Brochure : Les anarchistes et la guerre en Ukraine

Contradictions / fin 2023

Les anarchistes et la guerre en Ukraine
Une enquête de la revue Kontradikce/Contradictions

Contradictions vol. 7, Prague, 2023.
Édité par Ondřej Slačálek, Grzegorz Piotrowski et Miroslav Tomek.

Avec des réponses de : Zosia Brom, Boyevaya organizatsiya anarkho-kommunistov (BOAK, Organisation de combat des anarcho-communistes), Davyd Chychkan, Maria Rakhmaninova, Max Ščur, Ratibor Trivunac, Anarchistes biélorusses à Varsovie, Anatoly Dubovik, Volodymyr Ishchenko, Konfederatsiya revolyutsionnykh anarkho-sindikalistov (KRAS-MAT, Confédération des anarcho-syndicalistes révolutionnaires), Oleksandr Kolchenko, Saul Newman, Wayne Price, Aleksander Łaniewski.

La guerre en Ukraine a divisé les anarchistes. Certain.es luttent contre l’invasion russe, en soutenant la société ukrainienne (et, au moins dans une certaine mesure, l’État ukrainien), d’autres professent une opposition de principe aux deux parties en conflit. Certain.ess mobilisent des parallèles historiques, d’autres expliquent les différences de position en faisant référence à des expériences régionales différentes. Afin de saisir et de comprendre la variété des positions anarchistes et de réfléchir aux points d’accord et de désaccord entre elles, pendant l’été et le début de l’automne 2023 nous avons posé les questions suivantes à une sélection de militant.es, de théoricien.nes, de spécialistes académiques de l’anarchisme et de chercheur.euses dans le domaine des mouvements anarchistes :

– Qu’avons-nous appris des réactions des mouvements anarchistes ukrainien, russe, biélorusse et international ?
– Savons-nous maintenant quelque chose que nous ne savions pas auparavant ?
– Les différences entre les anarchistes ont-elles des causes profondes ?
– Ces différences persisteront-elles et auront-elles des effets à long terme ?
– La guerre a-t-elle changé des éléments de la perspective anarchiste ?

 

Zosia Brom, originaire de Pologne, est une migrante économique et anarchiste. Elle développe actuellement un atelier sur les questions de classe et de migration pour le Class Work Project. Au sein du mouvement anarchiste, Zosia est connue principalement en tant qu’ancienne rédactrice de la revue semestrielle Freedom, écrivaine parfois controversée (auteure de l’article Fuck Leftist Westplaining [jeu de mot qu’on pourrait traduire par « fuck l’explication occidentale de la gauche » ; note d’Attaque], de février 2022) et organisatrice de la London Anarchist Bookfair.

« Les anarchistes ne restent ni à l’écart de la lutte du peuple, ni ne tentent de la dominer.
Ils essayent d’y apporter, pratiquement, tout ce qu’ils peuvent et d’y soutenir les plus hauts niveaux possibles de solidarité individuelle et collective. »
Stuart Christie

Les divisions au sein du mouvement anarchiste n’ont rien de nouveau et, en fait, « [insérez le sujet du jour] a divisé les anarchistes » serait une bonne phrase pour commencer un texte sur à peu près n’importe quel moment de l’histoire anarchiste contemporaine. Je ne considère pas cette attitude comme un problème pour l’anarchisme : après tout, c’est un mouvement sans dirigeants, un mouvement aux nombreuses, différentes facettes, un mouvement où n’importe quelle position d’autorité peut être remise en question. Un mouvement qui manque de dogmatisme, du moins sur le papier.

Il était donc prévisible qu’il y aurait de nombreuses approches à l’actuelle invasion russe de l’Ukraine. Cela ne serait pas un problème en soi et la discussion aurait pu continuer en prenant en compte les nombreuses différentes interprétations de ce qu’est l’anarchisme, ainsi que la diversité des expériences vécues d’anarchistes de différentes parties du monde, l’histoire générale des anarchistes dans les conflits armés, ainsi que le respect de la réalité effective dans laquelle nous tou.tes vivons et l’ambition de mettre au point une politique qui lui corresponde. Toutefois, ce n’est pas ainsi que cela s’est passé et nous avons plutôt vu un spectacle assez laid de suprématie occidentale, venant de certaines parties de l’anarchisme occidental, combiné à une interprétation étroite, voire religieuse, de ce qu’est l’anarchisme, livrée sans égard pour la diversité du mouvement anarchiste et pour la complexité du monde. Pour atteindre ce but, les anarchistes suprémacistes occidentaux.ales ont mis au point toute une série de tactiques. L’une d’entre elles a été d’ignorer volontairement ce que la grande majorité de leurs compas d’Europe centrale et orientale essayaient de leur expliquer. Une autre a été de s’approprier le terme même d’anarchisme et d’assumer la position de l’autorité décisive et incontestable sur tout ce qui s’y rapporte et, de ce fait, de renforcer seulement l’impression qu’ils viennent d’une position de suprématie. Un autre a été celle de faire preuve d’un niveau d’hostilité extrême à l’égard des anarchistes d’Europe de l’Est qui essayaient de s’engager dans cette discussion, souvent les rejetant d’une manière qui est à la limite de la théorie du complot, par exemple en insinuant qu’ils sont des agents de la CIA, des fascistes infiltrés, etc.

Cependant, ce serait malhonnête de dire que tous, ou même une majorité des groupes anarchistes occidentaux ont réagi de cette manière. Alors que cette attitude a été affichée par une minorité, petite mais bruyante, du mouvement et qu’elle a été très dérangeante à observer et à vivre, au lieu de cela des nombreux autres ont offert une solidarité incontestable et de l’assistance matérielle à leur compas ukrainien.nes, russes et plus largement d’Europe de l’Est. Cette aide, qui continue, est l’un des projets les plus impressionnants que j’ai vu les anarchistes entreprendre ces dernières années, et elle est rendue encore plus admirable par le fait que je suis consciente qu’en de nombreux cas elle arrive malgré le malaise de sacrifier certains aspects de ses convictions et de sa politique, face à une crise humanitaire et à des crimes de guerre perpétrés par l’armée russe, et par volonté de faire preuve de solidarité avec leurs compas d’Europe de l’Est.

Cette attitude des groupes anarchistes les rend nettement différents de la plupart des autres parties de la gauche radicale occidentale et cela est l’aspect de l’anarchisme que je considère comme le plus porteur d’espoir pour le futur, avec tous ses problèmes complexes qui appellent à des solutions non dogmatiques et originales. Je pense qu’il est difficile de dire ce qui changera du point de vue anarchiste, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, pour le simple fait que de nombreuses perspectives anarchistes existent. Mais ce qui aura un impact durable est un point essentiel de la véritable politique anarchiste : juger les choses pour ce qu’elles sont, écouter les personnes directement concernées, faire ce que l’on peut pour aider les autres dans leur lutte contre un pouvoir oppressif et y contribuer concrètement par tous les moyens à notre disposition. Si nous y arrivons, nous aurons une possibilité de devenir une puissance significative. Dans le cas contraire, nous deviendrons – ou, dans certains cas, nous resterons – un club social pour des gens qui aiment lire des vieux bouquins.

 

La Boyevaya organizatsiya anarkho-kommunistov (BOAK, Organisation de combat des anarcho-communistes) existe depuis 2020, en tant que partie du mouvement de guérilla biélorusse et russe ; depuis février 2022, la BOAK a revendiqué des actions visant à perturber la logistique de l’armée russe au sein de la Fédération de Russie et au Bélarus.

De la position où nous nous tenons, la guerre ne change pas vraiment la perspective des anarchistes. Néanmoins, elle rend plus claires les différences entres les groupes. Nous avons entendu les mêmes arguments et les mêmes discussions en 2014, quand certains « anarchistes » affirmaient que les gens sur la place Maïdan à Kiev n’étaient pas des anarchistes et que c’est la raison pour laquelle nous n’aurions pas dû prendre part à cette lutte. Et pendant les protestations en Bélarus en 2020-2021, les mêmes voix disaient : « Ce n’est pas une protestation anarchiste, c’est juste une protestation. Nous ne devrions pas prendre parti pour ces gens. L’heure de notre révolution n’est pas encore venue ».

Et voici ce que nous avons à dire à ce propos : ce ne sont que des conneries de la part de personnes qui ne sont pas et ne seront jamais prêtes à combattre l’État.

Dans les périodes de lutte – et surtout de guerre – tu ne peux pas rester à l’écart de la bataille. Le mieux que tu puisses faire est d’essayer de créer ta propre force, en luttant pour les idées anarchistes. Mais si tu ne peux pas créer une telle force et que tu choisis de rester à l’écart de la bataille, d’être « contre les deux parties en conflit » en ne faisant rien, en fait tu commences à agir en faveur de l’une des deux parties. Ne pas agir contre le mal le plus grand, ne pas essayer de l’arrêter, cela signifie l’aider. Et pour avoir simplement la possibilité de combattre le moindre mal, tu dois d’abord arrêter le mal le plus grand. Même si, pour arrêter le mal le plus grand, tu dois en quelque sorte coopérer avec le moindre mal.

Et nous croyons qu’à travers ce conflit le mouvement anarchiste deviendra plus clair, sans les « têtes parlantes » et les « touristes » qui ne font rien d’autre que dire « les deux parties sont mauvaises et du coup nous ne devons rien faire ». Parce que les gens – au sein du mouvement et à son extérieur – verront, dans ces moments extrêmes, ce qu’est le vrai anarchisme et ceux qui sont juste des styles de vie confortables en des temps de paix.

 

Davyd Chychkan est un artiste et militant anarchiste basé à Kiev ; de 2010 à 2016, il a été membre de l’Autonomous Worker’s Union (Ukraine) ; depuis 2014 il est membre de l’organisation libertaire Black Rainbow ; en 2014, il a lancé l’initiative de recherche LCUD (Libertarian Club of Underground Dialectics), qui explore les aspects philistins, largement répandus, de l’extrême droite en Ukraine.

Les anarchistes russes sont divisé.es entre celles/ceux qui s’opposent à la guerre et ceux/celles qui soutiennent carrément l’Ukraine. Le mouvement des anarchistes et des antifascistes biélorusses soutient l’Ukraine et un nombre important d’entre eux/elles combat dans les forces de défense ukrainiennes. Les anarchistes polonais.es et tchèques qui sont dans les respectives fédérations nous soutiennent également, mais nous ne recevons aucun soutien de la part des anarcho-syndicalistes, notamment du soutien pour les Ukrainien.nes qui sont en train de combattre l’occupant. Au lieu de cela, nous les entendons parler de leur aversion pour l’OTAN et du fait que l’Ukraine est une marionnette de l’OTAN. J’ai été bouleversé par les mouvements anarchistes français, espagnol, italien et grec. Il s’est avéré que beaucoup d’entre eux/elles tiraient leurs informations de Russia Today.

Nous n’avons rien appris de nouveau de cette guerre, mais nous avons vu qu’aujourd’hui les anarchistes ne sont pas aussi prêt.es à prendre clairement parti qu’elles/ils l’étaient pendant la Première et la Seconde guerre mondiale et, entre les deux, pendant la guerre civile espagnole. Bakounine et Kropotkine prenaient parti facilement, les anarcho-syndicalistes polonais.es ont participé à l’insurrection de Varsovie, les brigades internationales ont combattu en Espagne… Mais de nos jours, les anarchistes ne sont pas tou.tes d’accord à apporter du soutien au Rojava (le Kurdistan syrien) en Syrie.

La guerre n’a pas du tout changé la perspective des anarchistes ukrainien.nes, biélorusses et russes. Nous savons tou.tes que la Russie est un empire impérialiste et fasciste, que la dictature pro-Kremlin de Loukachenko en Biélorussie est fasciste et que l’Ukraine est un îlot de liberté parmi les pays de l’ancienne URSS. Dans les trente années qui sont passées depuis l’effondrement de l’URSS, les impérialistes russes ont poursuivi des politiques agressives en Tchétchénie-Itchkérie, en Moldavie, en Géorgie, en Ukraine, en Syrie, dans les pays africains, etc. Si le mouvement anarchiste mondial ne comprend pas que des mauvaises démocraties sont mieux que des dictatures fascistes, il y aura une ligne de division entre celles/ceux qui défendent la liberté et et ceux/celles qui sont intoxiqué.es par les dogmes, parce que leur incertitude idéologique n’est que de l’infantilisme, tout comme leurs appels aux ukrainien.nes à déposer les armes pour mettre fin à la guerre. Je n’aurai jamais cru voir le jour où la gauche internationale chanterait à l’unisson avec l’extrême droite en faveur de la dictature de Poutine et de l’impérialisme sauvage du Kremlin.

 

Maria Rakhmaninova est une philosophe et artiste russe ; professeure à l’Université de sciences humaines et sociales de Saint-Pétersbourg jusqu’en mars 2022, elle a perdu son poste à cause des discussions avec des étudiant.es au sujet de la guerre un Ukraine ; spécialiste de philosophie sociale et politique, en particulier de l’anarchisme, des mouvements protestataires et du féminisme ; en 2019, elle a fondé le magazine en ligne Akrateia.

Côtes de la guerre : des leçons pour les anarchistes

Depuis 2014, l’agression russe en Ukraine a révélé des nombreuses tendances cachées de l’histoire récente, à la fois dans l’espace ex-soviétique et bien au delà. Les analyser semble utile tant pour l’époque actuelle dans son ensemble que pour comprendre l’état de l’anarchisme contemporain – y compris à l’échelle planétaire.

La première et la plus évidente de ces tendances est l’inertie, latente mais inexorable, de l’empire et de la vision impériale du monde, qui imprègne même les discours anarchistes : comme de nombreuses figures clés de l’anarchisme moscovite du début du XXe siècle, qui conservaient une conception impériale et coloniale de l’espace planétaire – y compris une conception de l’Ukraine comme étant le sud de la Russie – et ne prenaient pas au sérieux sa lutte de libération, beaucoup d’anarchistes métropolitain.es contemporain.es ont clairement hérité d’une optique russo-impériale (qui, paradoxalement, coïncide souvent avec celle du Kremlin). Cela leur arrive même en dépit de leur rejet politique, articulé, de l’URSS : peut-être à leur insu, elles/ils reproduisent complètement son épistémologie, qui leur assure la position d’un sujet cartésien « 2.0 » – parfaitement neutre, parfaitement normal, parfaitement objectif et dépourvu de propriétés spécifiques, prétendant donc parler au nom d’un sujet anarchiste international, qui peut voir toutes les facettes de la vérité et de la liberté.

