Prison de Rome-Rebibbia (Italie) : Un texte d’Anna

Il Rovescio / mardi 23 novembre 2021

Un texte d’Anna depuis la prison, à l’occasion d’une journée dédiée à Marilù

Il y a des personnes qui sont un havre sûr où se poser. Marilù en avait toutes les caractéristiques et, bien qu’elle ait été caustique et ironique dans sa façon de discuter et qu’elle ait eu l’habitude de raconter certains anecdotes cyniques sur les misères du mouvement, elle savait être accueillante, toujours et en tous les cas, sans peur ni difficultés. Quand elle racontait et se racontait, en dehors de la rhétorique de certains de ses écrits qui glissent dans une certaine complaisance hagiographique, en traçant les portraits de compagnons et d’épisodes des années 80, elle donnait le meilleur dans le caractère concret de la via quotidienne, avec la simplicité de quelqu’un qui a connu et vécu les expériences les plus différentes. Elle faisait ainsi revivre devant nous la vague révolutionnaire et l’époque de ressac, ainsi que les compagnons de toute une vie de militance (un terme, celui-ci, considéré aujourd’hui comme un peu ringard, mais chargé de sens sur ses lèvres) : des vieux partisans anarchistes de Carrara, décrits en manière non rhétorique dans l’acte de déterrer leurs trésors trempés d’humidité, pour aider les jeunes d’Azione Rivoluzionaria ; aux « petits compagnons » des squats de Rome dans les années 90, qu’il fallait endurer dans les occupations ; de Horst Fantazzini lors des ses rares moments de liberté, gourmand de vie et d’aventures entre une prison et l’autre ; à Gianfranco Faina, intellectuel en lutte et en cavale ; à Fernando Del Grosso, partisan originaire des Abruzzes, dont elle racontait qu’il n’a pas trouvé la paix avant d’atteindre tous les responsables de la mort de ses frères, tués par les nazi-fascistes.

Tout ça entremêlé avec les souvenirs d’un voyage au Nicaragua pour soutenir la lutte et les histoires à propos du vendeur ambulant originaire du Bangladesh qui travaillait en bas de chez elle et qu’elle aidait dans ses problèmes de sans-papier dans la métropole ; avec les affiches de Casa Pound sous les arcades de Piazza Vittorio, qu’il fallait aller à arracher (« et si personne m’aide, j’y vais toute seule » et elle y allait pour de vrai !) et la participation à la chorale des chants de la tradition populaire et de lutte, les chaussures de flamenco qu’elle montrait fièrement et les médicaments pour sa cardiopathie, « oubliés » dans un tiroir, et sa participation à chaque manifestation, en se moquant du regard consterné des flics quand ils voyait cette dame, avec son manteau chameau et les chaussures à talons mi-hauts, entourées par des jeunes punks ; le même sourire avec lequel, il y a vingt ans, dans les rues de Gênes, elle susurrait « on y va ensemble », en prenant sous le bras les compagnons qu’elle voyait surchargés par des sacs « trop » remplis.

C’était cette même densité d’expérience stratifiée qui capturait immédiatement l’attention de ceux qui franchissaient pour la première fois le seuil de la vieille maison de Piazza Vittorio, ouverte jour et nuit pour les compagnons et marquée elle aussi par une noblesse vécue et froissée, entre la supérette bangladaise et les restos chinois. Sur les murs, une alternance de portraits à l’huile d’une ancêtre, renfrognée, du XIXe siècle (Marilù venait d’une famille noble et « très fasciste », de Ferrara, et elle en était la fille réfractaire) et les affiches de lutte contre les prisons spéciales ; les photos des compagnons morts et les nappes en dentelle pour accueillir les compagnons vivants, les noyaux de pêche sculptés en forme d’anneau, « cadeau de Horst quand il était en taule », et le « répertoire » avec les numéros de téléphone écrits au stylo sur le mur (« comme ça, quand ils arrivent pour la prochaine perquisition, je les gardes même s’ils embarquent mon répertoire »), derrière le lourd encadrement qui abritait la dite aristocrate renfrognée.

On comprenait qu’on ne pouvait lui coller dessus aucun stéréotype typique du mouvement, mais avec elle la solidarité et les liens indestructibles étaient toujours valables ; ce qui était valable était la fierté avec laquelle elle racontait les expériences de lutte, les siennes et celles des compagnons, la fierté de raconter un truc bien fait, un travail mené jusqu’au but.
Dans ce sens, surtout, elle a été éclairante et lumineuse lorsqu’elle révélait, d’une façon presque féerique, la dureté des coups reçus et la beauté de la résistance, en délivrant ceux qui la croisaient du lest que nous portons avec nous, de façon que l’on puisse, après, voyager légers.

Elle se serait moquée de l’ignoble présence des flics jusqu’à l’occasion du dernier salut que les compagnons lui ont offert, comme si un enterrement pouvait être une manifestation séditieuse.
Ou peut-être que, en ces temps sombres, les morts sont considérés comme plus vivants que les vivants ?

Anna
prison de Rebibbia

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