Chili : Les risques de la multiformité

Dark Nights / lundi 29 novembre 2021

« Les risques de la multiformité ». Quelques mots du prisonnier anarchiste Francisco Solar

La recherche de la liberté implique la tentative de créer et de développer des pratiques dans ce sens. Dans la construction et le renforcement de relations anti-autoritaires, il est indispensable de rompre avec les directions imposées, les dogmes et les schémas prédéterminés.

L’existence d’une pluralité de formes (multiformité) en ce qui concerne les actions (et pas seulement) s’inscrit dans cette manière de comprendre et de mener la lutte. Il s’agit d’une expression de liberté, qui refuse les comportements et les façons de faire uniques et rigides, tout en encourageant l’imagination et l’autonomie.

En plus, cela se constitue en rejet de la spécialisation et des spécialistes, qui, comme nous avons pu voir, se transforment tôt ou tard en groupes de dirigeants, qui deviennent des avant-gardes éclairées. Il était et il est encore courant de voir comment les structures armées qui ont effectué des actions significatives sont ensuite devenus la direction d’une organisation ou cette partie d’un mouvement qui, par l’utilisation des armes, s’est arrogé la représentation de ce dernier, en faisant montre d’un militarisme qui nous est étranger et auquel nous nous opposons.

D’autre part, la multiformité a réussi à diffuser de manière considérable la propagande. Par le biais de banderoles, de graffitis, de barricades incendiaires, d’explosifs et de tirs, les idées anarchistes se sont répandues et elles ont trouvé des espaces où elles sont accueillies et mises en pratique. C’est là qu’entre en jeu l’importance de ce que l’on a appelé les « actions reproductibles », qui sont généralement associées à des « petites actions », qui ne nécessitent pas un grand risque ou qui n’impliquent pas une spécialisation préalable, remise en question. Les « actions reproductibles » auraient l’avantage de pouvoir être réalisées par n’importe qui, ce qui augmenterait leur possibilité de propagation, et générerait par conséquent un plus grand impact et/ou une plus grande efficacité dans le but d’atteindre un objectif donné.

Cependant, la multiformité des actions est devenue une sorte de paradigme indiscutable, qui – comme tout paradigme – empêche de voir plus loin. Celui-ci s’est constitué en vérité absolue, ce qui limite la discussion et rend impossible de parler de certains sujets, devenus « tabous ».

Il est alors indispensable d’être capables d’identifier ces entraves et de rompre avec tout paradigme qui nous empêche de questionner ce que nous voulons ou qui nous bride, de quelque manière que ce soit. Nous sommes, parmi beaucoup d’autres choses, pour renverser les paradigmes.

L’un des sujets qui ont été occultés ou mis de côté par ce « paradigme de la multiformité » est tout ce qui a à faire avec la nécessité et l’importance d’actions complexes ou de grande envergure. Cospito est clair et précis quand il dit : « Je dois parler d’actions « éclatantes » parce que personne n’en parle, elles ne font même pas partie des hypothèses envisageables. Je ne pense pas que ce soit par peur, mais parce que d’habitude on pense qu’il faut être des spécialistes… » (1)

Au-delà des causes qui la provoquent, ce qu’on peut constater est l’omission d’un sujet qui est, à mon avis, fondamental.

L’importance de telles actions, ainsi que la nécessité de les encourager et de les analyser, est directement liée à l’intensification de notre attaque et à la possibilité de porter des coups durs au pouvoir.

Le fait d’aborder ensemble cet aspect nous permet de partager des points de vue et des opinions qui ouvriront de nouveaux chemins et des nouvelles possibilités. Cela permet aussi de détruire l’imaginaire qui leur est généralement associé, comme le fait que pour réaliser une action complexe il faudrait être un.e spécialiste. Il suffit d’examiner ce sujet pour se rendre compte que derrière chaque action de grande envergure il n’y avait pas des « spécialistes » ni des personnes extérieures aux milieux anarchistes, qui auraient reçu un « entraînement spécial ». Il se trouve que ce sont des compas comme tou.te.s les autres, qui participent ou ont participé aux activités comme tou.te.s les autres et, qui, la plupart du temps, mènent des actions « simples » comme tou.te.s les autres. Le fait d’essayer d’éloigner ces compas, en les considérant comme des « spécialistes », répond, en partie, aux mauvaises habitudes de la logique gauchiste, qui différencie les combattant.e.s par des rôles et des fonctions déterminés.

D’autre part, les actions complexes comportent des risques qui ne sont pas petits et des significations qui peuvent devenir déterminantes. Par ces actions, on montre sa disponibilité à risquer sa liberté et sa vie, ainsi qu’à infliger des blessures et des dommages considérables, pour montrer clairement qu’il ne s’agit pas d’un jeu ou d’une mode passagère. Parallèlement au renforcement de la conviction individuelle et collective (quelque chose de fondamental pour le développement de la lutte), l’importance de cette approche réside dans le signal que l’on donne à l’ennemi. Un signal fort, qui reflet la façon sérieuse par laquelle on a emprunté ce chemin, et qui n’est pas seulement perçu par les pouvoir et ses représentants, mais aussi par l’ensemble de la société, secouée par l’action. Le retentissement est donc indéniable et il permet d’amplifier la propagande jusqu’à des endroits insoupçonnés, ce qui, en définitive, est l’un des objectifs centraux des actions de grande envergure.

