Lettre à un.e chilien.ne à propos de la situation actuelle

Lettre à un.e chilien.ne à propos de la situation actuelle, de Gustavo Rodriguez (1re et 2me partie)

Première partie

Anarquia.info / dimanche 10 novembre 2019

À Joaquín García Chanks et Marcelo Villarroel Sepúlveda, compagnons et complices.

« …toute opinion révolutionnaire tire sa force de la conviction secrète que rien ne peut être changé »
Georges Orwell, Le Quai de Wigan

« Alice : Combien de temps dure « pour toujours » ?
Le Lapin blanc : Parfois juste un instant. »
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

Le mal-être est le nouveau point de départ de protestations populaires impétueuses qui traversent la géographie mondiale. Hong Kong, la France, l’Algérie, l’Irak, Haïti, le Liban, la Catalogne, l’Équateur, la Bolivie et le Chili sont les splendides protagonistes de la vague de révoltes urbaines de masse qui secoue le monde.

S’il est vrai que ces larges protestations ont des déclencheurs très spécifiques (notamment Hong Kong et la Catalogne, avec leurs flirts indépendantistes), il serait naïf de penser que cette rage accumulée n’entre pas en jeu. L’augmentation du coût de biens et services, ajoutée à l’austérité – avec les pertes d’emplois qui en résultent et la survie économique inégale due au ralentissement de la croissance mondiale – sont le dénominateur commun de la plupart de ces mobilisations.

Cependant, il est indéniable que ces protestations partagent aussi une autre grande toile de fond qui va bien au-delà de l’analyse économique et qui, de façon très intéressée, n’est pas abordée dans les médias de domestication de masse et échappe intentionnellement à l’analyse de politologues et apologistes de la domination : l’effervescence anti-gouvernementale, le raz-le-bol vis-à-vis de ceux qui gouvernent et contre tous les partis politiques, quelle qu’elle soit leur couleur idéologique. Une caractéristique qui porte l’absence de leadership et/ou de dirigeants et qui facilite la concrétisation éphémère de l’Anarchie.

Il n’y a aucun doute que les particularités de ce dernier mélange subversif titillent a priori de nombreux compagnons et compagnonnes anarchistes, qui continuent à analyser les événements à travers le prisme de l’idéologie et restent bloqués dans des paradigmes stagnants du XIXe siècle. Rien n’est plus mortel pour les idéologies que la réalité elle-même.

Évidemment, ce vieux modèle de société anarchiste, qui était imaginé à partir d’un cadre de valeurs, d’un prototype de société, d’un projet de changement et d’une pratique correspondante, ne peut plus être reproduit de nos jours.

Comme l’a bien souligné le compagnon Alfredo Bonanno dans l’une de ses conférences tenues à Athènes, intitulée La destruction du travail : « La première chose que nous devons éliminer de nos esprits est le fait de penser qu’à l’avenir, même au cas où la révolution aurait lieu, il y aurait quelque chose à hériter de l’État et du Capital. Vous souvenez-vous des vieilles analyses des compagnons d’il y a vingt ou trente ans, quand on pensait qu’à travers l’expropriation révolutionnaire des moyens de production des mains des capitalistes et leur remise aux prolétaires – dûment éduqués à l’autogestion – on allait créer la nouvelle société ? Cela n’est plus possible. » [1]

Aujourd’hui, il ne suffit pas la multiplication des révoltes spontanées, ni la généralisation de la grève, ni le triomphe d’une Révolution Sociale, ni l’expropriation des moyens de production et l’inversion des structures pyramidales de domination, pour que les conditions d’une coexistence autogérées et libertaires se matérialisent comme une possibilité immédiate.

Cependant, nous ne pouvons pas nous contenter de souligner que les vieilles luttes ne sont plus valables de nos jours.

Encore une fois, nous nous retrouvons avec la même incapacité de toujours à franchir la ligne et à passer de l’autre côté une fois pour toutes. Avec l’incapacité d’abandonner l’impasse où nous conduit le Pouvoir, de nous libérer par nous-mêmes, de démêler le chemin et de renoncer définitivement à un parcours circulaire. C’est à nous alors de revoir en profondeur notre échafaudage historique, en enlever les planches pourries et/ou érodées par le temps passé et de les remplacer par du bois massif et frais.

Nous devrons repenser l’Anarchie, ou bien penser contre la pensée. Inversez les schémas. Penser, nous rappelle Deleuze depuis l’Enfer, consiste à « perdre chaque fois une flèche de soi dans la cible qui est l’autre, faire briller un rayon de lumière en mots, faire entendre un cri dans les choses visibles. Penser, c’est arriver à ce que le voir atteigne ses limites, et parler le vôtre (…), c’est émettre des singularités, lancer les dés. Le jeu de dés exprime que la pensée vient toujours de l’extérieur (que l’extérieur a déjà coulé dans l’interstice ou a constitué la limite commune). La pensée n’est ni innée ni acquise. Ce n’est pas l’exercice inné d’une faculté, mais ce n’est pas non plus un apprentissage qui se constitue dans le monde extérieur. » [2]

Déjà vécu

Pour ceux d’entre nous qui étaient adolescents en cette année emblématique, 1968, – et pour ceux qui m’ont dépassé dans les années et l’ont vécu en lançant des pavés ou dans des cadres beaucoup plus compromettants – les révoltes exubérantes qui nous occupent aujourd’hui provoquent une sorte de déjà vécu, c’est-à-dire ce sentiment de répétition de l’histoire, d’avoir déjà vécu cette même expérience par le passé.

En effet, les mobilisations de masse ne sont pas quelque chose de nouveau. Les manifestations soixante-huitardes aussi on été de masse et elles ont donné lieu à un mouvement dévastateur, au contenu anti-autoritaire – non prévu et encore moins promu par les chapelles de l’anarchisme officiel de l’époque – qui a débordé les situations politiques et économiques qui l’exprimaient, en donnant vie à une crise de civilisation qui a mis en échec la société disciplinaire et a anticipé la crise du monde capitaliste des années 1970 et la chute de l’État-providence.

