Italie : Chroniques de voyage et atterrissage dans le royaume de l’aigle

Anarhija.info / samedi 4 mai 2019

Réveil tôt le matin, ce samedi 6 avril : transfert à trois depuis l’AS2 [cf. note 1] de Rome Rebibbia, destination L’Aquila [ville des Abruzzes, dans l’Italie centrale – son nom signifie “l’aigle” ; NdAtt.]. Concrètement, la section AS2 de Rebibbia a été fermée dans les jours qui ont immédiatement suivi notre transfert ; on peut imaginer qu’elle sera transformé en AS3, étant donné le surpopulation imposée aux détenues qui sont accusées ou condamnées pour l’article 416 du Code pénal (quelque chose de semblable était arrivé en mars 2017, quand toute la section AS2 de la prison de Latina – des communistes et des anarchistes – avait été déplacée à Rebibbia, suite à quoi celle de Latina avait été transformée en AS3). Nous nous trouvons maintenant dans l’AS2 des Abruzzes, qui détient désormais le triste record d’être la seule section de Haute Sécurité pour femmes, classée AS2, en Italie.

Il s’agit d’une section minuscule, de quatre cellules individuelles, appelée « section jaune » : c’est un espace conçu, et utilisé par le passé, pour le régime 41bis [cf. note 2] pour femmes et qui maintenant héberge, en plus de nous, « les nouvelles » (qu’on me passe ces excès de langue de placard, mais c‘est comme ça), aussi une prisonnière de religion musulmane, classée elle aussi en AS2 ; celle-ci, après la libération, en février, des deux autres détenues de cette section, a passé plus de 20 jours isolée – on peur donc supposer que notre arrivée a servi à couvrir l’Administration Pénitentiaire pour cette condition qui lui a été imposée. Depuis le début, on peut voir une gestion militaire et démentielle de la part les GOM [Gruppo Operativo Mobile, comme les ERIS français; NdAtt.] (ce sont eux, ici à L’Aquila, qui gèrent la section), qui voudraient y appliquer la rigueur et le contrôle typiques du 41bis. Par ailleurs, la taule de L’Aquila héberge des sections 41bis pour hommes et pour femmes (où est enterrée vivante depuis des années la seule prisonnière communiste classifiée selon ce régime [cf. note 3]), une REMS [Residenza per l’esecuzione delle misure di sicurezza : section des prisons destinée aux “malades mentaux” qui purgent des peines; NdAtt.], des sections AS3, la notre de AS2 et une section de « prisonniers communs » : une vingtaine de prisonniers qui s’occupent des tâches de la prison, puisque les autres détenus sont verrouillés. Le premier coup de la direction de la prison a été la tentative de nous appliquer de façon fantaisiste l’article 18 du règlement pénitentiaire, concernant la censure du courrier et des journaux ; cela nous a été expliquée par une gradée des GOM et justifiée par le fait que l’AS2 prévoit automatiquement la censure (même si cette décision ne revient pas à la direction de la prison, mais au Parquet dont chacune de nous dépend), en arrivant jusqu’à l’absurdité d’une éventuelle application du 41bis pour quelques unes de nous. Les motivations fournies sont le symptômes d’une (pathologique) manie de toute-puissance, de désir de pouvoir, qui affecte toute la hiérarchie, depuis la directrice jusqu’à la dernière matonne.

Après une semaine de bloc du courrier, en entrée et en sortie, agrémentée par des nombreuses discussions avec les uniformes, on a découvert que la direction de la prison de L’Aquila, plu royaliste que le roi, a demandé cette censure des quotidiens aux différents tribunaux dont dépendent nos affaires respectives « afin d’éviter des contacts avec la région d’origine criminelle », ainsi que la censure du courrier, à cause de la demande « de la part les bureaux centraux de l’AP, d’effectuer un contrôle plus fort et une surveillance du courrier de la dite détenue, surtout dans ce moment historique, qui voit l’entière Europe frappée par des attentats terroristes » : bref, ils peuvent nous censurer et la presse locale de nos régions d’origine (sic!) et tout écrit venant de n’importe où dans le globe. Après notre demande d’explications, ce chef d’œuvre de logique a été dévoilé : il s’agissait d’un simple formulaire pré-rempli. Dommage que les critères d’application de la censure soient ceux du régime 41bis, selon lequel est prévu, entre autre, que certains articles des journaux soient découpés, les épurant des nouvelles dangereuses.