L’un des aspects de l’anarchie qui m’a attiré et m’attire encore est la tentative irréfrénable de faire ce que l’on dit, de porter nos slogans dans le domaine du possible. Et ce qui précède s’inscrit dans ce sens : si nous parlons de faire la guerre à l’État, allons au-delà des mots et faisons-la. Prenons une si grande tâche comme un défi et assumons tout ce que cela implique.

Je partage complètement ce qui est exprimé par le compagnon Joaquín García, lorsqu’il dit : « Que pouvons-nous dire de nos idées, appelons-les comme-ça, aussi radicales ou extrêmes soient-elles, si elles n’ont aucun poids sur la réalité que nous aspirons à détruire ou si elles ne mettent nullement en doute le statu quo, ou pire encore si elles sont à tel point utilisables par le pouvoir ou assimilables par les masses » (2).

Faire la différence au sein d’une coexistence nécessaire

Les actions de grandes envergure et les actions « simples » sont-elles la même chose ? Placer un engin explosif dans commissariat est la même chose que faire un tag sur un mur ou sur une banderole ?

Certainement pas. Ce ne sont pas les même choses dans leur planification, dans la façon de s’y investir et dans les enjeux qui en suivent. Ce ne sont pas les même choses par rapport au retentissement et aux conséquences qu’elles provoquent.

Cependant, le « paradigme de la multiformité » ignore ouvertement cette différence et invisibilise au passage les actions complexes, ce qui reflète un autre de ses risques et dangers.

Depuis quelque temps, on accorde la même importance à différents types d’actions, ce qui vide d’analyse et de contenu la pratique anarchiste en général et épuise des projets intéressants basés sur l’offensive. Je fais référence à l’expérience de la FAI-FRI, qui, à mon avis, a perdu beaucoup de son poids et de sa force à partir du moment où l’on a commencé à revendiquer avec cette sigle des barricades de rue, des tags et des banderoles. A ce propos, nous avons déclaré, dans la revue Kalinov Most : « Les limites de l’absurde ont été franchis avec la revendication en tant que FAI-FRI de quelques tags sur des murs, en perdant ainsi tout sens et toute conception des mots et de leurs significations, ce qui nous montre, et nous reproche, les limites de la multiformité » (3).

Des actions complexes telles que l’attaque armée contre Adinolfi et la voiture piégée contre le siège de Microsoft en Grèce, qui ont vu naître ce projet et qui ont enthousiasmé des nombreux.ses insurgé.e.s à travers le monde, ont rapidement cédé la place à des banderoles et à d’autres actions simples, qui étaient revendiquées avec le même ton et les mêmes sigles et qui ont reçu la même couverture que les attaques de grande envergure dans la presse acrate. Le problème était que ces interventions, qui ne nécessitent pas une grande préparation ni des grands risques et qui ont peu d’impact, l’ont emporté, en s’accaparant rapidement un grande espace dans la contre-information (4).

Évidemment, cela a entraîné une stagnation des actions anarchistes, qui, à quelques exceptions près, n’ont pas réussi à s’améliorer. Comme le souligne justement Joaquín García : « Le polymorphisme cache un piège démobilisateur » (5).

Le « paradigme de la multiformité » a comporté l’impossibilité d’aller plus loin, en priorisant les actions plus petites avec l’excuse, entre autres, de la possibilité qu’elles soient reproduites. Néanmoins, le défi consiste à rendre reproductibles les actions de grande envergure, en partant du principe qu’il n’y a pas de spécialistes ou quoi que ce soit de ce genre. Que la volonté, elle seule, suffit.

Enfin, je tiens à dire clairement que je pense que la multiplication des actions « simples », et donc la multiformité, est indispensable au sein de la lutte anarchiste, mais que celle-ci (la multiformité) ne doit pas passer à côté de l’existence d’actions plus complexes, avec l’excuse grossière qu’elles sont réalisées par une structure spécialisée, étrangère aux espaces et aux milieux anarchistes. Il nous faut la coexistence de différentes actions et la capacité de les valoriser à partir de là, ce qui nous permettra, dans une certaine mesure, de rompre avec le « paradigme de la multiformité » et d’avancer vers l’intensification et l’approfondissement de nos attaques.

Francisco Solar D.
juin 2021
C.P. de Rancagua

 

Notes de l’auteur :
(1) Alfredo Cospito, « Risposta ad un articolo pubblicato nel n. 1 della rivita Caligine »
[« Réponse à un article publié dans le n°1 de la revue Caligine » ; en italien ici ; NdAtt.], 2021.
(2) Joaquín García, « Sobre la necesidad de dotar nuestra existencia de una vitalidad dinámica » [Sur la nécessité de doter notre existence d’une vitalité dynamique], dans Kalinov Most n°5, octobre 2019.
(3) « Nuestros medios, nuestras comunicaciones. Reflexiones en torno a la contrainformación y prensa ácrata » [Nos médias, nos communications. Réflexions sur la contre-information et la presse acrate], dans Kalinov Most n°7, décembre 2020, p. 29.
(4) L’une des rares exceptions est le site internet Noticias de la guerra social, qui s’occupe uniquement d’actions complexes, en publiant leurs communiqués de revendication et en faisant une brève analyse de chacune d’entre elles.
(5) Joaquín García, « Sobre la necesidad… », en Kalinov Most, octobre 2019.

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