Arrivent ensuite les protestations – tout aussi massives – contre la guerre en Indochine (Vietnam, Laos et Cambodge). Puis est venu le mois de mai 1977 en Italie, suivi des manifestations antinucléaires et, pour clore le siècle, en 1999 se déclenche au niveau international une série de mobilisations contre la « mondialisation » (Seattle, Washington, Prague, Québec, Gênes, Barcelone, Thessalonique, Varsovie, Guadalajara) qui s’étende jusqu’en 2004.

Beaucoup plus proche dans le temps, nous avons vu les mobilisations massives et le occupations incarnées par le mouvement du 15-M, appelé également « mouvement des Indigné.e.s » (2011-2015) dans l’État espagnol, ainsi que sa réplique, le mouvement Occupy Wall Street (2011-2012) ; tout comme les manifestations sur la place Syntagma à Athènes et celles menées par le mouvement « Nuit debout » à Paris et, plus récemment encore, celles des « Gilets Jaunes ».

Malgré l’esprit rebelle qui les animait et leur spontanéité manifeste, toutes ces mobilisations (sans exception) ont épuisé leur fort élan d’insoumission, en recréant la dialectique marxiste du pouvoir constituant et se sont retrouvées prisonnières des dispositifs de capture du système de domination. Comme nous le rappelle le compagnon Bonanno, « La machine de 1968 a produit les meilleurs fonctionnaires du nouvel état techno-bureaucratique ». [3]

Voilà la prodigieuse capacité de cooptation des mouvements sociaux de la part des structures de domination, une source inépuisable de restauration.

Ainsi, nous avons vu la transformation du « mouvement des Indigné.e.s », des places de l’État espagnol au parti Podemos, en devenant les défenseurs de la loi et de l’ordre, au nom des humbles ; comme Syriza qui a abandonné les places d’Athènes et a appliqué les politiques d’austérité de l’Union européenne, en devenant, une fois au pouvoir, son fidèle exécuteur. Ou encore, « Nuit debout » appelant à promulguer une nouvelle Constitution et le mouvement Occupy Wall Street rejoignant les rangs de Bernie Sanders dans sa lutte pour la Maison Blanche.

En réalité, une fois fait ce récit des protestations et mobilisations passées, surgit une certaine incertitude, qui nous porte à nous demander si nous vivons vraiment un déjà vu, c’est-à-dire si l’histoire se répète vraiment et si nous sommes absolument certains que ces expériences se sont déjà produites ou si nous vivons une altération de la mémoire, qui nous fait croire que nous nous rappelons des situations qui ne se sont jamais produites ou, vraiment, nous sommes confrontés à un phénomène jamais vu, jamais entendu, ni même rêvé.

Si, en mai 1968 – comme lors de l’ensemble des mobilisations évoquées plus haut – les protestations ont été inspirées par une utopie constituante, il est évident qu’il n’y a pas de perspective utopique dans les mobilisations qui secouent le monde à l’heure actuelle. La rage et le désespoir n’ont pas de motivations utilitaristes, ils ne sont ni politiques ni idéologiques [4], ils sont « irrationnels », ils vont au-delà de la négation politique et sont mus par une tension dystopique.

Même si parfois la protestation se mêle et se confond avec les revendications citoyennes promues par les partis et les syndicats – toujours prêts à se joindre à la réaction populiste prédominante -, l’excès de négatif qui découle d’elle exprime les passions refoulées et la force érotique de la sédition, en créant des subjectivités insurrectionnelles fugaces, qui donnent une vie éphémère à l’anarchie, renversent l’ordre et provoquent des crises dans les dispositifs de contrôle.

Instantanés de la révolte chilienne (première approche) [5]

Depuis le 18 octobre dernier, le Chili est devenu l’épicentre de l’insurrection latino-américaine, en nous donnant à voir des véritables batailles de rue contre les militaires et les flics. Après quinze jours de révolte ininterrompue, le feu insurrectionnel généralisé a réussi à briser la sale normalité qui prévalait après la fausse « transition vers la démocratie », qui a suivi les longues années de fascisme imposé par la dictature militaire – des affaires du général Augusto Pinochet.

Sans aucun doute, l’insurrection généralisée qu’on vit aujourd’hui au Chili est la manifestation du désespoir, le geste nihiliste de ceux/celles qui ont abandonné l’attente, l’explosion de la rage anarchique que l’on pressent depuis le début du siècle, une trajectoire riche d’affinités subversives, un ensemble de complices et de compagnons dans la conspiration, avec une présence vive et une expérience pratique du monde.

Au-delà des milliers de tags de main acrate, dans les villes de Santiago, Valparaíso et Concepción, qui aujourd’hui encouragent la continuation de la révolte, le conflit se manifeste de multiples façons à travers la région chilienne.

A Santiago, outre la mobilisation de 1,2 million de manifestants, qui – avec ses effets performatifs et son ampleur symbolique – a fait la une des journaux télé, se concrétise l’attaque habituelle contre les icônes de la domination, avec la décharge de toute la colère, déjà contenue, contre les multinationales capitalistes, par la destruction des marchandises, l’incendie des dizaines de bus des transports en commun, des véhicules et des bâtiments, par le sabotage et l’incendie des stations de métro, par les nombreuses expropriations en masse dans des magasins et des supermarchés.

En poursuivant avec l’attaque contre les symboles, la chaîne de télévision « Mega » a été prise par cible à trois reprises, avec des engins incendiaires, par des jeunes masqués. Une statue en l’honneur de la police a été mise en pièces, dans la commune de Barnechea, ainsi que tant d’autres monuments – symboles emblématiques de la domination – qui ont été détruits sur de nombreuses places du pays.

De même, des fleuves de manifestants ont tenté à plusieurs reprises de s’emparer de La Moneda [le Palais présidentiel ; NdAtt.], s’affrontant à la féroce réaction des militaires et des Carabineros. L’assaut au palais du gouvernement est devenu l’objectif principal de l’insurrection sociale, faisant ressurgir une certaine réminiscence de la prise du Palais d’hiver, qui devrait nous faire réfléchir.

