Il Rovescio / mercredi 2 février 2022
Janvier 2022
Étant donné que la fin du procès qui a suivi l’opération Bialystok se rapproche, il nous semble qu’il est temps de diffuser quelques considérations sur son avancement. En effet, même s’il ne nous intéresse pas de suivre les temps dictés par la répression, ni de prendre des positions victimistes ou alarmistes face aux activités des institutions policières, nous pensons qu’il est important de partager des informations et des impressions à propos de ce qui se passe dans le tribunal. Suite à un choix conscient, nous allons résumer des aspects et des moments que nous considérons dignes de note, plutôt que faire une description précise et chronologique du procès où nous sommes inculpé.e.s.
En ce qui concerne l’échafaudage de cette enquête, nous renvoyons aux textes Sull’operazione Bialystok, qui a déjà circulé sur internet, et à Testo e contesto.
En ce moment, tou.te.s les inculpé.e.s de ce procès sont hors de la prison. Le 6 janvier, il y a eu une réponse positive à la requête de fin des mesures de contrôle auxquelles 4 des inculpés étaient encore soumis (3 interdictions de quitter la commune de résidence et une obligation de pointer chez les flics une fois par semaine), du coup à présent il n’y a plus qu’une personne soumise à l’ interdiction de quitter la commune de résidence. Les traitements différents sont dus surtout aux temps différents de présentation des requêtes en appel, qui ont eu lieu dans des tribunaux différents, et aux spécificités des cas individuels par rapport aux délits dont nous sommes accusé.e.s.
Dans les grandes lignes, jusqu’ici le procès a été caractérisé par des nombreuses, interminables heures d’audiences, dédiées à la description du cadre anarchiste à un niveau national et international, des audiences dans lesquelles nous, les inculpé.e.s, n’avons presque jamais été nommé.e.s. Seulement après beaucoup d’audiences ils ont commencé à parler des ainsi-dits « faits spécifiques », dont nous sommes accusé.e.s. Les passages pendant lesquels étaient exposés les rapports à l’international des inculpés ont joui d’un certain intérêt et d’une certaine importance ; cela non pas à cause d’une quelque élément important apporté par le parquet, bien au contraire on a pu assister au spectacle l’accusation qui se raccroche à n’importe quoi, mais plutôt à cause du jeu des rôles au sein de l’institution judiciaire. Il est évident qu’une cour d’assises, habituée à gérer des crimes d’une certaine gravité, voit dans la dimension internationale de cette enquête la possibilité de trouver quelque chose d’adapté à son rôle. Cela, disons, au niveau du véritable spectacle du tribunal ; dans les coulisses, c’est-à-dire au niveau de l’enquête, donc de la stratégie répressive, on peut voir aussi quelque chose d’autre, c’est-à-dire un chemin qu’il semble devoir être parcouru aussi à l’avenir. Il s’agit là, comme à d’autres reprises par le passé, de tentatives, parfois réussies parfois non, de structurer concrètement la collaboration des polices et des parquets à un niveau international, pour ce qui concerne les investigations.
Il paraît en effet évident qu’il y a des niveaux différents de collaboration : d’un côté, certain.e.s de nous ont été interpellé.e.s à l’étranger, comme cela a été le cas lors d’autres opérations anti-anarchistes, ce qui démontre que les accords européens antiterrorisme sont opérationnels et expérimentés quand il s’agit d’un mandant d’arrestation, mais les choses ne filent pas si bien et ne sont pas si fluides quand les policiers chargés des investigations demandent de l’aide dans les enquêtes, comme par exemple l’accès à des informations recueillies par des institutions policières d’autres pays, les demandes d’effectuer des surveillances ou d’autoriser des perquisitions. Par exemple, pour cette opération les autorités italiennes ont essayé de perquisitionner, et peut-être interpeller, s’ils avaient trouvé quelque chose qui motiverait cela, un anarchiste qui vit en Allemagne ; cependant l’État allemand n’a pas considéré comme suffisantes les preuves présentées par le ROS italien et n’a pas autorisé la poursuite des investigations là-bas.