Appelant toute déviation de leur propre image un « élément concret nuisible et gênant qui sème la discorde dans les rangs des travailleurs » (se référant à des expériences régionales, de genre et à bien d’autres), ils/elles insistent en effet sur la priorité d’un certain anarchisme abstrait, dans un vide théorique idéal, par rapport à la réalité et elles/ils se voient comme les prêtres de ces espaces sacrés, exemptes de la réalité brute et des détails empiriques fastidieux (bon, ce n’est pas cela que l’empire essaye de faire à tou.tes ses habitant.es ?). À ce jour, ce problème d’origine philosophique a pris un caractère radicalement politique, puisque tant les pratiques d’inclusion-exclusion que l’unité-désunion de l’ensemble du mouvement anarchiste, ainsi que ce vers quoi ses énergies sont dirigées – y compris en matière de solidarité et de lutte – en sont détournés. Tout cela montre à quel point le discours sur la résistance anarchiste s’avère vulnérable à l’inertie des systèmes de pouvoir, sans aucun égard pour le registre philosophique.

Cela n’est toutefois pas surprenant : l’anarchisme post-soviétique, représenté principalement par des historien.nes (nettement sceptiques vis-à-vis de la philosophie et donc peu enclin.es à la réflexion philosophique-politique et à l’autocritique), n’a pas vraiment pris la peine d’adopter au moins une perspective philosophique étrangère sur la réflexion sur le pouvoir et s’est donc largement limitée à un jeu de rôle non viable avec des anarchistes du passé ou des anarchistes vaguement abstrait.es dans un monde idéal (tels qu’ils/elles apparaissent aux habitant.es de la métropole). Cependant, les discours historiques étriqués de l’empire se révèlent, comme on pouvait s’y attendre, en contradiction avec l’histoire elle-même : l’anarchiste classique Pierre-Joseph Proudhon soutenait directement la lutte de libération nationale des Ukrainien.nes (Cosaques) contre la colonisation polonaise ; M. Bakounine a défendu l’indépendance des Ukrainien.nes de Galicie de la Russie et de la Pologne, que ce soit pendant sa période pan-slaviste ou quand il était déjà anarchiste, et il insistait sur l’idée de l’autodétermination nationale des « petites nations » ; et Kropotkine préconisait le droit pour les anarchistes de participer aux mouvements de libération nationale (« mais ne niez pas les mouvements nationalistes ») et de soutenir les nationalités qui se soulèvent contre une oppression nationale, parce que ce n’est qu’en se débarrassant d’une oppression nationale extérieure qu’une nation peut enfin emprunter pleinement le chemin de la révolution sociale et lutter pour sa libération ultérieure de l’oppression de la bourgeoisie nationale, avec laquelle le prolétariat d’une nation donnée n’aura plus à s’allier au nom de la lutte contre l’« ennemi commun ». De tels points de vue ont été partagés par de nombreux.ses théoricien.nes et activistes anarchistes : Emma Goldman, Grigori Maksimov, Alexei Borovoi et d’autres [1]. Ainsi, même d’un point de vue purement historique, les plus grand.es théoricien.nes et activistes anarchistes n’étaient pas sur des positions à partir desquelles la vision de la guerre professée par les modernes anarchistes de la métropole serait possible aujourd’hui – que ce soit en mettant sur le même plan Russie et Ukraine, en tant qu’États bourgeois, ou même en étant plus loyaux.les envers l’empire, en tant que « moindre mal » – selon le principe que « si l’État est un mal, alors un seul État est quantitativement mieux que plusieurs ». Il est caractéristique que, dans la guerre actuelle, ces zélateur.trices du « vrai anarchisme » ne soient pas du tout en faveur de l’établissement de l’Espéranto des deux côtés (cependant, même cela serait moins fantastique que les requêtes qu’ils/elles expriment en réalité) : ceci étant, nous pouvons dire que, quand le monde russe dévore tout ce qui lui est différent, celle/celui qui reste en silence n’est pas neutre, mais est clairement du côté de l’agresseur.

La deuxième tendance évidente révélée par l’invasion militaire russe est que les citoyen.nes et les bénéficiaires des empires russe/soviétique/post-soviétique ne sont pas les seul.es à être vulnérables à l’inertie évoquée ci-dessus, mais c’est le cas aussi de tou.tes celles/ceux qui héritent de façon non critique de l’automatisme des représentations politiques mondiales (principalement occidentales), en essayant de les évaluer à partir des espaces de leur vie quotidienne confortable, pour lesquels toute catastrophe mondiale semble si lointaine (et d’ailleurs équidistante) qu’elle est toujours presque purement théorique. C’était le cas des camps staliniens, pour les intellectuels français des années 1950. C’est le cas de la guerre dans l’Ukraine moderne, pour de nombreux militant.es du premier monde.

En fait, dans ce cas aussi, nous parlons de l’inertie épistémologique du pouvoir, mais à l’autre pôle. Après des années passées à ignorer les signaux de SOS venant de l’abîme post-soviétique et, en général, les problèmes du second monde, qui est perdu dans le caractère indiscernable de sa propre existence prétendument sans importance, le premier monde s’est réveillé subitement avec le début d’une invasion à grande échelle et – selon son ancienne (remontant à l’époque moderne) habitude de donner un jugement « objectif », fondé sur des constructions métaphysiques qui sont enracinées dans son espace satisfait et endormi depuis des siècles – n’a rien trouvé de mieux que de réutiliser pour la nouvelle catastrophe l’optique de la Guerre froide. Et ce ne serait pas grave si, dans cette optique, il n’y avait pas de place pour la société ukrainienne en tant que sujet politique capable non seulement d’une volonté politique, mais aussi, comme nous l’avons vu, de défendre ses fondements et ses impératifs.

En présentant la guerre russe en Ukraine comme une vieille confrontation typique du monde bipolaire, de nombreux anarchistes et personnes de gauche du premier monde – en dehors de leur habituelle maladresse de grands seigneurs – trouvent possible de négliger une « bagatelle » comme les détails de la confrontation actuelle (en Amérique Latine, où ces sentiments sont, hélas, tout aussi forts, ils sont au moins explicables : d’une part les habitant.es de cette région ont leurs propres luttes, d’autre part il y a un véritable éloignement de ce qui se passe en Ukraine et en Russie).

Entre-temps, il est évident qu’un État autoritaire de taille globale – avec une biographie cauchemardesque, avec une dictature en pleine croissance, fondée sur la répression, la torture, le pouvoir arbitraire des oligarques et des hommes forts, ainsi que sur la corruption – a attaqué un État indépendant voisin et est en train d’y perpétrer un génocide. Il est possible d’imaginer cette confrontation comme un conflit entre deux parties égales uniquement de loin, mais en fait il est encore plus fou que de l’imaginer comme un conflit entre les travailleur.euses et la bourgeoisie : au moins les travailleur.euses dépassent en nombre la bourgeoisie. Exhorter l’Ukraine d’aujourd’hui, dans un esprit de « sagesse » patriarcale, à « donner le bon exemple » et à « renoncer au militarisme » en déposant les armes revient à exhorter la victime à ne pas résister au tortionnaire et à lui donner tout ce dont il a besoin. Le fait que la Russie et l’Ukraine soient formellement dans la même position en tant qu’États ne rend pas leurs situations spécifiques égales, surtout à la lumière de tout ce qui s’est déjà passé pendant la dernière année et demie.

D’autant plus que, clairement, la confrontation avec l’OTAN sert au régime de Poutine seulement comme un écran de légitimation, et purement décoratif, pour son comportement arbitraire en Ukraine : sinon il ne permettrait guère un tel rapprochement sans précédent de l’OTAN aux frontières de la Russie, comme cela a été le cas suite à l’agression militaire russe. Ainsi, l’inertie épistémologique des systèmes de pouvoir ne réside pas seulement dans les fondements de l’empire de Poutine. Elle est contenue aussi dans la vision du monde du premier monde privilégié – et trouve son origine dans le narcissisme de l’ancien Occident, qui est insensible à la réalité du second monde mais n’est pas prêt à renoncer à sa revendication d’un droit au jugement final, véritable (peu importe à quel point il est loin de la réalité), à son sujet. Cela est vrai à la fois pour la droite (qui attribue à la Russie la capacité de résister à la « cruauté corrompue » du déclin de l’Europe) et pour la gauche (d’où l’on entend des voix qui soutiennent la prétendue « République populaire » du Donbass et la pernicieuse « République populaire » de Donetsk et l’ainsi-dit caractère pernicieux du néolibéralisme) [2].

Le troisième problème qui est posé d’une nouvelle manière par la guerre russe en Ukraine est la nature profondément problématique et la faible élaboration de l’opposition philosophique entre universalisme et localisme/régionalisme. En même temps, l’existence même de cette opposition, dans l’anarchisme contemporain (y compris le fait qu’elle n’est pas réalisée de manière articulée), est problématique. Par conséquent, si, dans l’esprit des anarchistes métropolitain.es, nous pensons la confrontation entre la Russie et l’Ukraine comme une confrontation entre universalisme (alter-moderne, soviétique) et régionalisme (libération nationale), nous ne pouvons pas éviter de nombreuses questions inconfortables. Par exemple : la vie sans Poutine, sans le Kremlin, sans l’inertie soviétique (contre laquelle la société ukrainienne se bat héroïquement aujourd’hui) est-elle exactement du « régionalisme » ? Un tel faux dilemme ne peut être utilisé que par le Kremlin, qui spécule sur la notion de « néonazisme », en appelant ainsi tout ce qui ne veut pas être absorbé et dissout au point de devenir indiscernable. Entre-temps, même problématique du point de vue de l’anarchisme et de sa critique du capital : l’intégration de l’Ukraine dans l’Europe ne signifierait rien de plus que son adhésion à une large fédération d’autres nations européennes (une fédération un peu plus plausible que la Russie), avec la perspective de résoudre les problèmes de langue, de politiques sociales et autres par une procédure juridique européenne – sans aucun doute plus humaine que celles envisagées en Russie.

En ce sens, il serait correct de dire que c’est l’Ukraine qui se trouve dans le champ de l’universalisme – héritant des conquêtes de la modernité européenne (y compris de son universalisme épistémologique) – alors qu’au contraire la Russie se trouve dans la position d’un régionalisme impérial agressif, tant à son intérieur qu’à son extérieur, en imposant le monde russe, la langue russe et un hideux golem des valeurs russes, collées ensemble de travers par des bureaucrates à genoux et à partir des souvenirs de quelqu’un d’autre. Donc, il est évident que l’actuelle opposition de régionalisme et universalisme n’est pas si simple et qu’elle nécessite un examen plus approfondi, en tenant compte du niveau actuel de développement des connaissances dans les disciplines humanistiques. Selon toute vraisemblance, nous devrions parler de la nécessité de développer des façons complètement alternatives de penser l’espace planétaire et d’interagir avec celui-ci (c’est ainsi que la géographie anarchiste définit aujourd’hui l’une de ses tâches). Cet impératif semble d’autant plus important à la lumière du cynique détournement de la rhétorique décoloniale effectué par les discours de la Fédération de Russie – qui affirment que la Russie est en train de combattre les États colonisateurs (les États-Unis) et de libérer (non pas d’exploiter, comme on pourrait le penser) les sociétés africaines, asiatiques et latino-américaines, ainsi que ses propres sociétés indigènes. En qualifiant de « décoloniales » des pratiques réactionnaires, destructives et d’exploitation, le régime russe, par sa rhétorique et son arbitraire, met involontairement en lumière le problème de la confusion entre le décolonial et le conservateur en tant que tel. Ensuite, ce problème pourra se poser aussi à une Ukraine de l’après-guerre (victorieuse). Il convient de rappeler que les études décoloniaux sont seulement une perception, équipée d’un système de méthodes et d’approches.

Sans un noyau anti-étatique, anti-hiérarchique et émancipateur, ils risquent de glisser dans un ordre conservateur monstrueux, comme dans le cas des Talibans. La tâche principale des anarchistes contemporains est de fournir aux discours décoloniaux une perspective anarchiste cohérente et correctement développée. Dans le développement de cette perspective, il faut une réflexion approfondie sur les dichotomies philosophiques – en particulier celle régionalisme/universalisme, etc. Voici quelques-uns des problèmes les plus évidents montrés par la guerre russe en Ukraine, qui nécessitent une réflexion attentive de la part et de l’anarchisme contemporain et de la société contemporaine en général.

 

Max Ščur est un écrivain et traducteur biélorusse vivant en République tchèque ; il a édité et traduit une anthologie du bouddhisme radical (« Bouddhisme radical : un court florilège (non seulement) pour anarchistes », 2019).