Notes pour une réflexion collective

Pourquoi devrions-nous prendre d’assaut La Moneda ? Notre but n’est pas de prendre des palais, mais de les démolir. Ou, ça revient au même, de nous soustraire au Pouvoir. C’est-à-dire écraser tout vestige du pouvoir constitué et faire avorter toute tentative de pouvoir constituant.

Dans ce sens, il doit être très clair pour nous que les efforts convergents des flics rouges et des autres agents de la gauche du Capital, avec leur  Mesa de Unidad Social [Table d’Unité Sociale, coordination de syndicats et d’associations de gauche ; NdAtt .] et leurs appels insistants au plébiscite, à « une nouvelle Constitution avec une participation citoyenne obligatoire » et à la formation d’une Assemblée constituante ; pareil que la tentative de contrôle du Movimiento Allendista por una Nueva Constitución [6] ; ou l’appel répugnant que le Frente Patriótico Manuel Rodríguez adresse « aux militaires patriotes, aux Carabinieros conscients » afin qu’ils « se soumettent au peuple et contribuent à la lutte et à la fin des mauvais gouvernements » [7], ainsi que les hurleurs schizoïdes d’Izquierda Libertaria et de Socialismo y Libertad réclament « l’unité populaire » ; tout ça est non seulement opposé à nos objectifs de lutte, mais il représente une nouvelle tentative pour pérenniser la domination et consolider un Capital « à visage humain ». Une tentative que nous devons combattre avec le même élan avec lequel nous faisons face au pouvoir constitué.

Aussi, face à l’appel de l’aile la plus radicale de la social-démocratie armée, le dénommé Frente Patriótico Manuel RodríguezAutónomo (FPMR-A) et le Movimiento de Izquierda Revolucionario-Ejército Guerrillero de los Pobres (MIR-EGP), il nous appartient non seulement de maintenir une salutaire distance, extrêmement sceptique, mais de faire face par tous les moyens possibles à leur proposition de Pouvoir populaire.

Malheureusement, il y a encore des compagnonnes et des compagnons qui insistent sur le caractère « social » de la révolte en cours et gardent des attentes dans une prétendue – et irréalisable de nos jours – société libertaire, mais comme Alfredo l’a bien souligné dans la conférence précitée « je suis convaincu que même si « l’anarchie devait être réalisée », les anarchistes seraient critiques de cette anarchie constituée. Parce que cet anarchisme serait une institution anarchiste, et je suis sûr que la grande majorité des compagnons seraient contre ce genre d’anarchisme » [8].

Pour beaucoup d’amoureux de la lutte sociale, à partir des interprétations multiples et différentes de l’anarchisme, il faut « comprendre que la lutte contre le capital a plusieurs fronts et plusieurs formes d’action », afin de pouvoir avancer « vers le futur, notre futur » [9].

Une affirmation, celle-ci, qui est non seulement difficile à « comprendre », mais aussi à digérer, du point de vue anarchiste contemporain, sans succomber à des positions réformistes au clair signe social-démocrate. Sans aucun doute, les membres du collectif éditorial de cette revue – et ceux qui le reproduisent près six ans plus tard – ont encore de la foi en « notre avenir » et pour cela, ils ne lésinent pas sur les alliances avec « d’autres révolutionnaires » et la nécessité de participer sur « divers fronts » et dans différentes « formes d’action ».

Indiscutablement, lorsque l’on cherche des alliances, on finit par modifier ses objectifs, au nom de la justification politique de la lutte : un « avenir meilleur ». Sans se rendre compte que la foi en l’avenir est essentielle pour la perpétuation de la domination. Vivre toujours dans le futur est précisément la méthode traditionnelle pour ne pas vivre ici et maintenant, en s’éloignant à jamais du conflit permanent implicite dans la guerre anarchiste. Notre Novatore nous avait prévenu de cela il y a un siècle !

Au fond, derrière ce positionnement, se cachent des aspirations instituantes dépassées. Fidèles à l’écho du chant des sirènes, certains ont entendu des couplets de louange à la liberté – qui résonnent toujours à l’aube de chaque révolution – sans savoir qu’en réalité ce ne sont que des hymnes au nouveau Pouvoir constituant.

Ensuite, viendront les explications naïves, à la recherche des motivations et des causes des « déviations », des « trahisons », la vieille histoire de la « révolution trahie » sera répétée jusqu’à la nausée, au lieu de voir que jamais une Révolution n’a été (ni jamais sera) du côté de la liberté, mais toujours au service du pouvoir, car toute révolution est intrinsèquement instituante.

Les Robespierre, les Comité du salut public, les Lénine, les Staline, les Castro, les KGB, ne sont pas des altérations et des déformations des soi-disant « processus révolutionnaires », mais leur conséquence naturelle.

D’où notre obsession compulsive pour « réinventer » l’anarchie, pour restituer à la théorie – mais surtout à la pratique – sa force émancipatrice. Il n’y a rien de plus obscène de nos jours que d’abandonner l’Anarchie pour une quelconque vulgaire version de « communisme libertaire » postmoderne, à laquelle on nous convie comme alternative. Nous devons démanteler les fétiches qui nous tiennent bloqués et renoncer aux alternatives (toutes les alternatives sur le marché). Toute alternative à l’Anarchie est un signe de capitulation et une issue lâche qui cherche à perpétuer la domination sous le masque insidieux des changements.

Malheureusement, la vision déformée de l’idéologie – fortement ancrée dans nos cercles – invite encore beaucoup de personnes à concevoir l’anarchisme comme un accomplissement (qui « dure pour toujours »), plutôt qu’à admettre qu’il s’agit d’une tension dystopique qui nous donne des instants d’Anarchie, à prolonger par l’attaque, certes, mais, pour que l’attaque se cristallise, pour que la volonté destructive se concrétise, il faut organiser préalablement l’insurrection anarchiste ; c’est-à-dire, il faut une articulation informelle de petits groupes d’affinité, capables de se coordonner et d’intervenir de manière anarchiste au cours d’un mouvement insurrectionnel spontané.

