Voisins vigilants : banalités de la politique sécuritaire

Numéro Zéro / dimanche 13 mai 2018

Les voisins vigilants ont l’œil jaune et grand ouvert, c’est même à ça qu’on les reconnaît. À Saint-Étienne, les quartiers La Bérardière, la Chèvre, la Colline des pères ou encore Bel-air vivent sous l’œil éclatant du dispositif « Stéphanois vigilants », où on peut se surveiller mutuellement afin, selon l’objectif affiché par la police, de diminuer le nombre de cambriolages dans ces quartiers.
Le signalement, ça se pratique ou ça se subit

Inspiré d’une idée anglo-saxonne (Neighborhood Watch), ce dispositif cible les quartiers résidentiels et doit permettre aux voisins de signaler à la police « la venue de véhicules ou de personnes inconnues ayant des comportements suspects » [1]. C’est ainsi que les choses sont présentées par la police nationale (et généralement l’élu local à la sécurité) lors de réunions d’information qui se tiennent dans chaque quartier au moment du lancement du dispositif. L’objectif de ces réunions est de désigner des voisins référents qui recueilleront ensuite les signalements provenant des autres voisins vigilants pour les communiquer à la police. Lorsqu’un signalement est fait sur le numéro de téléphone dédié, les informations sont répercutées, entre quartiers, par mail notamment : vous pouvez ainsi être informé (en recevant le numéro de plaque d’immatriculation), par exemple, que telle voiture « suspecte » a été repérée dans un autre quartier « voisins vigilants ». Voitures suspectes, comportements suspects ? La direction de la police municipale explique qu’il s’agit par exemple de « gens qui se baladent, qui démarchent, qui toquent à la porte ». La fiche pratique remise aux habitants évoque des « personnes dont la présence ou le comportement est inhabituel ». Face à cela il convient de noter, toujours selon cette même fiche pratique : « le nombre de personnes, leur âge, leur sexe, leurs signes particuliers, leurs tenues vestimentaires, leur élocution… ». Faudra-t-il alors signaler les personnes à l’accent inconnu ou étranger ? Faudra-t-il signaler une capuche un peu trop couvrante ? Un voile ? Une jupe ? Un tatouage ? Une habitante de la commune de Villars, dans un quartier de « voisins vigilants », nous a évoqué quelques illustrations quotidiennes du dispositif. Précisons qu’elle-même a refusé d’apposer l’autocollant à l’œil jaune sur sa boîte aux lettres. Quelques mois après la mise en place du dispositif, son domicile est cambriolé. Elle se rend alors chez ses voisins qui, bien que « vigilants », n’ont rien vu, ni signalé. Loin de s’en étonner, ils préfèrent lui reprocher de ne pas avoir mis l’étiquette sur sa boîte. L’œil jaune se vit donc aussi comme un moyen de dissuasion pour les habitants convaincus. Autre scène, même quartier, un peu plus tard : un passant promène son chien, croise le regard de cette même habitante qui sort de chez elle. Se croyant soupçonné dans ce quartier sous surveillance, il se sent alors obligé de justifier, confus, qu’il ne fait que passer et qu’il promène son chien.

Derrière l’œil en public, le porte-monnaie privé

Il faut dire que les quartiers « voisins vigilants » sont frappés au coin du signalement, affublés qu’ils sont de panneaux indiquant la présence du dispositif : un œil grand ouvert sur fond jaune, où la pupille ressemble davantage à une caméra de surveillance qu’à un organisme vivant. D’ailleurs, d’où viennent ces panneaux ? Ni de la ville, ni de la police, mais bien d’une société. Car « Voisins vigilants », c’est une marque et une SARL fondée dans les Alpes-Maritimes en 2012 (association devenue société en 2014, renommée « Voisins vigilants et solidaires » en fin 2017). Cette société, c’est d’abord une plate-forme internet qui permet de créer et de trouver les autres « communautés » de voisins vigilants sur son territoire. A Saint-Étienne, il en existe déjà 36 ! En vous inscrivant (ce qui implique de communiquer son adresse postale), vous pouvez décider vous-même de commencer à « vigiler » votre quartier. Cette société fournit également les panneaux signalétiques et de petits objets qui constituent le kit « voisins vigilants ». Si vous vous inscrivez pour créer une nouvelle communauté, le kit de démarrage est gratuit (quelques brochures, cartons et autocollants). Si vous en voulez à nouveau ou si vous ne créez pas de communauté, il faut payer. Pour un panneau à poser à l’entrée de votre rue, c’est 200€ [2] Mais qui paie les kits gratuits, la plate-forme, le service de SMS et les autres services gratuits ? Les mairies évidemment. 1000 € pour 5000 SMS. Pour les plus grands fans, il existe bien entendu un abonnement, pour devenir « mairie vigilante ». Le tarif pour Saint-Étienne ? Communiqué uniquement aux élus selon la société. Au final, la recette semble particulièrement bien fonctionner pour ces entrepreneurs de la sécurité, puisque le chiffre d’affaires de la société est en progression constante : 20 475 € en 2013 [3], 125 774 € en 2014, 266 453 € en 2015.

Le jeu des peurs, le sens de la solidarité

Bien entendu, la société se défend d’attiser les peurs. Son Twitter dit l’inverse, qui relaie des infos bien choisies : « Les 8 conseils du ministère de l’Intérieur pour éviter de devenir receleur malgré soi », « Les 10 conseils qui peuvent vous éviter une intoxication au monoxyde de carbone ! », « L’hiver est là et avec lui les vagues de grand froid. Prenez vos précautions ! » , « Voisins vigilants, ils vous ont à l’œil ! », « 67% des Français ont peur d’être cambriolés pendant leurs vacances ! » (publié un 9 août), « L’arnaque aux pneus crevés, le nouveau phénomène qui inquiète la police ! ».A Saint-Étienne, le dispositif a été adopté en conseil municipal le 16 novembre 2015 [4], trois jours après les attentats de Paris, à la quasi-unanimité (opposition des élues communistes et abstention de deux élus écologistes) et avec le soutien marqué des élus FN (remerciés par Claude Liogier, élu en charge de la sécurité). Sur la colline des pères, des habitants ont réagi à ce dispositif en dénonçant une incitation à la délation, à la stigmatisation et à la collaboration avec la police, et en y opposant la création de véritables liens de solidarité. Des affiches et des tracts ont été déposés dans le quartier. Sur l’un d’eux on lit : « L’excuse de la solidarité et la bienveillance n’est qu’une salade pour renforcer la sécurité et le contrôle et nous pousse à accepter d’être surveillé-es en permanence au prétexte qu’on aurait “rien à se reprocher” […] De plus, le lien social ce n’est pas des échanges de SMS entre des référents de quartier et la police, mais le lien, l’attention et l’entraide directe entre les personnes »


Proposé par Couac

 

Notes :

[1] Compte-rendu d’une réunion publique à Saint-Jean-Bonnefonds le 11 avril 2017 et mis en ligne sur le site de l’association libre du Minas et de la rue Maisonnette.

[2] Article publié sur le site internet de l’Obs le 3 août 2014

[3] Sites societe.com et verif.com

[4] Conseil municipal du 16 novembre 2015, délibération 151146, dossier n°479

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