convaincante je souhaite nommer mes coresponsables :
– l’association des patrons du secteur industriel (vous souvenez-vous de cette merde, à Macerata, qui disait « si quelqu’un va mourir, tant pis » ? [Domenico Guzzini, président de la section de Macerata de Confindustria (le Medef italien) dans un entretien télé de décembre 2020 avait demandé de faire redémarrer l’économie coûte que coûte ; NdAtt.]) ;
– l’association des commerçants, pour ces contrats de travail à 10 heures, avec 40 heures en plus au black (du coup, pendant le confinement, on a touché l’allocation chômage pour les seules 10 heures déclarées) ;
– les entreprises comme la SKP, de Milan, qui louent les « gros bras » pour les milices qui tabassent les ouvriers en grève.

Je demande pardon aux très nombreux que j’oublie. Dans ma vie, j’ai fait tout mon possible pour attiser la haine de classe, mais c’est seulement grâce à vous qu’on en est arrivés là.

Si c’est de l’incitation, eh bien, alors c’est une incitation irrésistible !

Malgré le bon vieux temps du code Rocco, qui, depuis 15 ans, fait rêver Manuela Comodi, il faut préciser que le tournant autoritaire de type nouveau n’est pas le fascisme. Comme le bracelet électronique n’est pas le boulet au pied. D’ailleurs, ils nous avaient bien promis que la technologie nous aurait amélioré la vie !

Cette précision, entre autre, nous garde à l’abri du complotisme. Ceux qui pensent, par exemple, que l’État suscite à dessein des tensions et des crises, pour se lancer ensuite dans une dérive autoritaire. L’État, s’il le pouvait, vivrait dans la paix sociale. L’État nous attaque parce qu’il est sous attaque !

La vérité est que les crises que le capitalisme est en train de provoquer – des crises environnementales, sanitaires et sociales – sont ingouvernables. C’est pour cela qu’il y a besoin d’un tournant autoritaire. C’est à cela que servent les technologies, le contrôle numérique, le passeport pour l’intérieur pour pouvoir se déplacer et pour travailler.

Cette précision, en outre, me garde bien loin de tout antifascisme démocratique. C’est bien vrai, comme il le disait Bordiga, que l’antifascisme allait devenir le pire produit du fascisme.

Sans modestie, Vetriolo a depuis toujours été le journal le plus lucide sur ces sujets. Avant que cela devienne un sentir commun, quand on avait Matteo Salvini comme chef du gouvernement, Vetriolo critiquait déjà ceux qui parlaient de danger facho-leguiste. Dans les pages de Vetriolo, a toujours été écrit que les vrais dangers autoritaires venaient d’une dérive du libéralisme, que l’on risquait plus un Bava Beccaris [général du royaume d’Italie, qui, en 1898, a fait tirer sur la foule qui demandait du pain ; pour cela, le roi Umberto I l’a décoré, chose qui, entre autre, a motivé l’anarchiste Gaetano Bresci dans son régicide ; NdAtt.] qu’un Mussolini (un Bava Beccaris évoqué encore récemment pour demander qu’on tire sur les manifestations contre le Pass sanitaire).

Et, dans mon livre d’histoire, après Bava Beccaris il y a Gaetano Bresci…

 

3. La phase nihiliste

Le dernier aspect dont l’opération Sibilla nous parle est inhérent à ce que, sur Vetriolo, a été appelé la « phase nihiliste ». La phase nihiliste met en cause, à mon avis, deux types de problèmes.

Le premier est inhérent au rapport de plus en plus conflictuel par lequel la science est désormais perçue par les masses. Bakounine avait prophétisé cette dégénération, il y a 150 ans déjà. En reliant l’idée d’État à l’idée de Dieu et en observant que chaque pouvoir étatique nécessite un apparat idéologique-réligieux, Bakounine avait prévu que lors du plein développement de l’État bourgeois les scientifiques seraient devenus les nouveaux prêtres.

Bakounine, il faut le rappeler, ne polémique pas avec la science, comme si celle-ci avait une vie propre, subjective, mais avec le fait que les scientifiques se constituent en clergé. C’est à dire que le problème, pour Bakounine, n’est pas l’anti-science : il s’agit toujours d’un problème social, de la stratification idéologique, et non seulement mécaniciste, des classes sociales.