Ainsi et seulement ainsi, nous donnons vie à l’Anarchie, dans ces interruptions éphémères de toute « normalité », en prolongeant l’esprit illégaliste, en répandant le chaos jusqu’aux dernières conséquences, en détruisant le travail et tous les piliers de la domination.

Comme nous le rappelle le Lapin banc (Alice au pays des merveilles) : pour toujours, cela ne dure parfois qu’un instant et c’est dans ce laps de temps que nous devons faire sauter tous les ponts, brûler tous les navires qui permettraient un retour en arrière, ainsi que brûler les marchandises, démolir la machine de la récupération. Pour ce faire, nous devons être préparés, même s’il ne s’agit que d’un moment éphémère d’Anarchie, sachant que son existence n’est qu’une occasion.

L’objectif n’est pas de lutter pour établir l’anarchisme. L’essentiel est de vivre l’Anarchie dans la lutte quotidienne, avec cette passion vitale qui nous envahit et renforce notre action intransigeante, rappelant aux vainqueurs du présent qu’ils ne dormiront PLUS JAMAIS en paix.

Gustavo Rodriguez

Planète Terre, 2 novembre 2019

Notes :

1. Conférence à l’université Panteion, Atnes. En Alfredo M. Bonanno, Dominio e rivolta, seconda edizione, riveduta e corretta, Edizioni Anarchismo, Trieste, Italie, 2015. pp. 139 – 176.

2. Gilles Deleuze, Foucault, Ediciones Culturales Paidós, México, 2016, pp. 151-152. [NdAtt. : on a pas trouvé le texte original de Deleuze, on traduit donc ici la citation de Rodriguez]

3. Alfredo M. Bonanno, La joie armée. [NdAtt. : disponible en français par exemple ici : https://entremonde.net/IMG/pdf/NEGATIF01-Livre.pdf]

4. Ici encore il vaut mieux distinguer les cas de Hong Kong et de la Catalogne, où les motivations sont bien politiques et idéologiques.

5. Avec des information tirées de sites affins Anarquía.info (https://anarquia.info), ContraInfo (https://es-contrainfo.espiv.net) et ANA (https://noticiasanarquistas.noblogs.org/)

6. « Mouvement Allendiste pour une Nouvelle Constitution », alliance proto-staliniste formée par le Partido Comunista-Acción Proletaria (PC-AP), Izquierda Cristiana (IC) et le Movimiento de Izquierda Revolucionario (MIR).

7. FPMR, « Un gobierno provisional, una Asamblea constituyente, nueva constitución ». Disponible sur leur site: https://www.fpmr.cl/web/ (Consulté le 1er novembre 2019).

8. Alfredo M. Bonanno, Dominio e rivolta, cit., pp. 139 – 176.

9. V.P. Colectivo La Peste, « La organización en la lucha social: una crítica libertaria », publié à l’origine dans Pestezine, nº11, mai 2013, republié par des personnes qui insistent avec la même rengaine, le 22 janvier 2019 sur le site Portal Oaca. https://www.portaloaca.com/opinion/14123-la-organizacion-en-la-lucha-social-una-critica-libertaria.html (Consulté le 1er novembre 2019).

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Deuxième partie

Anarquia.info / lundi 2 décembre 2019

À Joaquín García Chanks et Marcelo Villarroel Sepúlveda, compagnons et complices.

« Car je suis le poète juré de tous les rebelles audacieux par le monde entier.
Et celui qui m’accompagne laisse la paix et la routine derrière lui,
Et sa vie est l’enjeu qu’il risque de perdre à tout moment. »
Walt Withman, A un révolutionnaire européen vaincu (1856), dans Feuilles d’herbe

« là où est le danger, croît aussi ce qui sauve »
Friederich Hölderlin, Patmos

Un mois et six jours après le début de l’insurrection, l’anarchie est toujours vivante dans la région chilienne. C’est un événement sans précédent au Chili et en Amérique latine. C’est le kairos de l’Anarchie : le moment libérateur qui a lieu au bon moment et au bon endroit, l’incarnation audacieuse d’un refus résolu de l’État et de toute autorité.

L’écho du vieux slogan anarchiste « Ni Dieu, ni État, ni Maître » a résonné de long en large dans l’hémisphère austral et a fait vibrer les cœurs du Cap Horn jusqu’aux berges des rivières Sama et Camarones [Cap Horn est l’extrémité méridionale du Chili, tandis que les rivières Sama et Camarones sont dans son extrême nord ; NdAtt.].

Il est évident que, dans sa tâche subversive quotidienne, l’anarchisme insurrectionnel de tendance informelle a exploité au maximum son potentiel et a aussi sondé ses difficultés et ses propres limites, avec l’utilisation d’articulations éphémères – différentes d’un endroit à l’autre -, ce qui lui a permis d’esquisser (à partir du conflit et des diverses contingences) les différentes possibilités de son parcours théorique-pratique, ainsi que d’enflammer les esprits réfractaires, en réalisant des actions, individuelles ou menées par des petits groupes d’affinité, dirigés dans le sens de l’attaque et de l’expropriation.

Cependant, il manquait de la dynamite. Le diesel et l’essence étaient rares. On a lésiné sur l’attaque. Il y a eu un manque d’expropriations. On n’a pas démoli les sièges de TOUS les partis politiques. Aucune prison ou asile n’ont été attaqués. On s’est attaqués aux symboles, mais la cible a été manquée. On a perdu l’occasion de faire un gigantesque feu de joie avec les centaines de drapeaux que l’on a vu dans les manifestations (y compris les drapeaux noirs et rouges, car TOUS les drapeaux sont pleins de sang et de merde). Ce manque a permis que la force du négatif se détourne vers la « victoire », au lieu d’insuffler de la vie dans le conflit et de dépasser les chants de sirènes instituants, qui menacent déjà d’imposer la paix des cimetières.

Aujourd’hui, le point aveugle de l’insurrection commence à être clairement révélé. L’émulsion fait son œuvre et l’instantané complet émerge, nous montrant l’impasse dans sa juste dimension. Comprendre cela constituera un pas en avant énorme dans la pédagogie acrate et peut contribuer à l’éveil du sommeil dogmatique dans laquelle est plongé un secteur considérable du soi-disant « mouvement anarchiste ».