La guerre russe contre l’Ukraine est l’élément crucial du projet de Poutine (et Loukachenko) de restaurer l’empire russo-soviétique (permettez-moi de dire knouto-soviétique). Tou.tes ceux/celles qui sont familières avec l’histoire de cet Empire (tsarisme, stalinisme, brejnevisme et maintenant poutinisme) et des nations qu’il a colonisées ou qui, comme moi, sont même né.es dans l’Empire, ont toutes les raisons de piquer une crise et de faire tout le possible pour empêcher sa restauration (ou, encore mieux, pour contribuer à sa désintégration). Encore plus, cette fois l’Empire est complètement dépourvu de tout semblant d’une idéologie sociale progressiste, qui a été remplacée par un discours de merde, nationaliste russe chauviniste-revanchiste-traditionaliste-sexiste (c’est-à-dire, classiquement de droite). Cela, combiné aux ressources naturelles et humaines de la Russie et aux armes nucléaires, fait de cette idéologie, et de loin, la forme la plus dangereuse de fascisme d’aujourd’hui, que toute personne de gauche sensée est moralement obligée de combattre, bien que parfois dans le cadre d’une alliance désagréable avec ses adversaires politiques, ce qui a été le cas aussi pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le fait que l’Empire se déguise (pour les intellectuels occidentaux.les) en colonie combattant le colonialisme occidental est un moment vraiment amusant de l’histoire de la propagande. Cependant, une rhétorique similaire a déjà été utilisée par les impérialistes nazis (et japonais). Tout comme les nazis imputaient l’effondrement, lors de la Première Guerre mondiale, de l’empire knouto-germanique aux Juifs et non à leur propre militarisme, prussien, les fascistes russes imputent l’effondrement de leur empire knouto-soviétique à l’« Occident collectif » et non à la faillite inévitable de leur propre capitalisme d’État (ou capitalisme fossile d’État, pour être précis). Dans les deux cas, nous avons affaire à une forme de crise d’identité historique, de délire de grandeur et de déni d’une réalité douloureuse. Dans les deux cas, nous avons une grande nation qui prétend non seulement qu’elle ne ferait pas partie du monde occidental (ce qui est indubitablement le cas, à la fois pour l’Allemagne et la Russie), mais aussi qu’elle serait une « civilisation » à part entière, avec ses propres valeurs « particulières, authentiques et non décadentes ». Eh bien, c’était un mythe de la propagande au service des élites, dans le cas allemand, et c’est un mythe de la propagande au service des élites, dans le cas russe.

Quant aux deux principales approches anarchistes à cette guerre, l’anti-occidental et le pro-ukrainien, je pense que le problème central, ici, est en fait la définition même d’impérialisme. À ma connaissance, l’approche anti-occidentale est historiquement basée sur le concept marxiste-léniniste d’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme (libéral) », ce qui est, en quelque sorte « inhérent » seulement à l’Occident ; celle pro-ukrainienne puise dans la critique bakouninienne de(s) l’impérialisme(s), par exemple dans Étatisme et anarchie (1873). À moins qu’il y ait enfin une sérieuse déconstruction anarchiste de la théorie marxiste, il y aura toujours une tendance marxiste dans l’anarchisme, en particulier en Occident, où le marxisme n’a jamais été une idéologie d’État, contrairement à l’Europe de l’Est et aux pays post-soviétiques. En plus, en tant qu’héritier de l’empire knouto-soviétique, l’État fasciste russe soutient traditionnellement et soutiendra toujours (directement ou indirectement) les marxiste occidentaux.les adeptes de la définition léniniste d’impérialisme, les utilisant comme des « idiots utiles » (une autre expression de Lénine) dans sa guerre hybride pour la domination du monde, peu importe s’ils/elles s’appellent anarchistes ou pas.

 

Ratibor Trivunac est un activiste politique serbe, anarchiste, éditeur et l’un des fondateur.trices de l’Anarho-sindikalistička inicijativa (ASI – Initative Anarcho-Syndicaliste), la section serbe de l’Association internationale des travailleurs ; il est actif aussi dans le Centre d’études libertaires de Belgrade.

La réponse du mouvement anarchiste international à la guerre inter-impérialiste en Ukraine a montré que la majorité du mouvement anarchiste (organisé et fondé sur la classe ouvrière) est encore capable de maintenir des positions antimilitaristes en ligne avec ses principes, même dans une situations de fortes pressions nationalistes, capitalistes et impérialistes pour que nous abandonnions nos idéaux et nous tournions vers le bellicisme, ou même pour nous engager directement dans un conflit entre les classes dirigeantes, au niveau international. Pour l’instant, seulement peu d’organisations importantes ont abandonné ces principes et se sont faites avoir par les politiques nationalistes et chauvinistes des capitalistes. D’autre part, cela a confirmé encore une fois que les segments du mouvement anarchiste international qui ne sont pas fondés sur la politique de la classe ouvrière et/ou sont fondés sur des traditions anti-organisatrices et informelles sont beaucoup plus susceptibles – comme Malatesta l’a observé pendant la Première Guerre mondiale – d’oublier nos principes, quand cette position est plus pratique et confortable à prendre. Comme les social-démocrates et certain.es des anarchistes mentionnés, pendant la Première Guerre mondiale – avec laquelle le conflit actuel entre l’OTAN et la Russie en Ukraine présente de nombreuses similitudes, à cause de la nature inter-impérialiste de la guerre en cours – beaucoup de ceux/celles qui prétendent être des anarchistes attaché.es à ces traditions se sont retrouvé.es sur des positions social-chauvines, nationalistes et pro-impérialistes.

Même s’il est clair que la simple expérience, sans un cadre idéologique et argumentatif pour l’interpréter, n’est pas suffisante pour saisir la situation dans sa totalité et qu’elle est donc insuffisante pour comprendre la vérité dans son ensemble sur la question que nous examinons, l’expérience de certains soldats ukrainiens qui aiment s’identifier à l’anarchisme est parfois utilisée pour justifier un alignement politique avec l’un des côtés, impérialistes, dans cette guerre. La même prétendue expérience, qui sur le plan idéologique n’équivaut à rien d’autre qu’à la répétition de formules nationalistes et chauvines, est utilisée pour faire taire les voix des éléments du mouvement anarchiste qui rejettent ce genre d’effondrement de notre mouvement dans la réaction nationaliste. Très souvent, ce genre d’arguments émotionnels, agrémentés de revendications à l’exclusivité de la connaissance de l’Europe de l’Est, bien que totalement creux au niveau théorique et sans aucun fondement dans nos principes et notre idéologie, ont un effet politique à cause du manque de compréhension des formules utilisées et du manque d’une compréhension plus profonde des événements qui ont lieu. Cela est douloureux à regarder, en particulier pour certain.es d’entre nous, anarchistes des régions ex-yougoslaves de l’Europe de l’Est qui ont assez de malchance pour avoir vécu personnellement les guerres de Yougoslavie des années 1990 et de s’en souvenir. Nous avons nous-même été témoins direct.es de la guerre civile, du massacre nationaliste, de l’agression impérialiste, des sanctions, des mouvements contre la guerre, de la révolution serbe d’octobre 2000, de la transition brutale au capitalisme néolibérale, de l’appauvrissement massif de la classe ouvrière, d’un retour à la tradition et de l’abaissement général du niveau de civilisation dans nos sociétés. Surtout nous, anarchistes de la République de Serbie, en plus des choses citées, avons eu l’expérience d’une guerre par procuration, pendant la guerre civile yougoslave. Slobodan Milošević, l’ancien dirigeant de la Serbie (au sein de la République fédérale de Yougoslavie), un pays qui ne participait pas officiellement à la guerre en Bosnie et en Croatie, avait armé, entraîné, organisé et dirigé les forces serbes dans ces pays dans les années 90, comme les États-Unis et l’Union Européenne le font aujourd’hui avec l’Ukraine. Nous avons fait l’expérience de la vie avec les ainsi-dites « unités de défense territoriale » et nous sommes conscient.es que, malgré leur nom ambigu, elles sont en fait contrôlées par les armées étatiques, mais aussi qu’une majorité des crimes de guerre, dans les guerres de Yougoslavie, ont été commis précisément par ce type d’unités. Ce genre d’expérience que nous avons, qui fait obstacle aux tentatives de racolage politique dans des eaux troubles et qui est couplé à notre forte adhésion aux principes de base de notre idéologie, fait que celles/ceux qui se sont fait.es avoir par les ruses nationalistes et impérialistes se méprennent sur nos positions, nous accusent de soutenir une autre puissance impérialiste ou même de remettre en question l’antimilitarisme, avec des arguments que tous les États ont utilisé en temps de guerre.

Il est indéniable que ces circonstances, et la division qui en découle, marquent distinctement des éléments structurels qui déterminent non seulement la relation du mouvement anarchiste par rapport à des conflits impérialistes, mais aussi par rapport à de nombreuses autres questions cruciales de l’époque actuelle, en définissant ainsi les composantes fondamentales de la stratégie et des tactiques anarchistes pour l’avenir. La spécificité des événements globaux, comme cela a été le cas avec les guerres mondiales précédentes et avec le conflit actuel en Ukraine (et possiblement avec d’autres conflits inter-impérialistes, à Taïwan, entre l’alliance entre États-Unis, Royaume-Uni et Australie d’un côté et la Chine de l’autre), est qu’ils permettent à toute la population mondiale, et particulièrement aux mouvements politiques internationaux, de se positionner par rapport aux événements qui nous affectent tou.tes. Ce sont des situations dans lesquelles se produit une cristallisation des positions idéologiques et dans lesquelles les fossés séparant des positions qui jusqu’à là ont pu coexister sous la même bannière deviennent infranchissables. Il ne fait donc aucun doute que ce clivage aura des conséquences à long terme pour le mouvement anarchiste mondial, surtout si le conflit impérialiste s’intensifie et si la guerre prend plus clairement l’aspect d’une guerre mondiale, en passant d’un conflit inter-impérialiste par procuration à un conflit inter-impérialiste ouvert. Les lignes de démarcation seront nettement tracées, entre ceux/celles d’entre nous qui conservent des positions de classe, internationalistes et antimilitaristes et celles/ceux qui sont un addendum coloré à l’impérialisme arc-en-ciel, ceux/celles qui ont capitulé devant le nationalisme et le chauvinisme et se sont mis.es à la disposition des bandits impérialistes.

Ce que nous aurions pu apprendre de ces événements récents et de ces débats au sein du mouvement et de ses lieux de rassemblement est à quel point l’irrationalisme, le positivisme et le chantage émotionnel sont souvent et facilement – et parfois avec succès – utilisés dans la tentative de justifier la trahison des idéaux de notre mouvement par ceux/celles qui se sont mis.es au service des armées capitalistes. Cela justifiera, dans les jours à venir, non seulement une lutte farouche pour la préservation de notre mouvement et un examen détaillé de certaines parties de la pratique de notre mouvement, mais aussi, en parallèle, une profonde remise en question de certains éléments de nos appareils théoriques et méthodologiques. J’estime que, dans le domaine théorique, pour comprendre le monde, il y a la nécessité désespérée d’un fort et conscient rejet du positivisme de Kropotkine, qui nous a conduit.es à maintes reprises dans une impasse politique, et la nécessité d’un retour véhément à l’approche révolutionnaire, dialectique et matérialiste, de Bakounine.

 

Anarchistes biélorusses à Varsovie est un groupe d’anarchistes biélorusses qui ont dû quitter le Bélarus à cause des persécutions. Elles/ils préfèrent rester anonymes. L’un.e des membres du groupe est l’auteur.e du podcast en langue russe Dogma : Uneasy Talks About War [Dogma : conversations désagréables sur la guerre].

À notre avis, la guerre a souligné à quel point les anarchistes sont les produits de leur propre environnement, capitaliste et géopolitique. Plus précisément, nous avons vu que le colonialisme s’est manifesté par des divisions le long de ses lignes habituelles. C’est l’Ouest (le premier monde) contre l’Est (le second monde). Les gens – et les anarchistes – en Occident pensent qu’ils/elles en savent plus que les autres ; elles/ils ne demandent généralement pas à leurs compas qui combattent en première ligne ce que ces dernier.es pensent et ce qui les motive, parce qu’elles/ils ont des réponses toutes faites. C’est le produit d’une longue tradition, dans le mouvement anarchiste, pendant laquelle l’Est a été orienté vers l’Ouest – nous ne pouvons rien apprendre aux anarchistes occidentaux.les, nous ne pouvons que copier-coller ce qui existe déjà là-bas et essayer de l’appliquer dans nos contextes. Cette situation a été pendant longtemps pratique pour les compas occidentaux.les. Maintenant que, tout à coup, nous avons notre propre opinion et que nous choisissons des tactiques controversées, elles/ils sont confus.es.

Il est aussi intéressant que, tout comme l’État ukrainien dépend complètement des « démocraties » occidentales pour les ressources et les armes, les anarchistes ukrainien.nes, russes et biélorusses doivent faire le tour des lieux anarchistes occidentaux, plus riches, pour demander de l’argent pour continuer leur travail.

Nous avons vu aussi que la solidarité internationale est une déclaration creuse. Tou.tes les anarchistes ont exprimé leur position contre la guerre et pour le peuple, la classe ouvrière et les opprimé.es, mais qu’est-ce que cela signifie, en termes concrets ? Nous nous demandons combien d’opprimé.es en Ukraine ont ressenti ne serait-ce qu’un peu de cette solidarité. Combien de collectifs, en Occident, étant donné qu’ils ne voulaient pas soutenir la participation armée à la guerre, ont essayé de négocier avec les compas ukrainien.nes pour savoir de quelle autre façon mettre en place cette coopération, si ce n’est pas en achetant des casques?

On peut dire la même chose de la réaction du mouvement russe, qui est resté essentiellement silencieux au sujet de la guerre, qui a commencé en 2014, et qui a été prudent dans ses tentatives d’établir des liens avec ses compas ukrainien.nes. Maintenant c’est la deuxième année de l’invasion à grande échelle et nous ne voyons toujours pas de tentatives de créer un front commun contre la guerre, dans la région post-soviétique.

Une autre chose qui n’est pas aussi claire, et qui pourrait sembler un peu conspirationniste, est le pouvoir que les « rouges » (les communistes autoritaires) ont sur le discours anarchiste. La guerre a montré qu’il est énorme. Nous pouvons voir la manière dont, dans des pays comme l’Allemagne, où il n’y a pas de division claire entre anarchistes et communistes, la « gauche en général » répète les vieux mythes soviétiques, maintenant russes, sur « l’Occident contre la Russie » et « les capitalistes contre les socialistes ». Le manque absolu de socialisme dans l’URSS bolchevique a été traité par des anarchistes, comme Emma Goldman et Alexandre Berkman, dès 1925 environ. Mais les Soviétiques, et ensuite les partis de la gauche autoritaires que ceux-ci ont sponsorisés, qui ont survécu sous une forme ou une autre jusqu’à présent, ont réussi à vendre beaucoup mieux leur version de la réalité et à propager l’idée de « l’oppression de part de l’Occident ». Dans la plupart des pays d’Europe du Sud, ce discours est clairement lié à la propagande des « rouges », mais il est salué par le mouvement anarchiste, juste parce qu’il est pratique.