Le clergé scientiste a, comme tout clergé, ses rites et ses mystères, son langage est enveloppant et excluant, composé de jargons creux qui excluent les masses.

Aujourd’hui, la prophétie de Bakounine est devenue réalité, des millions de prolétaires à travers le monde descendent dans les rues contre les nouveaux « scribes ». Si même la très civilisée Hollande voit ses flics tirer sur des manifestants, ça veut dire que quelque chose de puissant est en train de se passer.

La grandeur du geste d’Alfredo consiste à avoir individué, de manière férocement lucide, la contradiction du siècle : la lutte entre les exploités et le nouveau clergé qui veut redessiner le monde afin que l’ordre des patrons devienne irréversible. Dans une époque où l’on nous responsabilise tous, Alfredo « redistribue » un peu les responsabilités.

Le deuxième type de problème que la phase nihiliste met en cause est le refoulement de la lutte de classe. Un vrai déracinement, pratique et culturel, de cette lutte a été mis en place. La haine de classe est le grand refoulé de notre époque.

La phase nihiliste consiste donc en cela : le retour de la haine de classe refoulée, sous des formes symptomatiques, karstiques, irrationnelles. Se moquer de cette irrationalité car les énervés ne vénèrent pas la science comme le prévoient les églises marxistes ou parce qu’ils n’adhèrent pas au manuel du parfait activiste vert/fuchsia de la « new left » signifie ne pas avoir compris la nature de la phase nihiliste.

Nous devons, au contraire, opposer au mythe de la science le mythe de la révolution sociale, porter dans la phase nihiliste cette négativité radicale qui est l’anarchie vengeresse.

Il faut hélas reconnaître une certaine « ponctualité » à l’opération Sibilla. Finies les « longues durées », il paraît que l’histoire ait chaussé les bottes des sept lieues. Je suis néanmoins convaincu que ces opérations ne peuvent avoir aucune possibilité de succès. Je tiens beaucoup à cette phrase de la Plateforme :
« L’Anarchisme naquit donc, non pas des réflexions abstraites d’un savant ou d’un philosophe, mais de la lutte directe menée par les travailleurs contre le capital, des besoins et des nécessités des travailleurs, de leur psychologie, de leurs applications vers la liberté et l’égalité ».

Étant donné qu’il s’agit d’une idée immanente aux exploités, les barreaux ne suffisent pas, pour enfermer l’anarchie. Il ne suffit pas de fermer des journaux. Inévitablement, tel le Phénix, de la rage surgira à nouveau l’Idée indicible.

Pour finir, étant donné que l’on parle de « délits d’opinion » (la définition du juge d’instruction, sic), on est appelé à répondre à une question : qu’est-ce que cela signifie penser ?

Penser signifie nier. Spinoza disait que chaque affirmation est une négation. Dans nos langues, il est presque impossible de formuler une phrase qui ne contient pas de négation. La pensée surgit donc en tant que négation de l’être, comme négation de ce-qui-est, de l’État [en italien « stato » signifie à la foi « état » et « été » ; NdAtt.]. Depuis toujours, les hommes nient une réalité qu’ils trouvent insupportable.

Il y a une seule entité qui ne nie jamais, c’est la machine. La machine est une « entité positive », nous sommes des entités négatives. Nous avons en nous une fracture entre notre moi et la nature, entre notre moi et l’histoire, entre notre moi et l’État. C’est la raison pour laquelle des machines intelligentes ne pourront jamais exister, quoi qu’on en dise. La seule machine intelligente est celle qui s’éteint. Parce que seulement celui qui nie, celui qui « fait grève » possède la dignité de l’intellect.

Comme il le dit le détestable slogan des Carabinieri : « obéir en se taisant ». L’obédience est muette, c’est la négation qui fonde le langage. En ce qui me concerne, vous n’arriverez pas à me faire taire : je suis un prolétaire, je suis un anarchiste, je suis un insurectionnaliste et je ne ferai jamais un pas en arrière.

 

Michele Fabiani
un anarchiste des Sibyllins

 

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