La puissance de choc d’une insurrection ne se mesure pas à ses effets, ni à la croissance quantitative des insurgé.e.s, mais à ce qu’irradie d’elle par le fait même qu’elle existe. Cela réside dans la vitalité de sa force de négation, dans sa disposition offensive, dans la clairvoyance de l’action, qui font de l’insurrection autre chosequ’un rite symbolique.

La fertilité de l’action anarchiste réside en cela-même, qu’elle fertilise l’audace, nourrit la créativité destructrice et préconise les volontés subversives, en démultipliant la violence anti-autoritaire et la pratique illégaliste.

Instantanés de la révolte (deuxième approche) [1]

Comme il fallait s’y attendre, dès le premier jour de l’insurrection, la répression ne s’est pas faite attendre. À l’heure actuelle on dénombre, selon leurs chiffres officiels, plus d’une vingtaine de morts, dont cinq à causé des coups de feu des forces répressives ; 6500 personnes arrêtées, dont 759 mineurs ; 2391 blessés (41 par balles, 964 par des tirs de chevrotine, dont 222 avec des blessures aux yeux – c’est à dire qu’elles ont perdu la vue d’un œil ou ont été complètement aveuglés – et 909 à la suite de coups brutaux), ainsi que des centaines de femmes violées et agressées sexuellement. Il a été établi que la police judiciaire (PDI) a installé un centre de torture dans le centre commercial Arauco Quilicura, où des centaines de manifestants arrêtés pendant les émeutes ont été torturés.

Pour leur part, les insurgé.e.s ont attaqué à coup d’engins incendiaires des casernes, des postes de police, des péages, des églises, des supermarchés et d’autres bâtiments commerciaux et ont réussi à abattre des drones de surveillance de la police à l’aide de centaines de pointeurs laser.

Grâce à l’opportune sollicitude d’hackers, qui ont permis de découvrir les domiciles de nombreux policiers, les attaques contre des maisons des flics se sont multipliées dans toute la région : à Viña del Mar, des personnes cagoulées ont attaqué la résidence d’un commandant de la police et des nombreuses maisons de policiers ont fait l’objet de tags avec des menaces de mort et leurs véhicules ont été vandalisés. À San Antonio, la caserne de Tejas Verdes [qui avait té utilisée comme prison et centre de torture pour les opposant.e.s politiques pendant la dictature ; NdAtt.] a été attaquée et une partie de ses installations incendiée.

A Chiguayante, un groupe d’insurgés a fait irruption dans les maisons de quelques policiers, détruisant tout sur son passage.

A Quinta Normal, on a poignardé un policier chez lui et, dans la banlieue de Lo Hermida, le poste de police a été attaqué, laissant six policiers blessés.

Pendant que les policiers somnolent dans leurs voitures, ils sont constamment attaqués avec des engins incendiaires, une pratique facilement reproductible qui a commencé à s’étendre à plusieurs quartiers. Lors des manifestations dans la ville de Rancagua, on a lancé un bâton de dynamite, qui n’a pas explosé, sur une patrouille de Carabineros. Dans le quartier La Victoria, commune de Pedro Aguirre Cerda, au centre-sud de Santiago, la maison d’un flic a été incendiée, comme dans la province de Coyhaique, où des propriétés des Carabineros ont été attaquées avec des dizaines de bombes incendiaires.

Au cœur de Santiago, des personnes cagoulées ont attaqué la paroisse de l’Asunción et elles ont utilisé les meubles et les statues des saints pour faire des barricades ; on a brûlé l’église des Sacramentinos et l’église Veracruz, dans le Barrio Lastarria, déclarée « monument historique » pendant la dictature fasciste du général Augusto Pinochet. La cathédrale de Valparaiso a également été attaquée par une foule qui a brûlé certaines de ses portes, détruit des bancs, des autels et le font baptismal. À Puerto Montt, aux premières heures de mercredi 20 [novembre 2019 ; NdAtt.], des personnes encagoulées ont attaqué la maison pastorale Graciela Bórquez, au cœur de la ville et, dans le secteur de Coihuin, on a brûlé la maison du prêtre Luis Izquierdo, accusé d’abus sexuel.

En plus des églises catholiques – en cohérence avec la pratique anarchiste et en hommage à la célèbre phrase kropotkienne (« La seule église qui illumine est celle qui brûle ») – plusieurs temples évangéliques ont été incendiés et détruits. On remarquera l’attaque du 28 octobre, à Santiago, contre les studios d’enregistrement et les bureaux du ministère des communications et contre GRACIA TV, à Santa Rosa. Le même jour et dans le même quartier, dans le centre-ville de Santiago, ont été attaquées l’église Bendecidos para Bendecir et l’église Ministerio Internacional para la Familia (MINFA), ainsi qu’un hôtel de la chaîne Mercure. A Valparaiso, le 20 octobre, le Centro de Restauración Internacional (CRI-Chili) a été attaqué par des personnes cagoulées, comme, le 26 octobre, l’Église Presbytérienne de Valparaiso. A Temuco, le matin du 20 octobre, l’Église Asambleas de Dios a été attaquée, et en Araucanie, dans le secteur rural de La Púa, ça a été le cas de l’Église Alianza Cristiana y Misionera.

Dans la ville de Los Andes, une foule cagoulée a exproprié une pharmacie pour porter des couches, des médicaments et des produits de nettoyage dans un foyer pour personnes âgées.

Comme il se doit pour toute insurrection anti-autoritaire, les politiciens, quelle que soit la couleur idéologique de leur parti, ont également été la cible des attaques des insurgé.e.s. A Talca, des individus cagoulés ont incendié la permanence parlementaire du sénateur d’extrême droite Juan Antonio Coloma, de l’Unión Demócrata Independiente/Popular (UDI/P). Au total, huit sièges de l’UDI et deux sièges de la Renovación Nacional ont déjà été attaqués. Vendredi dernier, le 22 [novembre 2019 ; NdAtt.], un groupe de manifestantes de l’Assemblée des Féministes d’Arica a attaqué avec de la peinture et des crachats le sénateur du Partido Socialista, José Miguel Insulza, devant Radio Cappísima et, aux premières heures de ce matin, à Punta Arenas, un groupe d’affinité a attaqué avec des bombes incendiaires l’Espace Communautaire La Idea, permanence parlementaire du député Gabriel Boric de Convergencia Social.