Les jours suivants, on a découvert d’autres coutumes typiques du 41bis, dont la perpétuelle contestation nous a valu des poignées de rapports disciplinaires, autre tradition locale très en vogue : on en a reçu 9 dans la première semaine, 6 dans la deuxième, à cause de motifs triviaux et d’interprétations arbitraires ou inventées. Parmi ces coutumes, l’utilisation maniaque du détecteur de métaux, toutes les fois qu’on entre ou on sort de la cellule, de la cour, de la salle de socialité, sans oublier la douche – on a eu entre 12 et 16 passages de détecteur de métaux par jour ; l’impossibilité d’avoir des CD et un lecteur pour écouter de la musique (on peut les utiliser seulement pour des mystérieuses et non spécifiées « nécessités d’étude ») ; le nombre de livres autorisés en cellule, seulement 4, auxquels on peut ajouter le Coran ou un autre livre de religion, ainsi que le Code pénal (face à notre demande de remplacer livres de prières et de justice avec quelque chose de plus adapté, les GOM ont démontré leur manque d’humour…) ; le nombre maximal d’habits qu’on peut garder en cellule, ainsi que celui des denrée de consommation : ces quelques autres choses qu’on peut avoir sont gardées dans une armoire externe auquel on peur avoir accès sous la surveillance visuelle des gardes et un comptage de leur part des objets (enregistrés dans une liste personnelle); l’interdiction de ramener papier et stylo à la promenade ; l’ordre, le contrôle, le comptage de la part des GOM, qui comptent tout avec minutie et gardent à jour leurs listes de trucs qu’on garde dans nos cellules et dans l’armoire, le tout vérifié lors des deux perquisitions hebdomadaires. La promenade est petite (8 x 10 mètres) et la prétendue « salle de socialité » est une blague de mauvais goût qui devrait servir, dans la même pièce vide (une ancienne salle de parloir) et aux mêmes horaires, les fonctions de socialité (il n’y a qu’une table avec quatre chaises), de salle de gym (il n’y a qu’un vélo d’appartement) et lieu de prière. Le morcellement de la journée (7h : ouverture de la porte blindée, 7h15 : distribution du courrier, 7h30 : passage du chariot avec le petit déjeuner, 8h : les matons contrôlent les barreaux des cellules, 9h-11h : promenade, 11h30 : distribution du déjeuner, 12h-13h repas ensemble, 13h-15h : socialité, 15h, contrôle des barreaux, 15h30 – 17h30 : promenade, 17h30 : distribution du dîner) et le contrôle visuel presque ininterrompu, étant donné que la porte blindée reste ouverte jusqu’à 20h (sauf après le déjeuner, quand on peut le fermer pendant une heure et demie) sont typiques d’une prison-caserne. Bref, si la section AS2 n’a pas un règlement à proprement parler, on y impose de fait, bien entendu sans l’appeler comme-ça, le régime du 41bis et les pressions qui y sont associées (le règlement interne de la cage de L’Aquila remonte à 2002, par ailleurs à cette époque le régime d’AS2 n’avait pas encore été institué), dont on change seulement quelques aspects, comme le droit de garder le camping-gaz dans sa cellule aussi après 20h ou le fait de pouvoir déjeuner ensemble.

Pour ce qui est de la vie en commun, après quelques jours la prisonnière musulmane a trouvé que le « blasphème » (plus précisément l’athéisme anarchiste) et la religion étaient peu compatibles et elle a demandé son transfert pour « incompatibilité » ; pour l’instant la direction de la prison a résolu la question avec une interdiction de rencontre particulièrement difficile à vivre, étant donné la taille exiguë de la section, et qu’on essaye de contrer puisque ça donne pratiquement de l’isolement. L’expérience carcérale menée par l’AP paraît aller vers une faillite, étant donné ses difficultés de gestion, que les matonnes locales avouent elles-mêmes.

Une dernière touche de couleur locale : puisqu’elle n’arrive pas à imposer la censure à celles d’entre nous qui ne l’avaient pas avant, la direction de la prison a quand-même ordonné de ne pas laisser passer le livre, apparemment très dangereux, « Cuisiner en Haute Sécurité ». On pourrait se demander quelle sera à ce propos la décision de la Justice.

Rien d’étonnant, quand-même, dans la stupidité brutale de l’institution totale, surtout quand elle se manifeste de manière évidente, dans toute sa sottise.
Cependant, on a pu voir de nos yeux que c’est toujours utile de lui répondre.

Depuis la section AS2 de L’Aquila, 26 avril 2019

 

Notes d’Attaque :

1. Le régime pénitencier de Alta Sicurezza (Haute Sécurité), institué par le règlement interne à l’Administration Pénitentiaire italienne, se divise en trois circuits : AS1 pour les maffieux qui ne sont pas ou plus soumis au régime de 41bis ; AS2 pour les détenu.e.s accusé.e.s de terrorisme ; AS3 pour les détenus accusés d’avoir eu des rôles importants dans d’autres formes de criminalité organisée ayant pour but le trafic de drogue.

2. L’article 41bis de la normative pénitentiaire italienne, appelé aussi « carcere duro » prévoit une condition de détention qui isole les détenu.e.s de l’extérieur et entre eux et vise à les briser psychologiquement, en digne héritier du « circuito dei camosci » conçu  entre fin des années 70 et début des années 80 pour briser les révolutionnaires prisonnier.e.s. Crée à la moitié des années 80 pour contrer les révoltes dans les prisons, l’article 41bis est appliqué aux détenus supposés liés aux organisations mafieuses à partir du début des années 90. Dix ans après, son application est élargie aux prisonnier.e.s accusé.e.s de terrorisme, puis à ceux accusés de pédopornographie, de traite d’êtres humains, etc. 

3. Nadia Desdemona Lioce, militante des Brigate Rosse per la costruzione del Partito Comunista Combattente, arrêtée en 2003 et condamnée à perpétuité pour la mort des deux juristes Massimo D’Antona et Marco Biagi, en 1999 et 2002, et d’un flic, lors de son interpellation (fusillade pendant laquelle est mort aussi le brigadiste Mario Galesi).

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Pour écrire aux compagnonnes :

Anna Beniamino
Silvia Ruggeri

Casa Circondariale de l’Aquila
Via Amiternina, 3
località Costarelle di Preturo
67100 – L’Aquila (Italie)

(Agnese, arrêtée le 19 février lors de l’opération Renata et envoyée à Rebibbia puis à L’Aquila, avec Silvia et Anna, est sortie il y quelques jours.)

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