Lors du procès, c’est un nommé Imperatore, colonel du ROS (Raggruppamento Operazioni Speciali des Carabinieri [Unité d’Opérations Spéciales, chargée notamment de l’antimafia et de l’antiterrorisme ; NdAtt.]) qui explique les hypothèses de l’accusation. Ce personnage semble avoir été choisi plus pour ses capacité mnémoniques que pour son intelligence. Il est évident que son but est de créer une représentation du monde anarchiste, dans son ensemble, qui puisse justifier une enquête qui n’a pas de substance. Dans ce but, poussé par les juges et par le ministère public (qui, pendant presque tout le procès, a été peu plus qu’un figurant, ce qui confirme que ce rôle judiciaire n’est souvent rien d’autre qu’un simple relais des forces de police), il a effectué plusieurs envolées lyriques, en allant des tirs de pistolet, en 1977, dans la jambe du médecin Mammoli, de la part d’Azione Rivoluzionaria [organisation anarchiste de lutte armée, active en Italie entre 1977 et 1980 – le 30 mars 1977, des membres d’AR ont tiré dans la jambe d’Alberto Mammoli, médecin de la prison de Pisa, qui avait laissé mourir sans soins le compagnon Franco Serantini, tabassé à mort par les flics en mai 1972 ; NdAtt.], aux actions explosives revendiquées par la FAI, du milieu anarchiste chilien au grec, tout cela bien accompagné par toute sorte de spéculation spectaculaire, dans le but de créer un cadre général de dangerosité du mouvement anarchiste, qui justifierait cette intervention répressive précise. Son objectif n’est rien d’autre que d’être une machine à brouillard, dans le but d’influencer les juges et les jurés, faute de preuves solides. Le point le plus bas (ou plus haut, cela dépend si on considère l’échelle de la décence ou celle de l’absurde) et en même temps le plus caractéristique de la mentalité inquisitrice de ces personnages, a été atteint quand le colonel a affirmé, lors d’un contre-interrogatoire, que « Alfredo Cospito est l’anarchiste vivant le plus important au monde ». Un truc à en rire, si ce n’était pas pour nous confirmer l’acharnement des institutions répressives à l’encontre de cet anarchiste emprisonné, qui continue avec obstination a participer au débat anarchiste, avec sa conviction dans ses idées et la passion qu’elles lui inspirent.
Cette narration tendant au spectacle est mise en place, parmi d’autres ruses, par un glissement sémantique qu’on peut constater dans les mots choisis (et répétés jusqu’à l’épuisement) par le colonel pour décrire les faits. Des journaux et des rencontres deviennent « clandestins » simplement parce qu’ils sont relayés de bouche à oreille ou donnés directement, des voitures incendiées deviennent des « attentats », un peu d’allume-feu sur un pneu devient un « engin explosif-incendiaire », un concept vaste et complexe comme celui de solidarité est réduit à un simple prétexte pour mener des actions, etc. La limite entre le flic et le journaliste devient de plus en plus poreuse, quand la tâche du premier est d’impressionner, pour convaincre de la juste nécessité de l’œuvre répressive. En effet, c’est par le « discours du pouvoir », l’imposition d’une lecture donnée des choses plutôt que d’une autre, que la répression simple et crue laisse la place à la diffusion du consensus, à la pacification et au citoyennisme.
Au tribunal, les juges n’essayent même pas de dissimuler leur bienveillance à l’égard du ROS et le désagrément qui leur provoque la tentative de la défense de démonter l’hypothèse accusatoire. Cela a été encore plus évident lors des contre-interrogatoires, d’un côté parce que les juges mettaient la pression sur les avocats de la défense : parfois elles contestaient directement leurs question, d’autre fois elles encourageaient les témoins de l’accusation (les officiers du ROS qui se sont occupés des différents aspects de l’enquête) à éviter de répondre, à apporter des nouveaux éléments, même si cela serait interdit par la pratique judiciaire, etc. Le colonel, plus précisément, a montré un culot incroyable, en évitant de répondre aux questions des avocats, pour proposer encore et encore sa version des faits, même si, par rapport à certaines questions précises, les « je ne sais pas », les « je n’ai pas compris la question » et les « je ne me souviens pas » sont innombrables.
Un exemple des exagérations que les enquêteurs ont dû effectuer pour pouvoir présenter l’accusation d’association terroriste : on remarque que le délit « finalité de l’association » le plus grave (l’attaque explosive contre la caserne des Carabinieri de San Giovanni, à Rome, le 7 décembre 2017) se situe à une date antérieure à celle qui, selon le parquet, a vu la naissance de l’association (été 2018) et que l’un des inculpés (accusé de l’incendie des voitures du service d’autopartage Enjoy, qui appartient à Eni) ne serait même pas membre de cette association. Le reste des délits dont nous sommes inculpé.e.s est bien modeste, du point de vue de l’accusation, car il s’agit de rassemblements, de manifestations, de dégradations par tags, de petites dégradations, des choses jusqu’à aujourd’hui insuffisantes pour justifier, à elles seules, des accusations de terrorisme.
Pendant le procès, une première faille dans la narration du ROS est apparue quand les avocats défenseurs ont fait témoigner leurs experts, par rapport aux contre-expertises qu’ils avaient effectué. En ce qui concerne l’action contre la caserne des carabiniers de San Giovanni, en effet, les accusations contre un inculpé (le seul qui est accusé de cette attaque) se basent presque seulement sur deux expertises demandés par le parquet : une expertise anthropométrique et chromatique et une expertise de la posture. Par leur biais, ils voulaient démontrer que la taille et la démarche de l’inculpé étaient les mêmes que celles de l’individu filmé par les caméras de sécurité de la caserne et que le manteau que l’inculpé utilisait habituellement correspondait, comme couleur, à celui utilisé lors de l’action. Or, les experts de la défense ont radicalement réfuté les hypothèses de la partie adverse, en mettant en évidence tous les « erreurs », méthodologiques et dans l’approche, qui se trouvaient dans les expertises commanditées par le parquet. Cette audience a été décisive, en faveur de la libération de prison de Claudio, en juillet 2021, après 13 mois passés en prison, dont la plupart en isolement, car à l’époque il était le dernier inculpé encore en détention.