Cette guerre laissera un grand schisme dans le mouvement, pendant longtemps. Le mouvement anarchiste de l’Est a arrêté de prendre aveuglément pour acquis ce qui est dit ou fait par certain.es des compas occidentaux.les. Et il faudra beaucoup de temps pour rétablir la confiance et la véritable solidarité internationale dans notre mouvement.

 

Anatoly Dubovik est un anarchiste ukrainien, originaire de Dnipro ; membre de l’Association des mouvements anarchistes (1990-1994) et de la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes [Революційна Конфедерація Анархістів-Синдикалістів, RKAS] « Nestor Makhno » (1994-2014) ; depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine (2014), il est engagé activement dans la défense de l’Ukraine.

La guerre la plus grande et la plus sanglante que l’Europe ait connue depuis plus de 70 ans se poursuit depuis près de 10 ans. Pour moi, personnellement, la réaction des anarchistes en dehors d’Ukraine face à ce qui se passe n’a fait que confirmer les tristes conclusions auxquelles mes compas et moi sommes arrivé.es il y a longtemps : non seulement le mouvement anarchiste est en crise, non seulement il manque de pouvoir et d’influence sérieuse dans la société, mais il ne peut pas et ne veut même pas sortir de cet état. La seule tentative sérieuse que je connaisse d’analyser les événements actuels et de formuler des conclusions – des conclusions apparemment évidentes ! – a été faite par la Fédération anarchiste tchèque. Les autres organisations anarchistes ont été incapables de faire ne serait-ce que cela. (Nous parlons expressément d’organisations, non d’individus ou de groupes informels d’ami.es au sein d’organisations). Pour beaucoup d’anarchistes, l’anarchisme et l’action anarchiste restent, comme il y a 10-20 ans, une lutte pour les droits de telle ou telle « minorité », un mouvement philanthropique pour aider les sans-abri, une faction au sein du mouvement écologique ou végétarien et ainsi de suite – tout sauf un mouvement révolutionnaire pour changer la société sur la base de principes de liberté et de solidarité.

Je m’excuse de dire des banalités : nous ne sommes pas des démocrates et notre objectif n’est pas l’amélioration de l’État par des méthodes démocratiques (ou autres), mais l’élimination de tout État. En même temps, il est évident que le degré de liberté – ou, si vous voulez, les conditions de départ pour la réalisation de notre programme – varie d’un État à l’autre. Nous, qui avons commencé notre activité anarchiste dans l’URSS (ou dans les pays d’Europe de l’Est subordonnés à l’URSS), le savons bien, par expérience personnelle. Il y a des États où nous, les anarchistes, avons la possibilité de diffuser légalement nos idées (savoir comment nous utilisons cette opportunité est une autre question). Il y a des États où les opinions anarchistes elles-mêmes peuvent être punies de prison. Et il y a eu des États où la punition était la mort.

Quand un État fasciste autoritaire attaque un État démocratique, il est nécessaire de défendre ce dernier. Au moins pour sa propre autoconservation. Lorsque la Russie moderne, autoritaire, pratiquement fasciste, attaque l’Ukraine, relativement démocratique, dans le but de la détruire, elle et son peuple – et la Russie est déjà en train de les détruire (par des exécutions de masse dans les territoires occupés, des bombardements de saturation des villes de première ligne, des tirs de missiles constants sur des objectifs civils à l’arrière) – il faut défendre la liberté relative qui existe ici et que la Russie espère briser et remplacer par le « monde russe » fasciste.

Les anarchistes ukrainien.nes ont dû devenir des allié.es temporaires et de circonstance de l’État ukrainien – contre l’ennemi commun.

Un paradoxe ? Oui. Le même que l’alliance de Makhno avec les bolcheviks, contre la réaction blanche. Ou que l’alliance de la FAI-CNT [3] avec l’État espagnol, contre Franco. Ou que l’alliance des anarchistes espagnol.es, français.es, polonais.es et autres avec différents gouvernements, contre Hitler.

Étonnamment, nous devons expliquer cela à de nombreux.ses anarchistes en dehors de l’Ukraine.

Étonnamment, il semble que nulle part dans le monde les anarchistes aient essayé de penser ce que leurs groupes et organisations devraient faire si quelque chose comme la guerre en Ukraine commençait dans leur pays.

Quelque chose de nouveau ? Je sais maintenant dans la pratique ce que je ne savais qu’en théorie – et c’est ce que j’ai dit ci-dessus. Il y a des situations dans lesquelles les anarchistes doivent s’allier même avec l’État, contre un ennemi commun qui est pire. Ce n’est pas quelque chose dont vous pouvez être heureux ; c’est désagréable, mais il peut s’avérer inévitable. L’essentiel est de ne pas oublier qui nous sommes et ce que nous voulons.

Pour moi et mes compas, la guerre n’a rien changé de nos convictions anarchistes. Tous les éléments de notre vision du monde sont restés les mêmes.

Il est difficile pour moi de commenter votre question sur les désaccords entre les anarchistes au sujet de la guerre en cours. Parmi les anarchistes ukrainien.nes, il n’y a pas de désaccords. Les désaccords sont quelque part en dehors d’ici, très loin. Ils nous causent de l’agacement et même de l’irritation (« Pourquoi ces personnes ne comprennent pas des choses aussi simples et évidentes ? »), mais aussi un soulagement inattendu : nous n’avons pas de tels désaccords, nous sommes uni.es dans le fait de reconnaître la nécessité de l’autodéfense, de reconnaître la nécessité de défendre notre peuple.

Les désaccords entre anarchistes resteront, bien sûr. En tant qu’historien du mouvement anarchiste, je sais qu’il y a toujours eu des désaccords entre anarchistes. En tant que participant actif au mouvement anarchiste, j’espère que ces désaccords mèneront à une division.

À court terme, ce sera une division entre celles/ceux qui reconnaissent la nécessité de protéger les gens de l’agression fasciste impérialiste et un conglomérat émouvant de pacifistes, de partisan.es d’un antimilitarisme abstrait et de personnes qui sont simplement des grands fans de tout ce qui porte l’étiquette « Made in Russia ».

À long terme, ce sera la restauration d’un anarchisme de classe, idéologique, organisé, socialement actif – qui se débarrassera du poids inutile des « anarchistes par mode » [lifestyle anarchists] et des, permettez-moi de les appeler ainsi, « anarchistes d’une seule idée » (ceux/celles qui se battent seulement pour les droits des animaux, ou le féminisme, ou la légalisation de la marijuana, ou le mariage entre personnes du même sexe, ou les « anarcho-punks » et ainsi de suite).

[Traduction anglaise de Max Ščur]

 

Volodymyr Ishchenko est chercheur associé à l’Institute for East European Studies [Institut d’études de l’Europe de l’Est] de la Freie Universität [Université libre] de Berlin. Ses recherches portent sur les protestations et les mouvements sociaux, les révolutions, la radicalisation, la politique de droite et de gauche, le nationalisme et la société civile. Il a beaucoup publié sur la politique ukrainienne contemporaine, la révolution d’Euromaïdan et la guerre qui en a suivi et il a été un contributeur important du Guardian, d’Al Jazeera, de la New Left Review et de Jacobin. Il est l’auteur de Towards the Abyss : Ukraine from Maidan to War [Vers l’abîme : l’Ukraine de Maïdan à la guerre] (Verso Books, à paraître en 2024).

La guerre entre la Russie et l’Ukraine a sans doute provoqué une fracture dans le mouvement anarchiste, reflétant des transformations plus larges au sein de l’anarchisme contemporain et du camp politique de gauche. Pendant le dernier demi-siècle, les anarchistes, et la gauche radicale en général, ont été témoins de l’érosion de leur fondement de classe, autrefois marqué. Ce changement a non seulement profondément affecté leurs cadres théoriques – le passage de théories classistes largement marxiennes à un post-structuralisme largement foucaldien – mais a aussi entravé leur capacité à analyser et à répondre efficacement aux événements internationaux actuels. Au lieu de s’engager dans une politique hégémonique stratégique, elles/ils se retrouvent souvent à naviguer sur le terrain fluide de l’hyperpolitique, caractérisé par une politisation extrême, mais avec des conséquences politiques limitées, comme cela a été récemment articulé par Anton Jäger [4].

Une des conséquences de ce paysage en évolution est le défi que les anarchistes, et la gauche au sens large, se trouvent à affronter pour comprendre les bases matérielles de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. La guerre émane essentiellement d’un conflit de classe entre d’un côté les capitalistes politiques post-soviétiques et de l’autre côté la classe moyenne professionnelle alignée sur le capital transnational [5]. Dans ce conflit, la classe ouvrière est divisée et manque d’une articulation idéologique indépendante et d’une représentation politique. Les arguments concernant la guerre qui prévalent parmi la gauche radicale ont tendance à être idéalistes et superficiels, construits sur des notions sommaire d’impérialisme.

Ces références simplistes s’étendent aux débats classiques sur le soutien aux mouvements de libération nationale, ce qui conduit souvent à des comparaisons anachroniques et même obscurantistes entre le conflit russo-ukrainien et les luttes de libération nationale du tiers monde. Contrairement à celles-ci, qui étaient étroitement entremêlées à des processus de révolution sociale et de modernisation, qui possédaient un intérêt universel (c’est la cas par exemple de Cuba et du Vietnam) et étaient fondées sur des alliances de classe impliquant la paysannerie, les ouvrier.es, l’intelligentsia révolutionnaire et la bourgeoisie nationale, l’Ukraine contemporaine manque de ces éléments. Elle manque de l’élan de révolution sociale qui pourrait remettre en question l’ordre capitaliste dominant, car elle s’efforce principalement dans le sens d’une intégration en tant que relais local, périphérique, de l’impérialisme, plutôt que dans le sens d’une modernisation du développement, le tout fondé sur une alliance de classe fondamentalement différente, qui articule non pas des idéologies universalistes, mais des politiques identitaires nationalistes et particularistes (Ishchenko, 2022b) [6].

La question nationale, au sein de l’anarchisme et de la théorie et de la stratégie de gauche contemporaines, doit être réévaluée à la lumière de circonstances matérielles radicalement transformées. La célébration acritique de l’« autodétermination », de la « subjectivité » et de l’« agentivité », séparée de l’analyse matérialiste et d’une politique de classe, et portée à son extrémité logique, est indiscernable des utopies marginales de droite, telle que l’anarcho-nationalisme d’extrême droite ou l’anarcho-capitalisme libertarien. Dans la conjecture actuelle, cela a abouti à un manque de critique déconcertant, particulièrement en ce qui concerne la transformation ethno-nationaliste de l’État et de la société ukrainiens contemporains. L’échec de la communauté internationale à intervenir lors du nettoyage ethnique complet du Haut-Karabakh, largement ignoré par la gauche, sert de rappel frappant de ce qui pourrait arriver en cas d’une reconquête militaire de la Crimée et du Donbass et il souligne encore plus la faillite morale et politique de ces idées.

De la même façon, une analyse abstraite et superficielle est évidente du côté opposé de la fracture de la gauche radicale, en particulier dans son rejet inconditionnel de fournir des armes, sans tenir compte de leur utilisation possible. Par exemple, cela inclut le besoin vital de systèmes de défense anti-aérienne pour protéger les infrastructures civiles ukrainiennes, ainsi que des vies.

On pourrait s’attendre, surtout de la part d’anarchistes, à une plus grande capacité à faire la différence entre le soutien à la population ukrainienne et le soutien à l’État ukrainien et à son élite, qui n’est que le relais de l’impérialisme. Il serait nécessaire d’avoir une position plus nuancée sur la question des armes, une opposition plus articulée et plus cohérente aux politiques assimilationnistes et ethno-nationalistes, indépendamment du camp qui les met en place, ainsi qu’une plus grande sensibilité à la diversité de la société ukrainienne, divisée par des lignes de front et des frontières. Relancer des analyses et de politiques classistes est crucial pour les anarchistes et pour la gauche radicale, afin d’apporter des réponses plus appropriées aux conflits internationaux, dans les prochaines décennies de conflit géopolitique.

 

La Konfederatsiya revolyutsionnykh anarkho-sindikalistov (KRAS-MAT, Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes), fondée en 1995, est la section russe de l’Association internationale des travailleurs.

Avant tout, il faut garder à l’esprit que nous ne parlons pas d’opposer la position de « tou.tes les anarchistes de Russie » à la position de « tou.tes les anarchistes en Ukraine ». Comme dans la plupart des autres soi-disant « pays » (en fait, les territoires actuellement contrôlés par différents États et leurs cliques dirigeantes), tant en Russie qu’en Ukraine il y a des anarchistes qui prennent des positions contre la guerre et antimilitaristes, ainsi que des personnes qui se disent anarchistes mais qui soutiennent un camp ou l’autre, dans une guerre entre États. Malheureusement, ce n’est pas nouveau. Cela a été le cas pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale et pendant de nombreuses autres guerres dans l’histoire des XXe et XXIe siècles. Il y a ceux/celles qui suivent les principes anarchistes de l’internationalisme (cosmopolitisme prolétarien) et de l’antimilitarisme – et y a ceux/celles qui soutiennent les idées du « moindre mal », de la « démocratie », de la « libération nationale », etc. Dès 1915, les anarchistes internationalistes (Malatesta, Emma Goldman, Alexandre Berkman, des camarades d’Espagne, etc.) appelaient ces dernier.es des personnes qui « ont oublié leurs principes ».