Malgré le dynamisme subversif grandissant et le rôle de protagoniste qui a l’anarchisme insurrectionnel dans cette révolte, certains communiqués de groupes proches de la tendance informelle signalent des comportements paranoïaques de la part de certains « compagnons » qui soutiennent des théories conspirationnistes, des thèses absurdes sur de supposés coups d’État et autres présages fantaisistes, qui appellent à la démobilisation et commencent à générer de la peur en créant un climat de défaite anticipée.

Cette psychose a réussi à pénétrer dans certains secteurs formés à « la sinistre culture citoyenniste de croire que chaque attaque est un montage » et ils ont commencé à accuser des compagnons éprouvés d’être des « agents infiltrés ».

En même temps, les stratégies promues par le système de domination, avec ses moyens de domestication de masse, ont été acceptées par les manifestant.e.s citoyennistes qui effectuent un travail paramilitaire anti-émeutier.e.s qui ne profite qu’à nos ennemis. Cette atmosphère de contre-insurrection a conduit un groupe de manifestant.e.s à tabasser brutalement un jeune homme et à le pendre au pont de Pio Nono, l’accusant sans fondement d’être un flic infiltré.

Malheureusement, ces attitudes néfastes sont encore profondément enracinées dans nos cercles, en particulier dans les scènes contaminées par le discours libéral et chez ceux qui se considèrent comme faisant partie intégrante de la dénommée « gauche ».

Les pièges de la paix : coincidentia oppositorum

Pour le dire avec Bakounine : « Je pense que j’ai essayé et les événements vont bientôt le prouver mieux que je n’ai pu le faire » [2] , le printemps chilien commence à être un peu fatigué. Le feu réfractaire est en train d’être étouffé. La flamme anarchiste commence à languir. L’oxygène qui donnait vie à l’Anarchie est en train de s’épuiser.

Dans ses « Lettres à un Français sur la crise actuelle », Bakounine recommande « l’action immédiate et apolitique du peuple, par le soulèvement massif de tout le peuple français, s’organisant spontanément de bas en haut, pour la guerre de destruction, la guerre sauvage au couteau » [3] ; mais son exhortation date de 1870 et, assurément, cent quarante-neuf ans ne sont pas passés en vain. En fait, Bakounine lui-même finira ses jours très déçu par les « masses » et il pariera davantage sur la coordination de volontés affines, mettant l’accent sur la conspiration des minorités réfractaires et sur la propagande pour le fait.

De nos jours, nous ne pouvons pas placer la moindre illusion dans les « masses ». Nous ne savons que trop bien comment fonctionne la servitude volontaire. Si l’insurrection généralisée, « la guerre de destruction », « la guerre sauvage au couteau », avait lieu, la fin du film serait connue d’avance. Quelques secondes avant l’apparition de la mention The End, un joueur de flûte d’Hamelin arrive pour guider à sa guise le troupeau de rongeurs.

Le danger de la « masse » est sa malléabilité. Les démocrates libéraux la façonnent régulièrement avec facilité et c’est le même pour les chefs religieux et les dictateurs. Son énorme plasticité lui permet de conduire les exploits libertaires les plus audacieux ou d’alimenter le fascisme le plus obscène, sans distinction.

L’idéologie participative joue toujours son rôle et finit par prendre les rênes par le biais des mécanismes de cooptation.

Il suffit de regarder le tube qui depuis hier est devenue viral, en temps record, sur les réseaux sociaux, intitulée « Le peuple uni, une nouvelle aube » [4], pour confirmer les intentions irréfutables des dispositifs de récupération du système de domination. C’est là, à partir d’un récit apparemment insignifiant, que l’œuvre contre-insurrectionnelle commence.

Cela explique la nécessité d’un grand angle pour pouvoir faire rentrer sur la photo les parlementaires de toutes tendances qui posent aujourd’hui, en souriant, en faveur des « accords conclus ». De Wall Street à Zurich, les puissants applaudissent avec effusion la cohésion de la classe politique. « Historique ! » soulignent sur huit colonnes les couvertures des journaux, en annonçant la chute de la Constitution de Pinochet. L’irréductible « Plaza de la Dignidad » (anciennement Plaza Baquedano ou Plaza Italia) se lève, magiquement recouverte d’une immense toile blanche, en symbole de paix.

La dialectique marxiste du pouvoir constituant commence à monopoliser la lutte. Le rôle de négociation de la Mesa de Unidad Social [Table d’Unité Sociale, coordination de syndicats et d’associations de gauche ; NdAtt.] n’est pas fortuit. La sortie de la « crise » par la gauche est la recette idéale pour donner une continuité à notre paradis capitaliste mondial. Le « populisme national » – qu’il soit de « droite » ou de « gauche » – est la solution. De l’Amérique latine à l’Europe, on nous l’impose comme la seule façon de « restructurer », c’est-à-dire de nous vendre plus de capitalisme (mais maintenant « à visage humain », bien entendu).

Voilà pourquoi l’appel à « l’unité populaire » dans une chanson mielleuse qui rénove une ballade de Quilapayún [groupe chilien de musique folklorique ; NdAtt.] à l’aide d’un arrangement musical inédit – avec une certaine réminiscence soviétique -, couplé à une lyrique pamphlétaire qui répète ad nauseam « la patrie est en train de forger l’unité » [5].

Malgré les brèves strophes de quelques hippies au service du patriotisme vernaculaire (« Nous ne sommes ni de droite ni de gauche / nous ne sommes pas ce genre de merde » et « décidons en tant qu’êtres humains, sans partis » [6]), on ne peut pas nier quelle est la main qui berce ce berceau. Les images du clip vidéo en sont un exemple : une manifestation de masse, remplie de drapeaux chiliens et (dans une moindre mesure) mapuches, montrant à la fin du cortège d’innombrables banderoles et pancartes avec les demandes citoyennistes les plus diverses et, en guise de touche finale, un gigantesque drapeau national avec le slogan : « Allons-y ! Le Chili ne se rend pas » [7].

