Kairos n° 0 / septembre 2017
Raisons d’être
Nous avons décidé d’appeler ce journal Kairos car il nous semble important de sortir de la pure abstraction des idées pour inscrire notre discours dans une perspective pratique, dans une réflexion autour des moyens et des possibilités d’action subversive, de manière toute pragmatique.
Il s’agit plus précisément d’un journal qui se donne l’objectif de porter ce qu’on pourrait appeler « l’anarchisme de praxis », expression par laquelle nous entendons tout ce qui correspond à une pratique offensive de l’anarchisme, qui ne se contente pas de paroles, de postures ou d’écrits, mais qui attaque, ici et maintenant, toute forme d’autorité, de soumission et d’exploitation. Lier les paroles aux actes a toujours fait partie de l’anarchisme, n’en déplaise aux plate-formistes et autres « révolutionnaires » de salon qui, lorsqu’une attaque se produit en bas de chez eux, se réfugient dans le silence (et c’est encore le mieux), se dissocient ou marquent publiquement leur distance.
Bien que l’anarchisme de praxis semble connaître un nouveau souffle, ces derniers temps en France, ce qui fait cruellement défaut, à notre avis, ce sont des publications qui portent publiquement la nécessité de l’action anarchiste spécifique. Ce n’est pas pour s’opposer aux perspectives d’autres journaux anarchistes, mais pour contribuer à la réflexion sur l’action offensive, à enrichir les discussions entre anarchistes et insurgés de cette société, que nous nous lançons dans la publication de Kairos. Il est important selon nous de sortir de l’image d’Épinal au sujet du caractère « social » de la révolte, trop souvent mis en avant et récupéré par certains anarchistes. L’anarchie est révolte et la révolte peut être en partie anarchiste. Mais cela ne suffit pas. Nous voulons donc pousser la réflexion un peu plus loin du traditionnel chœur approbateur devant des exemples de révoltes endémiques jaillissant d’un peu partout, qui sont certes spontanées, donc parfois belles dans leur autonomie, mais desquelles nous n’entendons pas cacher les limites. Pas un anarchisme spectateur et chantre de la violence anti-institutionnelle qui est déjà là, sans besoin de nous, donc, mais la tentative d’aller plus loin. Si nous éprouvons de la joie à chaque acte d’insoumission, à chaque nuit de révolte contre les diverses facettes de ce monde qui nous maintient chaque jour la tête sous l’eau, ce n’est pas pour autant que nous nous rangeons automatiquement derrière les motivations des protagonistes, car s’il est parfois possible de faire parler des actes, cela ne peut pas nous absoudre de nous interroger à propos des idées et de perspectives qui les ont motivés (ou pas…). Et des nôtres.
Ainsi le choix du concept même de kairos s’est imposé à nous puisqu’il désigne en grec ancien l’idée du moment opportun à saisir, de l’occasion favorable, de l’instant propice qui permet la réussite d’une action au milieu des aléas du monde et de l’incertitude des circonstances extérieures. Cela comporte aussi la nécessité de passer à la pratique, d’apprendre à saisir ce kairos, d’une part en cherchant à le reconnaître sans se cacher derrière l’alibi facile des circonstances, d’autre part en se préparant à agir afin de ne pas laisser s’échapper cette occasion.
Deux éléments à préciser de fait :
Concernant l’articulation évidente entre kairos et action, il s’agit de mener une réflexion sur le temps comme condition même de la réussite de l’action. Nous évoluons dans un monde de contingence, c’est-à-dire un monde où deux situations ne se reproduisent jamais à l’identique, où le temps est à la fois imprévisible et irréversible et où pour réussir une entreprise, il est nécessaire de vivre et d’agir dans le présent en l’appréhendant tel qu’il est et non tel que nous le voudrions. Anarchistes oui, mais anachroniques non. C’est ainsi et seulement ainsi que nous pourrons tirer parti de la contingence en y voyant non un obstacle mais une chance. Pour toute action il existe un bon moment, un temps opportun, un kairos à saisir et en cela, bien agir c’est agir quand il faut.
Mais pour cela, le concept de kairos s’articule nécessairement autour d’un autre concept grec, la « phronésis », forme d’intelligence que l’on peut traduire par l’idée de prudence, de sagacité. La prudence est nécessaire à la réussite de l’action puisqu’il s’agit d’associer l’habileté, notre capacité à faire les choses, aux manières et aux moyens les plus judicieux pour cette action. La prudence est le fruit de l’expérience individuelle, elle ne se transmet pas comme une science, mais nécessite une implication pratique.
Le moment propice, donc, ne constitue pas quelque chose qu’il faudrait attendre, un éventuel « Grand soir » ou « des conditions objectives » qui ne seront jamais réunies, mais bien une opportunité qui est toujours là, existant de milles façons différentes, selon le regard que chacun de nous porte sur ce qui l’entoure. Il faut juste apprendre à le voir, à le créer.
Il s’agit là d’un choix concret, individuel, celui de ne pas continuer à regarder ailleurs, pendant que nos vies s’écoulent comme de sinistres séries télés : le choix de rendre coup par coup à cette société, de donner corps aux idées de liberté, en agissant ici et maintenant. Un choix qui se veut plus diffus, et auquel on peut contribuer grâce à la réflexion, l’échange d’informations, de suggestions et d’exemples, à travers le questionnement sur les moyens adéquats pour s’en prendre à ce monde, des moyens qui doivent déjà porter en eux les germes de la volonté d’une liberté une et indivisible pour chacun.
Pour cela, en plus de la prudence, il faut indubitablement un peu d’imagination, de rêverie et de folie individuelle. Mais qui pourrait vivre une vie un tant soit peu vivable, sans rêves ? Faisons alors en sorte que ces rêves, ces idées, ne soient pas désarmés face à une société qui veut les ranger dans la case des chimères, ou bien les apprivoiser, les brider si nécessaire, les remplacer avec divertissements et plaisirs payants, ou encore les taxer d’hallucination et leur mettre des entraves, physiques et/ou morales.
Ce journal se place dans le sillage de l’agitation permanente, se fixe comme objectif de propager l’anarchisme de praxis. Et c’est là tout le défi que propose ce journal : élaborer une réflexion qui, loin d’être une théorie bonne pour des intellos, se concrétise dans un anarchisme actif et résolument inscrit dans le concret. Tenter de donner l’envie et la possibilité d’agir à travers un journal. Car en somme, réflexion et action s’articulent autour d’une même perspective insurrectionnelle, celle d’en finir avec cette société, avec toute autorité !
« Pour qu’une fois au moins la joie, jaillissant de nos poitrines, se sème sur la terre. »
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Nous voulons aussi sortir du « localisme », déjà expérimenté à travers diverses publications, afin d’élargir les champs de débats et de réflexions. Le journal paraîtra donc dans différentes villes, selon les possibilités et les envies de celles et ceux qui y participent – et les contributions, correspondances, critiques et échanges sont les bienvenus. Les textes publiés pourront donc ne pas être toujours entièrement partagés par celles et ceux qui animent ce journal – justement parce que chaque individu est unique – et favoriser cette unicité, laisser libre cours à cette différence, est une richesse propre à l’anarchisme. Il y a aussi un blog, kairosjournal.noblogs.org, où trouver les anciens numéros, ainsi que des infos complémentaires qui n’ont pas trouvé leur espace sur papier.