Savons-nous maintenant quelque chose de nouveau? Une seule chose est nouvelle : malheureusement, il y a plus de tel.les « anarchistes qui ont oublié des principes » que l’on voudrait penser et croire. Cela nous fait penser sérieusement à la question de la crise du mouvement anarchiste. Une partie importante de ce dernier n’a-t-elle pas été arrachée à ses racines, à cette chose fondamentale qui, en réalité, fait que l’anarchisme est, précisément, anarchiste ?
Nous sommes dans la section russe de l’AIT [7]. Nous ne croyons pas que dans cette guerre nous avons rencontré quelque chose de fondamentalement nouveau, qui ne s’est jamais produit auparavant et qui devrait forcer l’anarchisme à abandonner les fondements les plus fondamentaux de son propre système d’idées. Nous avons toujours cru et continuons à croire que, dans le système d’idées anarchiste, il y a un « noyau dur » qui ne peut être abandonné sans détruire l’essence même de l’anarchisme. L’antimilitarisme et le rejet des nations et des intérêts nationaux, le refus de soutenir tout État et toute alliance avec les classes dirigeantes – cela fait partie de ce « noyau dur ».

Les différences entre les anarchistes ont-elles des sources lointaines ? Oui, cela fait partie d’un processus long et profond qui s’est déroulé après la Seconde Guerre mondiale. Le vieil anarchisme prolétarien traditionnel s’érode et il laisse souvent la place à un néo-anarchisme « multi-classiste » et réformiste, qui tend à accepter la logique du « moindre mal », de la « démocratie » et des compromis avec l’État et le capital « le moins réactionnaire ». Le « nouvel » anarchisme a emprunté trop de choses aux étatistes, aux partisan.es de l’identité et aux adeptes de la « libération nationale ». Nous pensons qu’il est temps de se différencier et de revenir aux racines de la « vieille école », la révolution sociale sans compromis – une fois pour toutes.

 

Oleksandr Kolchenko est un activiste politique ukrainien ; peu après l’annexion de la Crimée, il a été emprisonné, torturé et accusé à tort, dans un procès bidon, d’être membre du groupe d’extrême droite « Secteur droit » et de préparer des actes terroristes ; il a été condamné à 10 ans de prison. Aujourd’hui, il participe activement à la lutte contre l’invasion russe [il a été libéré en septembre 2019, grâce à un échange de prisonnier.es entre l’Ukraine et la Russie ; NdAtt.].

Malgré la profonde fragmentation du mouvement anarchiste en Ukraine, les anarchistes ukrainien.nes ont commencé à se préparer à une invasion à grande échelle quelque temps avant le 24 février 2022 : elles/ils ont déterminé qui prendrait les armes et qui travaillerait comme bénévole. D’une manière ou d’une autre, la grande majorité d’entre elles/eux ont mis de côté leurs querelles et leurs désaccords sur certaines questions et se sont levé.es pour défendre la liberté. Tout en restant fidèle à mes convictions anarchistes et antifascistes, au début j’ai évité de participer à un mouvement anarchiste organisé pour résister à l’agression russe, car je craignais que les discussions sur les questions idéologiques, les querelles et les chamailleries n’absorbent du temps qui aurait pu être utilisé pour l’entraînement, l’éducation et la participation directe à des opérations de combat – ou, plus généralement, pour quelque chose d’utile et de constructif. (Il convient de noter que du moment où j’ai été libéré de prison jusqu’au début de l’invasion à grande échelle, j’ai participé au mouvement anarchiste seulement sporadiquement. Tout d’abord, par manque de temps : le travail et la vie quotidienne me prenaient tout mon temps. Mais le manque d’une prise de position claire du mouvement anarchiste sur la guerre russo-ukrainienne n’était pas moins important.)

Je n’ai pas trop creusé la position du mouvement anarchiste biélorusse ; je ne suis pas compétent en la matière. Mais des émigré.es de partout, du Bélarus à la Pologne, soutiennent l’Ukraine et certain.es anarchistes biélorusse sont en train de combattre au sein des forces de défense ukrainiennes. Au contraire, je peux écrire beaucoup sur le mouvement anarchiste russe. J’ai déjà écrit à ce sujet dans l’une de mes publications sur Facebook. Et même à ce jour, malgré le nombre de victimes civiles et militaires, malgré des villes entières rayées de la carte, le génocides et l’écocide, peu de choses ont changé dans leur position à cet égard. Je vais donc me citer :

Je suis très reconnaissant à mes ami.es russes du mouvement pour leur soutien tout au long de mon emprisonnement. Je ne l’oublierai jamais et j’essaierai de les soutenir autant que possible. Mais je ne peux pas rester silencieux (et je suis vraiment désolé) sur le fait que les anarchistes russes, après le début de l’agression militaire russe, n’ont pas été en mesure de lancer une campagne à grande échelle contre l’agression impériale de leur État contre l’Ukraine rebelle. (Que ce soit sous la forme d’appels à une grève générale contre la guerre ou d’attaques contre des installations militaires ou des entreprises du secteur de la défense. En tout cas, ni avant mon emprisonnement, ni en prison, je n’ai eu connaissance de tels actes).

Dès le début de la guerre, en 2014, la secte KRAS (Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes ) a appelé « guerre civile » l’agression russe et a adopté une position prétendument « équidistante » – en condamnant les deux parties. La possibilité d’avoir une telle opinion est un privilège propre à ceux/celles qui se trouvent dans un endroit sûr (ou relativement sûr), qui ne vont pas se coucher tous les soirs en pensant : « Un missile va-t-il frapper ma maison ou la maison de quelqu’un.e d’autre ? ».

Le 25 février 2022, le lendemain du début de l’invasion à grande échelle, la KRAS a publié une déclaration « contre la guerre ». Je me permets d’en analyser quelques citations :

« Nous demandons la cessation immédiate des hostilités et le retrait de toutes les troupes aux frontières et aux lignes de démarcation qui existaient avant le début de la guerre. » Mais il n’y a pas un seul mot sur ce que la KRAS considère comme le point de départ de la guerre : s’il considère le 24 février 2022 comme point de départ, alors ils jouent directement le jeu du Kremlin, de l’État russe, parce que les territoires qui ont été occupés par la Russie de 2014 à février 2022 restent en dehors ; s’ils proposent de retirer « toutes les troupes aux frontières » de 2014, alors il s’agit d’une demande adressée exclusivement à la Russie.

« Nous faisons appel aux soldats envoyés au combat pour qu’ils ne se tirent pas dessus ». Si les soldats russes déposent leurs armes, la guerre finira. Si les Ukrainiens déposent leurs armes, l’Ukraine sera conquise et la guerre ne s’arrêtera pas, mais continuera – seulement qu’en ce cas les Ukrainiens seront mobilisés de force par la Russie pour mener une guerre contre l’Europe (après tout, les politiciens et les propagandistes russes ont menacé plusieurs fois d’autres pays d’une guerre et d’attaques de missiles). La clef de la paix en Ukraine ne se trouve pas en Ukraine, mais en Russie.

En mars 2022, le groupe de femmes anarchistes Moiras, d’Espagne, a interviewé un représentant russe de la KRAS (en tant que non-impérialiste [sarcasme]) sur les événements en Ukraine. Dans cette interview, le représentant de la KRAS a exclu la grande majorité des anarchistes ukrainien.nes de l’anarchiste (encore une fois, quelle position non-impériale [sarcasme]). Dans la même interview, le représentant de la KRAS parle des nombreuses manifestations contre la guerre, en Russie. Comme vous le savez, la pratique est le critère de la vérité. Cependant, je voudrais vous rappeler que la guerre est toujours en cours – un an et demi après cette interview. Et pendant tout ce temps, les Russes se sont rendus aux bureaux d’enregistrement et d’enrôlement militaire, au premier appel, alors qu’il n’y avait pas de sanctions pénales ou administratives en cas de non présentation ; beaucoup s’y sont rendus de leur propre initiative.

Quant à l’autre organisation anarchiste, Autonomous Action, ils/elles ont à peine réussi à émettre une condamnation prudente de l’agression russe, à la veille de l’invasion à grande échelle. Je trouve extrêmement pathétique leur position « non à la guerre », qu’elles/ils utilisent dans leur matériel de campagne. Parce que, à mon avis, toute position qui n’inclut pas – et surtout – l’objectif de contribuer à la défaite militaire de la Russie et à la victoire de l’Ukraine est pathétique. Elles/ils publient du matériel en mémoire des anarchistes qui ont combattu en Ukraine contre la Russie. Mais, par exemple, un article du grand « analyste » Vladimir Platonenko sur Dmitry Petrov contient beaucoup de mots et de phrases très pathétiques, mais le côté factuel est déformé. Prenez la phrase : « Néanmoins, Ekolog [8] n’a pas rejoint les partisans de l’État ukrainien. Ce n’est pas un hasard s’il n’était pas dans l’armée régulière, mais dans la Défense territoriale. » Selon la logique de l’auteur, être dans les rangs de l’armée est quelque chose de honteux et d’inacceptable pour un anarchiste. Je dois le décevoir, parce qu’au fond la Défense territoriale est partie intégrante des Forces armées de l’Ukraine, l’armée. Je suis sincèrement désolé pour ceux/celles qui lisent de telles analyses. J’ai été surpris aussi par une section de l’éditorial d’information d’Autonomous Action, intitulée Trends of Order and Chaos: Our Russian World [Tendances de l’ordre et du chaos : notre monde russe]. Si c’était une blague, ce serait assez craignos. Mais non, ils/elles écrivent : « L’appartenance à la culture qui s’est formée autour de la langue russe n’est pas quelque chose qui doit être « annulé » ou dont il faut avoir honte. Le concept de « monde russe » devrait être arraché aux escrocs du Kremlin. Dans le processus de renversement du régime, nous y parviendrons sans aucun doute. » Je ne sais pas s’il vaut la peine d’expliquer à nos compas occidentaux.ales comment ce « monde russe » a été créé, historiquement. En quelques mots, il a été créé en colonisant des terres « non-russes », par des génocides et des déportations. L’identité « russe » n’est pas ethnique, mais culturelle, ce qu’elles/ils admettent eux/elles-mêmes dans leur texte. La « culture russe » est imprégnée d’impérialisme. Cela signifie qu’elle est une identité qui peut être acquise et qui peut aussi être abandonnée. Ils/elles ne veulent pas renoncer à leur identité impériale « russe », mais elles/ils veulent porter cet héritage culturel impérial dans l’avenir. Eh bien, je ne suis pas sur le même bateau que ces « compas ».

Je voudrais également mentionner la BOAK (Organisation de combat des anarcho-communistes). Il y a quelques années, cette organisation a écrit un texte intitulé « Une solution anarchiste pour la Crimée », qui m’a mis très en colère, parce que j’ai perdu ma maison et que j’ai passé plus de cinq ans en prison à cause de l’occupation de la Crimée. Je vais donc citer mon autre publication sur Facebook, celle-ci du 4 août 2020, avec ma réponse à cet article :

Au lieu de condamner l’agression russe, les ambitions impériales du Kremlin et la répression qui a suivi dans les territoires occupés (il convient aussi de remarquer que l’année 2014 a été un tournant mêm en Russie – à partir de ce moment, le niveau de répression n’a fait qu’augmenter ; comme l’a noté Aleksey Polikhovich en décrivant la situation : « Nous purgions une peine de prison dans un pays encore démocratique »), au lieu de condamner le budget militaire croissant, dans un pays où les gens vivent en permanence comme des mendiant.es, ces anarchistes n’ont rien trouvé de mieux à faire que de spéculer sur le statut de la Crimée. Il faut une bonne dose de culot pour faire référence à la « volonté de la majorité des habitants de ce territoire » après six ans de terreur et de répression dans le territoire occupé, annexé à la suite d’une « opération militaire spéciale » lancée le 20 février (!) 2014, en oubliant de mentionner comment l’opinion publique des Criméen.nes a été préparée, en vue du prétendu « référendum », par la propagande d’État et par les enlèvements, comment des partisans du « monde russe » ont été amenés de Russie, comment le « référendum » lui-même et le décompte des voix ont été menés, ainsi que le fait que les observateurs étaient des amis de la Russie, membres d’organisations et de partis européens d’extrême droite ! Je ne serais même pas surpris que ces « anarchistes » appellent « guerre civile » le conflit armé avec la Russie dans l’est de l’Ukraine.

Une solution vraiment anarchiste pour la Crimée serait une lutte économique et armée contre l’État policier et la tyrannie et la préparation d’un soulèvement – de façon que ceux/celles qui sont actuellement en prison pour des affaires pénales montées de toutes pièces, ainsi que celles/ceux qui ont été obligé.es de quitter la péninsule pour différentes raisons (des raisons économiques jusqu’à la menace de poursuites pénales) puissent rentrer chez eux/elles et « gouverner leur maison de manière conjointe, équitable et solidaire ». Cependant, comme on peut le voir à partir des rapports sur les activités qu’ils/elles mènent, l’activité principale de celles/ceux qui envoient des rapports sur les actions est concentrée à Kiev et dans la région de Kiev. Et il serait plus logique que la suggestion d’« établir de liens avec des régions voisines et lointaines » soit proposée aux régions russes. « La fédéralisation des relations entre les communautés et les régions est l’un des éléments principaux de la conception politique du mouvement anarchiste révolutionnaire ». Je ne peux qu’être d’accord avec cela. Que l’Extrême-Orient, la Sibérie, l’Oural, la Carélie, le Caucase du nord, le Kouban, le Don et d’autres régions établissent « leurs propres liens avec des régions voisines et lointaines. Certaines d’entre elles peuvent être plus proches de la Russie, d’autres de l’Ukraine ». Il se peut que Königsberg soit plus proche de l’Allemagne et la Carélie de la Finlande. Après tout, l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie (qui est super-centralisée et n’est pas vraiment une fédération), en plus d’être chère pour les contribuables (tou.tes ceux/celles qui produisent de la richesse), constitue également une menace pour les pays voisins (et non seulement) et les mouvements de libération qui s’y trouvent (y compris le mouvement anarchiste).