En guise de conclusion préliminaire

Des compagnons pensent qu’il n’est pas encore temps de tirer des conclusions et que nous devons attendre que « les eaux suivent leur cours et qu’arrivent les résultats de l’insurrection » [8]. Ils nous assurent que « la nouvelle Constitution, la nouvelle Assemblée constituante, la chute imminente de Piñera » [9] et tout l’ensemble des changements politiques qui en suivront sont au cœur du « triomphe populaire qui transformera à jamais la société chilienne » [10].

Ces « compagnons » insistent pour que nous « réfléchissions froidement avant de tirer des conclusions », de façon à pouvoir apprécier l’issue [11].

Au-delà de l’utilisation de lieux communs et de l’abus d’images ringardes, il me semble clair que ceux qui pensent ainsi font le pari de la restauration de la normalité.

Au contraire, je pense que le bon moment pour réfléchir est maintenant : à chaud, en conciliant l’acte de réflexion avec l’excitation du combat, avec le feu dans les pupilles et les mains noires des restes de poudre. Et, par conséquent, je dis :

En ces jours où certains célèbrent déjà le « triomphe populaire », c’est là que nous comprenons que notre manque de liberté continuera à nous tourmenter, avec un nouveau visage, même avec une nouvelle Constitution et, probablement, sous un nouveau gouvernement. C’est alors que nous nous rendons compte que notre but n’a jamais été une subvention aux transports en commun, ni une augmentation des salaires ou des pensions, ni la création de nouvelles opportunités d’emploi, ni la fin de la précarité, ni une éducation gratuite ; c’est alors que l’on voit – devant nous et sous nos yeux – que notre lutte n’a jamais été pour une Assurance Santé Nationale, ni pour une nouvelle Constitution, ni pour une Assemblée Constituante, ni contre la corruption, ni pour la transparence démocratique, ni pour la participation parlementaire, ni pour la sensibilisation des flics, ni pour l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement populaire, encore moins pour une nouvelle Patrie.

Tout cet ensemble de demandes citoyennistes n’était que le prétexte pour exacerber la colère et déclencher les passions libertaires, la situation parfaite pour propager le chaos et donner vie à l’Anarchie. Nous, les compagnonnes et compagnons anarchistes, ne luttons pas pour des réformes. La lutte anarchiste se déroule en dehors de la sphère des « droits » légaux. C’est pourquoi je pense que la guerre doit continuer.

Peut-être que les jours sur les barricades sont terminés et que les expropriations en masse sont finies, mais est venu le moment d’une décantation naturelle qui fera monter en puissance l’action d’un petit noyau réfractaire, ce qui confirme encore une fois l’importance des groupes d’affinité et la pertinence des loups/louves solitaires. Notre guerre est contre toute Autorité, pour la fin de la marchandise, pour la liquidation de la production et de toute nocivité, pour la destruction du travail, pour la destruction de l’ennemi.

Le temps est venu de bannir de nos groupes le masque du politiquement correct et les attitudes anarcho-gauchistes, que nous avons dû payer si chères. Notre action n’exige ni l’acceptation ni l’empathie de la foule. Comme il le demande pertinemment Bonanno, « combien cela nous coûte-t-il de porter le masque de la respectabilité révolutionnaire ? » [12]

« Souvent les anarchistes ne se présentent pas pour ce qu’ils sont vraiment. Ils ne disent pas immédiatement : nous sommes anarchistes, nous voulons détruire l’ennemi. Ils sont généralement plus doux, pour ne pas effrayer ceux qui écoutent. Puisque qu’ils pensent que la croissance quantitative peut renforcer le mouvement anarchiste, ils croient que de cette façon les anarchistes, qui sont aujourd’hui cent ou mille, pourront demain être dix mille, cent mille, et rendre possible la révolution. » [13]

Dans un monde tripolaire (USA/Chine/Russie), où paradoxalement ne se confrontent plus des programmes idéologiques « opposés », mais trois variantes d’un expansionnisme capitaliste prédateur, avec des intérêts et des ennemis communs [14], il est très clair pour nous qu’il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas de « triomphe » viable. Aucune Révolution n’est possible, il n’y a qu’un monde à détruire.

Dans ce contexte, la question fondamentale qui se pose est la suivante : vers quoi se dirige le Chili ? En d’autres termes, quelles intentions se cachent vraiment derrière le slogan « Allons-y ! Le Chili ne se rend pas », qui apparaît comme une épigraphe sur le drapeau géant sur lequel se termine la vidéo mentionnée plus haut.

Pour répondre à cette question, il y en a peut-être qui nous recommandent de revoir les « prophéties » de certains marxistes libertaires post-modernes, qui entrevoient l’effondrement du capitalisme dans son « accélération », à cause de son excès de développement, et observent des supposés signes de post-capitalisme dans le développement du capitalisme mondial post-industriel en transition vers l’ère de la collaboration (où la biosphère sera régénérée et où sera établie « une économie mondiale plus juste, plus humanisée et plus durable pour tous les êtres humains de la Terre ») [15].

Sans aucun doute, ces visionnaires optimistes qui affirment que derrière la vague d’insurrections planétaires on peut entrevoir la fin du capitalisme ne cherchent qu’à nous apaiser et à nous distraire avec le chemin de la « construction sociale », sachant que nous ne ferons pas de compromis dans nos efforts pour détruire tout ce qui nous opprime, car notre lutte est pour la libération totale.

Nous sommes conscients que nous assistons à la fin d’un cycle économique et que cela entraîne de multiples transformations qui engendrent l’exclusion, la frustration et le désespoir. Le « consensus de Washington » est terminé, en laissant place à un modèle multicentrique de capitalisme mondial. Les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Europe et, d’une certaine manière, l’Amérique latine [16], représentent des modèles spécifiques de ce capitalisme mondial qui s’étend sans limites dans toutes les recoins de la Terre.