Il vaut cependant la peine de noter que, depuis le début de l’invasion à grande échelle, la BOAK a rejoint, non seulement par des mots, mais aussi par des actes, la résistance à la guerre d’agression impériale menée par la Russie, à la fois dans ce pays, avec des actions de guérilla, et en Ukraine. Ici, il vaut la peine de mentionner une fois encore Dmitry Petrov, qui était l’un des organisateurs et des dirigeants de la BOAK et qui a rejoint les forces de défense ukrainiennes, dès les premiers jours de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine. Malheureusement, il a été tué prés de Bakhmout. Il a laissé un riche héritage d’actes, de textes et de souvenirs de ses compas. Il a aussi laissé un message, prévu dans le cas de sa mort, dans lequel il parle de ses opinions et de sa motivation à prendre les armes et à rejoindre les forces de défense ukrainiennes. Néanmoins, même dans ce message, il n’est pas exempt du mythe d’une « Russie libre » ; il écrit à propos de la libération de la Russie de l’oppression – ce qui est un oxymore, car la Russie elle-même est une oppression pour les gens/les peuples qui l’habitent, ainsi qu’une menace constante et une source de maux de tête pour ses voisin.es. Littéralement : « Je l’ai fait pour justice, pour défendre la société ukrainienne et pour la libération de mon pays, la Russie, de l’oppression ». S’il était vivant, après la victoire de l’Ukraine, nous pourrions en discuter avec lui devant un verre de bière. Parce que, même si je pense qu’il avait tort, il est resté un compagnon qui a choisi un camp dans une période difficile et il n’a pas gardé son cul entre deux chaises, n’a pas donné de leçons à partir d’un endroit sûr, expliquant ce qui est bien et ce qui est mal.

Ainsi, pour résumer rapidement : le mouvement anarchiste russe, malgré son internationalisme déclaré, a, dans son ensemble, malheureusement échoué à l’épreuve de l’internationalisme réel – exception faite pour les guérillero.as anarchistes (qui rapprochent la fin de la guerre, dans la limite de leurs forces et de leurs ressources) et de plusieurs individus (dont certain.es ont quitté la Russie, d’autres y sont resté.es). Mais, malgré tout cela, je suis heureux d’avoir encore des compas russes qui souhaitent que la Russie soit vaincue et que l’Ukraine gagne.

Je n’ai pas étudié la position du mouvement anarchiste international sur l’agression russe en Ukraine. Je sais que le mouvement anarchiste des pays [de l’Europe] du Sud se consacre plutôt à répéter la rhétorique anti-OTAN et les mythes russes sur le supposé « nazisme ukrainien ». Je sais que des compas de Pologne, de République tchèque, d’Allemagne, ainsi que la gauche britannique, nous soutiennent et nous aident. Chose pour laquelle je les remercie beaucoup. Nous ne l’oublierons pas.

À mon avis, il est évident qu’il n’y a pas eu de mouvement de gauche uni depuis la Première Internationale et les disputes entre Marx et Bakounine. Qui, en plus des griefs purement personnels et des ambitions purement politiques au sein de l’organisation et du mouvement socialiste international dans son ensemble, étaient aussi de nature fondamentalement irréconciliable – à la fois sur les méthodes de la lutte pour le socialisme et sur ce qui est considéré comme socialisme. Déjà à l’époque, Bakounine mettait en garde contre le danger et la menace représentés par les versions étatistes et autoritaires du « socialisme ». Il me semble que, malheureusement, dans les pays qui ne se sont pas trouvés sous l’occupation de l’URSS, il y a une plus grande croyance en l’unité de la gauche – un plus grand niveau de tolérance pour les Rouges, pour les marteaux et les faucilles, etc. Et l’expérience historique n’enseigne rien aux contemporain.es.

En ce qui me concerne personnellement, depuis les premiers jours de l’invasion à grande échelle, je ne suis que devenu encore plus convaincu de la vitalité de l’élément anarchiste populaire immortel, qui se réveille dans des moments historiques critiques, des périodes de grandes épreuves. Les gens faisaient la queue dans les bureaux de recrutement de l’armée – ils/elles étaient motivé.es non pas par la défense de l’État, mais par la défense de la liberté. Il y avait beaucoup d’initiatives de volontaires de base qui visaient à réduire mutuellement les souffrances et les désagréments : aider l’armée, aider les déplacé.es internes et aider ceux/celles qui restaient dans des localités situées en première ligne. Il n’y a aucun moyen de les énumérer toutes, car il y a un large kaléidoscope d’initiatives de base. Des grandes collectes de fonds pour l’équipement et le transport étaient atteintes en quelques jours, parfois même en quelques heures.

En ce qui concerne les désaccords et les discussions dans le mouvement anarchiste contemporain, ils sont inhérents à un mouvement anarchiste multicolore et l’ont accompagné tout au long de son existence. Mais après que n’importe qui nous ait fait la morale, après le rejet du mouvement anarchiste par des érudit.es de salon, après la rhétorique anti-OTAN et les critiques portées au fait de fournir à l’Ukraine les armes si désespérément nécessaires pour repousser l’agression de la Russie fasciste, après la justification de l’agression russe et de ses crimes en Ukraine, après que la responsabilité ait été faite peser sur l’Ukraine – que ce soit à cause du « nazisme » en Ukraine ou autre –, de la part de certain.es anarchistes européen.nes, je suis devenu un peu déçu par le mouvement anarchiste moderne, pour les raisons que j’ai exposées dans mes réponses aux questions précédentes. Et pour être honnête, après cela, toutes ces discussions ont commencé à me dégoûter. J’ai donc arrêté de les suivre de près. Parce que, indépendamment des opinions des anarchistes d’autres pays, je crois fermement que cette guerre est existentielle et que notre existence physique dépend de son issue. Cependant, malgré toutes ces tristes circonstances, la solidarité internationale existe toujours et cela est très encourageant.

[Traduction anglaise de Max Ščur]

 

Saul Newman est un politologue britannique, professeur au Goldsmiths College de l’Université de Londre. Newman est l’auteur de plusieurs livres sur la théorie politique radicale, comme par exemple From Bakunin to Lacan: Anti-Authoritarianism and the Dislocation of Power (2001) [De Bakounine à Lacan : l’anti-autoritarisme et la dislocation du pouvoir], The Politics of Post Anarchism (2010) [La politique du post-anarchisme] et Political Theology: A Critical Introduction (2018) [Théologie politique : une introduction critique].

Le conflit en Ukraine est sans aucun doute une situation difficile à affronter pour les anarchistes. D’une part, de nombreux.ses anarchistes ressentent une obligation morale et politique à soutenir la société civile ukrainienne contre cette agression russe totalement injustifiée. Tout doit être fait pour résister à cette expansion impériale de la part d’un régime russe néo-fasciste. Les justifications de Poutine pour la guerre – qu’il s’agirait d’une guerre de défense contre les néonazis en Ukraine – sont absurdes. D’autre part, en soutenant l’Ukraine, les anarchistes se trouvent également dans une position embarrassante, du même côté qu’un gouvernement corrompu soutenu par l’OTAN et les États-Unis. Le coût du conflit, pour les deux parties, est désastreux et il ne semble pas y avoir de conclusion en vue. Les anarchistes se retrouvent donc au milieu d’une guerre livrée entre deux blocs de pouvoir concurrents avec des ambitions géopolitiques et militaires rivales. Comme toujours, ce sont les civils et les soldats ordinaires qui souffrent. Il n’y a pas de réponses faciles, ici. Les anarchistes ont toujours été confronté.es à des dilemmes de ce genre. Pendant de la Première Guerre mondiale, Piotr Kropotkine a soutenu les Alliés contre ce qu’il considérait comme le militarisme et l’impérialisme allemand et, ce faisant, il s’est retrouvé du côté des empires britannique, français et russe. Certain.es anarchistes ont complètement résisté à la guerre – en considérant la guerre comme n’étant jamais justifiable – tandis que d’autres ont pris les armes contre le fascisme (par exemple pendant la guerre civile espagnole). Je n’ai aucune idée à offrir ici et il n’y a rien de nouveau à apprendre de ce conflit. Chaque anarchiste doit lutter avec sa propre conscience et décider de se joindre à la mêlée de la bataille ou de prendre une position d’objection de conscience de principe à la guerre. Les deux positions sont politiquement importantes et chacune implique un énorme courage et entraîne un grand risque personnel. Je pense qu’il est important que les anarchistes fassent preuve de solidarité avec les gens en Ukraine, ainsi qu’avec les gens en Russie qui souffrent à cause de la mégalomanie de Poutine et qui – de plus en plus – sont prêt.es à désobéir. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que la guerre finisse et que le système tyrannique de Poutine s’effondre.

 

Wayne Price est un activiste, théoricien et écrivain américain ; il a publié trois livres, dont The Value of Radical Theory: An Anarchist Introduction to Marx’s Critique of Political Economy (2013) [La valeur de la théorie radicale : une introduction anarchiste à la critique marxienne de l’économie politique].

Auto-détermination nationale et anarchisme dans la guerre en Ukraine

Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, l’enjeu principal a été l’autodétermination du peuple ukrainien. Beaucoup d’anarchistes rejettent le concept d’autodétermination nationale des peuples opprimés, comme celui ukrainien. Pourtant, celui-ci a été préconisé par les anarchistes depuis la naissance du socialisme libertaire révolutionnaire.

Par « nations », j’entends « peuples », « pays », « nationalités » ou « communautés nationales ». C’est aux gens – comme les Ukrainien.nes – eux-mêmes de décider s’ils/elles constituent une nation indépendante, plutôt qu’à des observateurs extérieurs ou à des armées impérialistes d’envahisseurs. Il en va de même pour la décision sur le type de système politique et économique qu’elles/ils veulent. Cela est l’autodétermination. En 1991, les Ukrainien.nes, dont la plupart des russophones, ont voté massivement pour l’indépendance de la Russie.

L’autodétermination nationale a commencé en tant que partie du programme démocratique-bourgeois développé à l’époque des révolutions démocratiques capitalistes. Cela comprenait la Révolution anglaise des années 1640, la Révolution américaine de 1776, la Révolution française de 1789, les révolutions sud-américaines et caribéennes, ainsi que d’autres rébellions dans le monde. Le programme démocratique-bourgeois comprenait la liberté d’expression, de la presse, de réunion, la terre aux paysans, le droit de porter des armes, l’égalité de tout le monde devant la loi, l’élection des fonctionnaires… et le droit des nations à l’autodétermination.

La classe capitaliste n’a jamais été à la hauteur de son programme, ni constamment, ni pleinement. Elle a dû être forcée, par les luttes et le sang du peuple. Maintenant, à l’époque de son déclin, elle est de moins en moins capable de maintenir sa façade démocratique. La lutte pour les droits, même ceux du programme démocratique-bourgeois, peut être pleinement gagnée seulement à travers le renversement du capitalisme et de l’État, par la classe ouvrière et toutes les personnes opprimées.

Pour cette raison, la lutte pour l’autodétermination nationale a été identifiée non pas au libéralisme, mais au socialisme révolutionnaire. Des anarchistes ignorant.es prétendent souvent qu’elle a été inventée par Lénine. Lénine l’a effectivement utilisée comme un slogan, mais le problème avec Lénine n’était pas qu’il était trop démocratique ! Pour lui, l’autodétermination nationale (comme d’autres revendications démocratiques) était un moyen pour gagner le soutien des travailleurs des nations opprimées au pouvoir de son parti.

Le but de Lénine était un État centralisé, dirigeant une économie centralisée et dirigé par son parti centralisé. Il pensait que le soutien à l’autodétermination nationale aurait conduit à la fin les peuples à fusionner volontairement dans un monde homogène. Au contraire, les anarchistes, tout en étant internationalistes, sont aussi pour la décentralisation, les régionalismes et le pluralisme. Elles/ils visent un monde de personnes libres, sans États ni frontières, reliées par des réseaux et des fédérations libres. La croyance anarchiste en l’autodétermination nationale est fondée sur un objectif très différent de celui du léninisme.

Les anarchistes ont soutenu l’autodétermination nationale

Depuis les débuts de l’anarchisme révolutionnaire, des anarchistes éminent.es ont soutenu l’autodétermination nationale (sans nécessairement utiliser ce terme). Mikhaïl Bakounine, souvent considéré comme l’un des « fondateurs » de l’anarchisme, a déclaré :

« La nationalité… désigne le droit inaliénable des individus, des groupes, des associations et des régions à leur propre mode de vie… le produit d’un long développement historique… Et c’est pourquoi je défendrai toujours la cause des nationalités opprimées qui luttent pour se libérer de la domination de l’État. »

Par « État » il entend, ici, l’État étranger qui domine la nationalité opprimée.

Piotr Kropotkine, lui aussi, est souvent considéré comme un « fondateur » du communisme anarchiste. Il a écrit : « Le véritable internationalisme ne sera jamais atteint si ce n’est que par l’indépendance de chaque nationalité… Si nous disons non au gouvernement de l’homme sur l’homme, comment pouvons[-nous] permettre le gouvernement de nationalités conquises par les nationalités conquérantes ? »

Kropotkine a soutenu tous les mouvements nationaux contre les oppresseurs étrangers, comme les Indiens et les Irlandais contre la Grande-Bretagne, les peuples des Balkans contre la Turquie et les Polonais contre la Russie. Malheureusement, il n’a pas fait de distinction claire entre les guerres des peuples opprimés contre leurs oppresseurs et les guerres entre puissances impérialistes. Cela l’a amené à soutenir la France et ses alliés contre les Allemands pendant la Première Guerre inter-impérialiste mondiale. Une grande majorité d’anarchistes était fortement en désaccord avec lui.

L’anarchiste italien Errico Malatesta était un compagnon de Bakounine et de Kropotkine. Il pensait que Kropotkine avait complètement tort de prendre parti dans la Première Guerre mondiale, soutenant un groupe impérialiste plutôt qu’un autre. Malatesta a écrit des textes polémiques contre la minorité d’anarchistes pro-guerre.

Pourtant, il a fermement soutenu les guerres des nations opprimées contre la domination impérialiste. Malatesta a soutenu la lutte des Arabes libyens contre la colonisation italienne et la guerre de Cuba pour son indépendance de l’Espagne. « Les anarchistes étant les ennemis de tous les gouvernements et revendiquant le droit de vivre et de se développer en totale liberté pour tous les groupes ethniques et sociaux, ainsi que pour chaque individu, ils doivent nécessairement s’opposer à tout gouvernement actuel et se ranger du côté de tout peuple qui lutte pour sa liberté. »

Il vaut également la peine de noter ce que Nestor Makhno et son mouvement ukrainien pensaient de l’auto-détermination nationale. Cela doit être vu dans le contexte de la lutte de l’Armée insurrectionnelle contre les armées nationalistes, ainsi que de sa lutte pour l’indépendance face aux Autrichiens, aux Polonais et, bien sûr, aux Russes.

Le mouvement makhnoviste a déclaré (en octobre 1919) :

« Chaque groupe national a un droit naturel et incontestable à… maintenir et à développer sa culture nationale dans tous les domaines. Il est clair que cela… n’a rien à voir avec un nationalisme étroit de type « séparatiste »… Nous proclamons le droit du peuple ukrainien (et de toute autre nation) à l’autodétermination, non pas dans le sens nationaliste étroit… mais dans le sens du droit des travailleurs à l’autodétermination. »

J’ai cité les points de vue d’anarchistes « classiques », mais les anarchistes ont continué à soutenir les luttes des nations opprimées depuis lors jusqu’à aujourd’hui. L’affirmation selon laquelle (tou.tes) les anarchistes ne soutiennent pas l’autodétermination nationale est fausse.

L’autodétermination n’est pas le nationalisme

Les anarchistes qui s’opposent à l’autodétermination des peuples opprimés la confondent avec le « nationalisme ». Mais le nationalisme n’est qu’un programme pour atteindre l’autodétermination. Il prône l’unité de la nation derrière la classe dirigeante nationale, en niant les divisions de classe et d’autres divisions au sein du pays. Il vise à mettre en place un nouvel État.

Les anarchistes ne soutiennent pas le nationalisme. En revanche, ils/elles disent qu’une indépendance nationale réelle et pleine peut être atteinte seulement par la lutte des classes, liée à la révolution internationale de la classe ouvrière et de tous les peuples opprimés. Les nationalistes et les anarchistes révolutionnaires n’ont qu’un accord négatif : l’opposition à l’État impérialiste dominant (dans ce cas, la Russie). Mais leurs programmes positifs – ce qu’elles/ils veulent construire pour remplacer l’envahisseur – sont complètement différents.

Les anarchistes qui s’opposent à l’autodétermination disent que ce programme signifie soutenir les États nationaux. Pourtant, être solidaire d’un peuple ne signifie pas nécessairement soutenir son État. Mais dans la plupart des cas (jusqu’à présent) le peuple a soutenu (ou au moins accepté) un État. Les anarchistes n’ont pas (encore) été en mesure de le convaincre d’autre chose. C’est son choix. Les socialistes libertaires ne refusent pas de soutenir un peuple opprimé en lutte parce qu’il y a encore un État. Peut-être qu’il apprendra de ses expériences étatistes, au fil du temps, avec l’encouragement des anarchistes.

Les anarchistes ukrainien.nes ne donnent aucun soutien politique au gouvernement. Ils/elles ne votent pas pour Zelensky, ne soutiennent pas son parti ni exhortent d’autres à voter pour le régime. Leur opposition à l’État est claire. En même temps, elles/ils soutiennent les travailleur.euses qui résistent aux politiques néolibérales, antisyndicales et d’austérité du gouvernement et des entreprises. Ils/elles diffusent la propagande anarchiste partout où cela est possible.

Sur le plan militaire, il serait optimal que les anarchistes ukrainien.nes puissent avoir des milices ou des forces de guérilla indépendantes. Malheureusement, elles/ils sont beaucoup trop faibles. Une seule force a été en mesure d’organiser une riposte contre les envahisseurs : l’armée officielle de l’État. Même si les anarchistes ukrainien.nes ont de nombreuses raisons de s’opposer à leur État et à son armée, ils/elles ne devraient pas s’opposer à une chose à leur sujet : le fait qu’ils résistent à l’invasion russe. Le fait que les anarchistes disent aux Ukrainien.nes de ne pas se battre contre les Russes parce que l’armée ukrainienne est l’instrument d’un État capitaliste sonnerait à la plupart des travailleur.euses ukrainien.nes comme un appel à se rendre !

Certains anarchistes ukrainien.nes ont rejoint l’armée, tandis que d’autres organisent des distributions de nourriture et d’autres services, le tout avec le but à long terme de finir par renverser tous les États. C’est une question tactique. D’un point de vue stratégique, d’une manière ou d’une autre, les anarchistes apportent un soutien pratique aux forces armées ukrainiennes contre les Russes. Cela dans l’intérêt de l’autodétermination nationale du peuple ukrainien et des objectifs de l’anarchisme international.

P.-S. : Ce qui précède a été écrit avant l’éclatement de la dernière phase du conflit israélo-palestinien. La même méthodologie de base s’applique à cette guerre comme à la guerre russo-ukrainienne. Le peuple palestinien est opprimé par l’État israélien. Les anarchistes devraient le soutenir dans ses luttes pour l’autodétermination nationale. Cela ne signifie pas un soutien à la politique réactionnaire du Hamas et certainement pas à sa tactique réactionnaire. Mais les atrocités du Hamas ne sont pas une excuse pour les atrocités massives et les crimes de guerre commis en ce moment par l’État israélien. Le peuple palestinien a le droit et la justice de son côté.

 

Aleksander Łaniewski est un historien, publiciste et anarchiste polonais-biélorusse ; il travaille à l’Institut d’histoire Tadeusz Manteuffel de l’Académie polonaise des sciences et il a publié des nombreux travaux sur l’histoire de l’anarchisme.

Résistance et entraide plutôt que doctrinarisme et défaitisme

Anarcho-pacifisme

Dans la doctrine anarchiste classique, l’attitude à l’encontre des conflits armés entre les États a toujours été négative. La guerre était perçue comme une compétition entre États, élites et capitales. À travers les guerres, les États répandent des sentiments patriotiques qui alimentent le chauvinisme, avec les prolétariats des différents pays qui se querellent entre eux/elles, bloquant ainsi le chemin du développement de l’internationalisme. Le militarisme était l’un des points les plus importants de la critique anarchiste des États (y compris des empires). Étant un reflet du pouvoir, de la hiérarchie et du centralisme, il a créé le plus grand obstacle à la liberté humaine. Selon les anarchistes, le meurtre de masse, organisé, aurait dû rencontrer la résistance du prolétariat. Les anarchistes ont constamment adopté des positions antimilitaristes – moins souvent pacifistes.

Parmi les principaux anarcho-pacifistes, on peut citer Ferdinand Domela Nieuwenhuis et Bartholomeus de Ligt, E. Armand et Louis Lecoin, Ernst Friedrich (avec son célèbre livre « Guerre à la guerre ! ») [9], ainsi que ceux qui oscillent à la limite de l’anarchisme, comme Léon Tolstoï et Mahatma Gandhi. Pendant la Première Guerre mondiale, le manifeste « L’Internationale anarchiste et la guerre » a été publié et signé par plus de trente anarchistes européen.nes et américain.es influent.es, dont Emma Goldman, Alexandre Berkman, Errico Malatesta, Saul Yanovsky et Juda Grossman-Rochtchine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le slogan « Ni fascisme ni antifascisme » a été soutenu par des organisations anarcho-syndicalistes en Amérique latine, principalement en Argentine et en Uruguay, et par la Fédération anarcho-communiste bulgare, ainsi que par certains groupes en Angleterre et en France. L’anarcho-pacifisme français de l’époque a pris des formes absurdes, s’exprimant par le slogan « mieux vaut l’esclavage que la guerre ! ». Plus récemment, l’intellectuel américain Noam Chomsky pourrait être considéré comme le principal activiste anarchiste anti-guerre.

À l’heure actuelle, les bannières des pacifistes affichent le slogan « Paix à tout prix ! », qui est fréquemment repris par des intellectuels de la gauche libérale des pays occidentaux, dont la professeure de linguistique, activiste et journaliste Medea Benjamin, le politologue Hall Gardner et d’autres. Pour Jarosław Urbański, vétéran de l’anarchisme polonais, « une fin immédiate du conflit, quel que soit le contexte géopolitique, est nécessaire pour éviter d’autres effusions de sang » [10]. Ces slogans entraînent une association plus étroite avec différentes idéologies communistes, marxistes, trotskistes et maoïstes, qui, prises au piège d’une doctrine obsolète, réduisent leur propre dogmatisme à des slogans tels que « Pas de guerre, mais guerre de classe », « Ni ukrainien.ne, ni russe ! » ou « Ni OTAN, ni Poutine ! ». En Russie, cette attitude est représentée par les dirigeants de la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes (KRAS) – AIT. Anatoly Dubovik, un anarchiste ukrainien, a affirmé que les dirigeants de la KRAS (des historiens professionnels) sont anarcho-poutinistes.

Le dogmatisme de ces forces, caché sous la couverture de l’« internationalisme international classique », ne laisse curieusement aucune place à la solidarité internationale avec les anarchistes ukrainiens et la société ukrainienne ; il ne voit pas l’antifascisme vivant, non pas mythique, qui fait face à l’impérialisme brutal du Kremlin. Le pacifisme est bien quand il essaie d’empêcher la guerre, mais pas pendant la guerre. Malheureusement, certain.es compas « idéologiquement pur.es » sont coincé.es dans des conceptions rigides, détachés de la réalité. Mais est-ce de la stupidité, de la lâcheté ou du simple défaitisme ? Notre vie n’est pas en noir et blanc et elle ne reste pas immobile. Il n’y a pas de pureté parfaite dans ce monde, sauf peut-être les rires et les larmes des enfants. Et l’Ukraine est inondée de ces larmes.

Anti-militarisme

Heureusement, le pacifisme n’a jamais été le courant dominant dans l’histoire du mouvement anarchiste, qui est plein de rébellions et de soulèvements. L’anarchisme est connu pour ses tactiques d’action directe, par la propagande par le fait, par la terreur révolutionnaire, l’illégalisme et enfin l’insurrectionalisme, ce qui prouve que la violence et le radicalisme ont toujours été, eux aussi, partie des théories et les pratiques libertaires. Les anarchistes ont pris part, les armes à la main, à la Commune de Paris, aux deux guerres mondiales, ainsi qu’à des conflits armés plus petits, y compris des luttes de libération nationale, dans différents continents (par exemple en Irlande, en Corée, à Cuba et en Inde). Ils/elles ont constitué des formations militaires pendant la guerre civile en Russie (par exemple le mouvement makhnoviste), lors de la guerre civile espagnole, dans la Résistance française, etc.

Le conflit le plus célèbre sur l’attitude des anarchistes à l’égard de la participation à la guerre a été le « Manifeste des Seize » (de 1916), signé, entre autres, par Peter Kropotkine, Jean Grave, Christiaan Cornelissen, Varlam Cherkezishvili, Charles Malato et Paul Reclus. Ils ont ainsi gagné le nom d’« anarcho-patriots », « anarcho-militaristes », ou, pour utiliser les mots d’Errico Malatesta, d’« anarchistes partisans du gouvernement ». Malgré la mythologie qui entoure les opinions de Kropotkine et de ses partisans à propos de la guerre, je suis enclin à partager le point de vue selon lequel il ne s’agissait pas d’une rupture avec l’anarchisme ou d’une trahison des idéaux libertaires. À mon avis (et de l’avis également de Ruth Kinna [11]), la position du « prince de l’anarchie » était une réaction cohérente à la situation. Déjà en 1897, Kropotkine avait écrit à Maria Goldsmith que les anarchistes devaient se tenir aux côtés des gens qui s’opposent à l’oppression de la personnalité et à l’oppression économique, religieuse et « d’autant plus à l’oppression nationale ». Ensuite, au début de la Première Guerre mondiale, dans l’article « Anti-militarisme : a-t-il été bien compris ? », publié dans les pages de Freedom, il a déclaré :

« Cela étant, la question se pose : comment doit être menée la propagande antimilitariste ?

La réponse est évidente : elle doit être complétée par une promesse d’action directe. Un antimilitariste ne devrait jamais rejoindre l’agitation antimilitariste sans faire dans son for intérieur le vœu solennel que, au cas où une guerre éclaterait, en dépit de tous les efforts pour l’empêcher, il donnera le plein soutien de son action au pays qui sera envahi par un voisin, qui que ce soit ce voisin. Parce que, si les antimilitaristes restent de simples spectateurs de la guerre, ils soutiennent par leur inaction les envahisseurs ; ils les aident à asservir les populations conquises, ils les aident à devenir encore plus forts et à être donc, à l’avenir, un obstacle encore plus fort à la révolution sociale. » [12]

À ce jour, cette citation n’a rien perdu de sa pertinence.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs sections de l’Association internationale des travailleurs (les Polonais.ses, les Italien.nes, les Espagnol.es, les Suédois.es et les Français.es) partageaient l’avis que « le fascisme et le nazisme doivent être écrasés partout où ils apparaissent et à tout prix. C’est l’une des tâches les plus importantes, à l’heure actuelle » [13]. Des militants anarcho-syndicalistes bien connus, tels que Rudolf Rocker et Grigory Maksimov, avaient une opinion similaire. En Europe, ici et là, les anarchistes ont combattu les nazis ; rappelons par exemple les Polonais.es qui ont participé à l’insurrection de Varsovie, au sein de la Brigade syndicaliste. Aujourd’hui, des anarchistes soutiennent militairement les Kurdes qui combattent au Rojava contre Assad et les islamistes.