Malgré les « caractéristiques spécifiques » de chacun de ces pays ou blocs de pays, l’économie de marché reste partout intacte, ce qui en pratique réduit les « différences » à la manière que chaque projet particulier emploie pour réprime les antagonismes locaux qui émergent de la dynamique du développement capitaliste mondial.

Il ne fait aucun doute que le capitalisme progresse à un rythme rapide, du Congo à l’Équateur. La Chine et le Viet Nam sont des exemples fiables de sa croissance rapide. Malgré tous les présages, le capitalisme se renouvelle à chaque « crise » et se targue une santé inébranlable. Cela nous porte à conclure que quelle que soit l’issue de cette insurrection, le Chili se dirige inexorablement vers plus de capitalisme.

Ainsi, l’ « avenir » [17] prédit par le remix de El Pueblo Unido se réduit à plus ou moins la même chose, mais probablement dans sa version de gauche. La « lumière d’une aube rouge » [18] qui annonce « la vie qui viendra » [19] n’est rien d’autre que l’étrange luminosité écarlate du brouillard toxique des principales villes chiliennes [20], l’avertissement de la catastrophe environnementale qui s’approche à cause de la forte pollution industrielle, de l’impitoyable exploitation minière et du grand nombre de véhicules, le tout œuvre et fruit de la déprédation capitaliste ; la « vie qui viendra » sera donc post-apocalyptique mais, d’ici là, il faudra sûrement remercier Monsanto pour nous fournir des fruits et légumes à des prix accessibles, à l’aube d’un capitalisme collaboratif.

Cependant, cette certitude ne nous effraie pas. Au contraire, elle nous invite à abandonner toute catégorie utopique et à réaffirmer l’anarchie du XXIe siècle comme un camp de guerre permanente. Le fait de reconnaître qu’il n’y a pas d’alternative n’est pas un appel à capituler, mais le cri qui nous incite à l’abordage anarchiste, le couteau entre les dents, une proposition de guerre quotidienne : toutes des raisons pour faire vivre l’Anarchie ici et maintenant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune trace d’institutions ou d’autorité.

Gustavo Rodriguez

Planète Terre, 24 novembre 2019

P.S. incontournable : à présent, l’ennemi de l’anarchie au Chili n’est pas le gouvernement répressif de Piñera (avec ses flics assassins dans les rues et ses soldats avec les baïonnettes montée sur les fusils), mais plutôt ceux qui célèbrent sincèrement le « triomphe » et commencent à jouer la carte de l’Assemblée constituante et aiguiser leurs dents pour avril 2020. Le nouvel ennemi est cette force instituante qui commence à montrer son visage. Le but est de la combattre – avec la même fureur que celle avec laquelle on a affronté les pouvoirs actuels. On a peu de temps et beaucoup à détruire. Aucun local du Parti communiste n’a encore été incendié et le député Boris Barrera [député communiste de Santiago ; NdAtt.] n’a pas reçu un bien mérité bain de merde.

Notes :

1. Avec des informations tirées des communiqués de différents groupes d’affinité et/ou collectifs, relayées par les sites affins Anarquía Info (https://anarquia.info), ContraInfo (https://es-contrainfo.espiv.net) et ANA (https://noticiasanarquistas.noblogs.org/), ainsi que des échanges avec des compagnons et compagnonnes précieux, témoins et participants aux éventements.

2. Bakounine, Michel, Lettre à un Français sur la crise actuelle, 25 août 1870, p.55 [de l’édition espagnole ; NdAtt.].

3. Ibidem, p.78.

4. Disponible à ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=IUOF9wxrYFI

5. Ibidem.

6. Ibidem.

7. Ibidem.

8. Les personnes qui signent cette lettre ne méritent pas d’être citées et exigent une réponse dans la vraie vie, bien plus vigoureuse que celle que je peux leur donner ici.

9. Ibidem.

10. Ibidem.

11. Ibidem.

12. Conférence citée à plusieurs reprises dans ma précédente lettre, donnée à l’Université Panteion, Atnes. En Alfredo M. Bonanno, Dominio e rivolta, seconda edizione, riveduta e corretta, Edizioni Anarchismo, Trieste, Italie, 2015. Pages 139 – 176.

13. Ibidem.

14. Ou du moins, c’est ce qu’ils essaient de nous faire croire. Les États-Unis, la Chine, la Russie et même l’Iran ont des intérêts communs dans la lutte contre Daesch et ses cellules internationales, bien qu’en réalité ils prétendent la combattre pour écraser des véritables ennemis.

15. C’est le cas de Jeremy Rifkin et de ses soi-disants « communaux collaboratif » – qui ont tant imprégné nos groupesdans lesquels il identifie un nouveau mode de production et d’échange qui renonce aux relations de marché et à la propriété privée, main dans la main avec « l’Internet des choses » et les avantages d’une société au coût marginal presque nul, cédant la place à la « corne d’abondance durable ». Pour plus d’informations, cf. Rifkin, Jeremy, La Nouvelle Société du coût marginal zéro : L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les liens qui libèrent, 2014.

16. Sans crainte d’erreur, nous pouvons affirmer qu’en Amérique latine, le capitalisme populiste est en plein essor. Cuba, le Nicaragua, le Venezuela et la Bolivie du déchu Evo Morales sont des exemples concrets du capitalisme d’État du XXIe siècle. L’Homme Nouveau a subi une métamorphose brutale et est devenu Homo Capitaliste, prêt à raser et dévaster la Terre. Cette vieille blague cubaine de la fin des années 70 prend tout son sens : « les vers sont revenus transformés en papillons ».

17. A cause des coïncidences fortuites de la vie, les paroles du remix ont été publiée de manière suggestive sur le site https://www.marxists.org/subject/art/music/lyrics/es/el-pueblo.htm

18. Ibidem.

19. Ibidem.

20. Le Chili compte neuf des dix villes les plus polluées d’Amérique latine (Padre las Casas, Osorno, Coyhaique, Valdivia, Temuco, Santiago, Linares, Rancagua et Puerto Montt). https://radio.uchile.cl/2019/03/06/ciudades-chilenas-son-las-mas-contaminadas-de-sudamerica/

 

 

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