Les mots de Kropotkine cités ci-dessus sont compréhensibles pour celles/ceux qui, contrairement aux pacifistes, ne sont pas en désaccord avec les anarchistes d’Ukraine, de Biélorussie ou de Russie qui luttent pour la liberté dans les rangs des forces armées d’Ukraine ; pour ceux/celles qui ne cachent pas le fait que l’impérialisme russe est aussi incontrôlé que l’impérialisme occidental ; pour celles/ceux pour qui la solidarité n’est pas un mot creux ; pour ceux/celles qui soutiennent le droit des Ukrainien.nes à leurs propres choix géopolitiques, à l’autodéfense, à la lutte contre l’envahisseur qui apporte la régression, le fascisme, des violations des droits et des libertés civiles les plus basiques, le génocide, la dictature, les camps, les viols, les assassinats politiques, la torture des prisonnier.es, l’enlèvement des enfants, etc. C’est l’opinion des anarchistes lié.es au Resistance Committee, qui combattent et meurent sur les lignes de front, comme le Russe Dmitry Petrov, de l’Organisation de combat des anarcho-communistes, comme le Biélorusse Zhvir, l’Américain Cooper Andrews, ou l’Irlandais Finbar Cafferkey – et ceux/celles qui sont engagé.es dans l’aide, comme le Solidarity Collectives, l’ABC Dresden, l’ABC Galicja, Good Night Imperial Pride et un certain nombre d’autres groupes et d’anarchistes non affilié.es à aucun groupe, originaires du monde entier, appelé.es avec malveillance « anarchistes des tranchées ».

Le mythe de la Russie antifasciste et de l’Ukraine nazie

Le pluralisme des opinions est souhaitable même dans le milieu libertaire, mais imposer des formules doctrinaires à tout le monde, particulièrement aux anarchistes ukrainien.nes, est au moins déplacé. Au lieu de demander directement au mouvement libertaire ukrainien ce qui aide la gauche occidentale, et certains anarchistes, à construire des hiérarchies dans le mouvement anarchiste global (l’Occident sait tout mieux que les autres), ils/elles répètent les mythes de la propagande du Kremlin sur l’« Ukraine nazie ».

Mais qu’en est-il de l’État agresseur ?

C’est la Russie qui est en train de devenir rapidement un État néo-fasciste, ce qui, combiné à sa politique militaire impériale, constitue une plus grande menace pour l’Ukraine que les États-Unis, l’UE ou l’OTAN. (Ces structures représentent-elles une quelconque menace pour l’Ukraine ?) Poutine est un réactionnaire, il fait reculer son propre pays dans son développement, il essaye d’imposer une régression à d’autres pays et il envoie à l’abattoir aussi des masses de Bouriates, de Daguestaniens, de Kalmouks et de Touvains… Il ne reconnaît que le langage de la force, il multiplie la répression à l’encontre de ses propres citoyen.nes et il nie le droit des autres nations à l’indépendance. Le culte de la violence, de la hiérarchie et du militarisme est inculqué, en Russie, à partir de l’école maternelle, à travers les cérémonies d’État, la culture populaire et la politique de la mémoire publique. Moscou s’est approprié le droit d’être le centre de l’antifascisme mondial. Le puissant appareil de propagande, à l’intérieur et à l’étranger, crée le mythe selon lequel la Russie a gagné le nazisme, dans lequel il n’est pas question de milices néonazies qui combattent en Ukraine, comme le groupe Roussich, le groupe Ratibor et la Légion impériale, sans parler des dégénérés du groupe Wagner. L’Organisation de combat des Nationalistes russes (qui a des liens avec l’administration présidentielle) n’a-t-elle pas assassiné le bien connu avocat Stanislav Markelov et la jeune journaliste Anastasia Babourova, à Moscou, près du Kremlin ? Winston Churchill avait tort sur beaucoup de choses, mais il avait raison sur une : « Les fascistes du futur se diront anti-fascistes ».

L’Ukraine n’est pas et n’a jamais été un État fasciste. Malgré certaines actions dans le domaine de la politique historique, comme dans tous les pays, les ultranationalistes n’ont jamais réussi à dominer le parlement d’Ukraine. En fait, il y avait différents partis, même pro-russes (!). Il y a des élections et une rotation du pouvoir. Est-ce que quelque chose de tel s’est produit en Russie, au cours des vingt dernières années ? Zelensky, qui a des origines juives, parlait quotidiennement russe et a fait des affaires avec la Russie. La brigade d’assaut Azov, composée d’une multitude de nationalités avec des opinions différentes (par exemple, l’ancien commandant Denis Prokopenko est Carélien), a montré un héroïsme incroyable pendant la défense de l’usine Azovstal. De plus, l’unité a officiellement condamné le nazisme et le stalinisme, en effectuant une transformation idéologique, contrairement aux anarchistes de canapé.

Qui, parmi les critiques actuel.les de l’Ukraine, a visité l’Ukraine et quand pour la dernière fois ? En tant que personne ayant des liens familiaux avec l’Ukraine et visiteur régulier de l’Ukraine avant la guerre, je n’ai jamais été confronté à des discriminations à cause du fait que je parle russe. Je connais les pour et les contre de cette société. Et pourtant l’Ukraine n’impose rien à personne, n’occupe pas, n’attaque pas d’autres pays. Elle a une société civile en plein essor, qui se renforce après des bouleversements sociaux réguliers (la Révolution de granite, en 1990, la Révolution orange, en 2004, l’Euromaïdan en 2013/2014) et qui forme un bon terrain pour la propagation de la démocratie directe.

Toutes les formes d’impérialisme et de colonialisme ont été et sont mauvaises. Mais le monde ne commence pas et ne finit pas à l’ouest de Varsovie. La perspective scientifique et militante occidentale semble avoir oublié quel est le plus grand pays du monde et quelle est son histoire. C’est la Russie, dirigée par un ancien fonctionnaire du KGB/FSB, qui regrette l’époque de la grandeur impériale russe et qui est personnellement responsable de nombreux meurtres et tentatives d’assassinat politique. Il est donc surprenant que l’impérialisme russe, qui est enraciné dans la culture et dans la tradition politique de la Russie (tsariste, bolchevique, poutiniste), ne soit pas remarqué. Les visages changent, l’essence reste la même. Tchétchénie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Ukraine. En fait, le Bélarus est sous la houlette impériale du Kremlin. Le Rousskiy mir (le monde russe), souhaitant restaurer son ancienne puissance impériale, ne s’arrêtera pas à Kiev. Dans la vision du Kremlin, des endroits tels que la Moldavie et la Transnistrie, les États baltes, le Kazakhstan et peut-être la Pologne et les pays d’Europe centrale appartiennent tous au rayonnement impérial de la Russie. Pendant des siècles, les bottes des soldats russes ont suivi les traces de la « culture » russe.

La lutte contre le poutinisme, qui est une priorité pour les habitant.es de notre région, ne nécessite pas l’adoration de l’OTAN ou de l’impérialisme occidental (ou de tout autre groupe). La victoire de la Russie asservira l’Ukraine, les purges commenceront, des camps seront établis (ce qui est déjà en train de se passer dans les territoires occupés) et la répression atteindra des proportions sans précédent. L’Europe sera plongée dans l’incertitude et les structures internationales qui ne fonctionnent pas sans elle s’essouffleront. Le Bélarus, avec des milliers de prisonnier.es politiques (dont environ 30 anarchistes), perdra ses chances de libération.

Anarchisme

L’anarchisme n’est pas une doctrine fermée, qui imagine le monde dans les termes rigides d’une dichotomie en noir et blanc, mais elle contient un éventail plus complexe d’idées, parfois naïves et utopiques, parfois réalistes et pragmatiques. Ces dernières comprennent l’aide à l’Ukraine, chose à travers laquelle les anarchistes essayent de trouver un langage en commun avec la réalité.

Les anarchistes n’ont pas besoin de réinventer l’eau chaude. Dans une situation de guerre, au lieu de répéter le mantra « Pas de guerre, mais guerre de classe », on devrait se tourner vers l’entraide, la solidarité, l’internationalisme et le droit à l’autodétermination et à la légitime défense. Nous devons rejeter le pacifisme et la pression pour « la paix à tout prix », par des négociations diplomatiques entre d’une part les États-Unis et l’OTAN et de l’autre part le Kremlin, et la subjectivité de l’Ukraine doit être défendue dans ce conflit. Tout comme Kropotkine a dit à propos du conflit armé entre la Prusse impériale et l’Entente, qu’il s’agissait « une guerre non seulement d’armées, mais de nations », aujourd’hui aussi il s’agit d’une guerre de nations, non d’impérialismes. Une guerre de valeurs, non d’alliances.

L’anarchisme est une philosophie pratique ; il s’agit d’action et de critique des dogmes. Les « anarchistes des tranchées » n’ont aucune illusion sur Zelensky et son parti corrompu, « Serviteur du peuple » ; ils/elles ne sont pas en train de combattre pour l’État ukrainien. Malgré cela, elles/ils voient des différences énormes entre la culture politique de la Russie et celle de l’Ukraine. Les prétendu.es « anarcho-militaristes » sont aligné.es avec les habitant.es de l’Ukraine ; ils/elles vivent leur vie et, contrairement aux partisan.es occidentaux.ales de la « paix » et du prolétariat, elles/ils ont le droit de parler en leur nom. La victoire de l’Ukraine pourrait offrir une chance pour d’autres changements dans la société, pour le développement de la démocratie directe, pour la liquidation du système des oligarchies et enfin pour que la nation retrouve son propre pays. La dignité de la société, dont on fait commerce en Occident, n’a jamais été enlevée aux Ukrainien.nes, ce qui est clairement démontré par la défense héroïque du pays dans la première phase de la guerre et par les files d’attente pour l’enrôlement dans les unités de Défense territoriale. Après avoir gagné la liberté, le temps viendra de se battre pour la terre, le travail et l’auto-gouvernement. Une nation armée ne sera plus un pion dans le grand jeu des politiciens et des oligarques. La victoire de l’Ukraine pourrait aussi contribuer à des possibles changements en Russie, qui, dans son état actuel, est une menace constante pour le monde.

On pourrait multiplier les citations des classiques et des théoriciens de l’anarchisme, mais ce que la vie elle-même dicte est la valeur suprême. Je terminerai avec une citation de l’antimilitariste belge Frans Verbelen : « La réalité fait s’envoler les plus belles théories, comme une tempête le sable dans le désert » [14]. Essayons d’être comme la pierre, pas le sable. Après la guerre, les anarchistes auront beaucoup de travail à faire : réorganiser et reconstruire le mouvement, se concentrant sur des questions écologiques extrêmement importantes, lutter pour les droits du travail et les droits sociaux, en construisant des syndicats, affronter les organisations de droite et les nouvelles autorités, etc. Alors, comme maintenant, l’aide matérielle des compas occidentaux.les, leur expérience et leurs idées seront nécessaires. La « solidarité » écrite sur nos bannières est-elle un simple mot creux ? Nous devons enfin combler le fossé entre l’anarchisme oriental et l’occidental. C’est à nous de décider si nous pouvons réaliser l’avenir dont nous rêvons. Dans cette entreprise, l’Ukraine constitue pour nous une occasion et un test.

 

 

Notes

[1] Aujourd’hui, cela est souligné à juste titre par des anarchistes en Ukraine ; voir, par exemple, le nouveau texte de Denis Khromoy, Миф Вадима Дамье о классическом анархистском интернационализме [Le mythe de Vadim Damier d’un « internationalisme anarchiste classique »], Pramen.io.

[2] Il n’y a aucun doute que cela existe – l’Occident a en effet fait des affaires avec Poutine jusqu’au dernier moment, fermant les yeux et se bouchant les oreilles – mais il se manifeste beaucoup plus dans l’inertie de la pensée que dans l’intentionnalité politique.

[3] CNT-FAI, Federación Anarquista Ibérica – Confederación Nacional del Trabajo [Fédération anarchiste ibérique – Confédération nationale du travail].

[4] Anton Jäger, Hyperpolitik: Extreme Politisierung ohne politische Folgen [Hyperpolitique : politisation extrême, sans conséquences politiques], publié par Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 2023.

[5] Volodymyr Ishchenko, Behind Russia’s War Is Thirty Years of Post-Soviet Class Conflict [Derrière la guerre de la Russie, il y a trente ans de conflit de classe post-soviétique], Jacobin, 3 octobre 2022 ; Volodymyr Ishchenko, The Minsk Accords and the Political Weakness of the ‘Other Ukraine’ [Les accords de Minsk et la faiblesse politique de l’« autre Ukraine »], Russian Politics, 8, n° 2 (2023), pp. 127–146 ; Volodymyr Ishchenko, Class or regional cleavage? The Russian invasion and Ukraine’s ‘East/West’ divide [Un clivage de classe ou régional ? L’invasion russe et la « division est/ouest » de l’Ukraine], European Societies (2023).

[6] Volodymyr Ishchenko, Ukrainian Voices? [Voix ukrainiennes ?], New Left Review, n° 138 (2022), pp. 1–10.

[7] Note de l’éditeur : Международная ассоциация трудящихся, Association internationale des travailleurs (AIT).

[8] Note de l’éditeur : « Ekolog » [écologiste] était l’un des pseudos de l’anarchiste russe, et activiste pour l’environnement, Dmitry Petrov (1989–2023).

[9] Ernst Friedrich, Krieg dem Kriege! Guerre à la guerre ! War against war! Vojnu vojně! (publié par Freie Jugend, Berlin, 1926).

[10] Jarosław Urbański, Rzeź w Ukrainie trwa. Dziesiątki tysięcy zabitych i inwalidów wojennych po obu stronach konfliktu, Rozbrat, 4 août 2023.

[11] Voir, par exemple, Ruth Kinna, Kropotkin: Reviewing the Classical Anarchist Tradition [Kropotkine : révision de la tradition anarchiste classique] (publié par Edinburgh University Press, Edinbourg, 2016).

[12] Piotr Kropotkine, Anti-militarism: Was it properly understood? [Antimilitarisme : a-t-il été correctement compris ?], Freedom: A Journal of Anarchist Communism, vol. 28, n° 307, novembre 1914, p. 82.

[13] Vadim Damier, Zabytyj Internacional: Meždunarodnoe anarho sindikalistskoe dviženie meždu dvumja mirovymi vojnami, vol. 2: Meždunarodnyj anarho-sindikalizm v uslovijah “Velikogo krizisa” i nastuplenija fašizma: 1930–1939 gg. (publié par Novoe literaturnoe obozrenie, Moscou, 2007), p. 605.

[14] Frans Verbelen, Why Belgian Anarchists Fight [Pourquoi les anarchistes belges combattent-ils], Freedom: A Journal of Anarchist Communism, vol. 28, n. 307, novembre 1914, p. 87.

 

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