Nous pensons qu’il est maintenant le moment de dire quelques mots à propos de l’utilisation des expertises de la part du parquet. Nous commençons par dire que nous savons bien ce que c’est le ROS et quels sont les buts qu’il a été appelé à atteindre par le passé. En effet, les opérations spéciales dont cette unité s’occupe touchent très souvent aux menées les plus obscures de l’État, où les intérêts économiques et politiques s’entremêlent et se transforment souvent en lutte intestine pour le pouvoir, une lutte dans laquelle cette structure des Carabinieri a joué un rôle. Dans son « CV de service », le ROS peut énumérer un général condamné en première instance pour trafic international de drogue, un autre pour « concours externe » à une association mafieuse et violence ou menace de violence à l’encontre d’un corps politique de l’État, plusieurs officiers sous enquête ou condamnés dans les mêmes affaires, en plus que pour l’aide apporté à deux bien connus mafieux en cavale et le fait d’avoir étouffé différentes enquêtes contre la mafia. En somme un « joli morceau d’État ». Nous ne croyons pas en la justice, encore moins en la vérité des tribunaux, mais malgré tout ces données nous semblent en quelque sorte significatives.
Avec un tel cadre de fond, nous n’attendons certainement pas une quelconque forme d’intégrité morale de la part de ces messieurs : leurs méthodes d’enquête vers les anarchistes se sont montré, le long des années, pour le moins douteux, voire complètement pourris, entre des délateurs qu’ils ont fait chanter et des preuves opportunément fabriquées, avec toute l’attention possible dans le fait de laisser de côté tout élément disculpant. Cela est le cas aussi dans cette affaire. En effet, les expertises semblent rédigées « sur commande » par deux personnages qui, avec toute probabilité, ont déjà travaille en contact étroit avec le ROS par le passé. Ce qui émerge est donc une vraie pratique de construction des preuves d’accusation : les enquêteurs contactent des experts qu’ils connaissent et ils leur demandent des expertises techniques qui, comme tout argument technique, apparaît comme objectif à des non-initié.e.s. Avec ces expertises, ils ont donc des « preuves » qu’ils n’auraient pas autrement et qui peuvent porter à des arrestations, après il sera aux inculpé.e.s de se défendre, en payant un expert de la défense pour réfuter techniquement les hypothèses du parquet. A propos de cette pratique, il y a deux éléments que nous pensons intéressant de souligner, car cela ne touche pas seulement les milieux subversifs. Tout d’abord le caractère de classe de cette méthode : les experts sont souvent calés dans des secteurs très précis et les experts dans certains domaines (comme par exemple la génétique forensique) se comptent sur les doigts d’une main, dans tout le pays, par conséquence il fait payer leurs expertises à prix d’or. On comprendra immédiatement que le « droit à la défense » est donc soumis aux moyens économiques de l’inculpé.e. L’autre élément concerne la valeur que le « savoir scientifique » est en train d’acquérir dans la société et donc aussi dans les tribunaux. Un avis « technique » semble jouir en soi d’une objectivité impartiale, ce qui fascine de façon incroyable ceux qui sont appelés à juger les responsabilités des comportements humains. Mais, comme nous ne nous lasserons jamais de le rappeler, aucune science n’est impartiale dans son application, qui sera toujours soumise à la volonté individuelle. Il suffit en effet de peu de choses pour aligner des nombres, pour citer quelques formules algébriques avec en plus le nom d’un savant bien connu, pour refourguer une méthode d’enquête comme étant scientifique, quand l’on essaye, comme dans ce cas, d’établir la taille d’un individu qui bouge, filmé par une caméra, la nuit. Les sorciers modernes vendent de la fumée à la cour du roi…
En ce qui concerne l’attaque contre les trois voitures d’autopartage Enjoy, l’avocate d’ENI [grande entreprise pétrolière et gazière italienne, dont un tiers des actions appartient à l’État ; NdAtt.], une nommée Scilla Malagodi, est en train d’essayer activement de porter à l’attention de la cour les éléments qui, à son avis, pourraient justifier la circonstance aggravante de terrorisme. L’effort continuel, de la part de cette avocate, de faire rentrer l’action contre les trois voitures dans une campagne de lutte contre ENI doit sûrement être compris comme une tentative d’obtenir une condamnation où cette circonstance aggravante soit retenue.
Déjà par le passé, l’appareil répressif italien a montré qu’il est particulièrement attentif aux exigences de cette multinationale : le 23 mars 2011, par exemple, le chef de la sécurité d’ENI déclarait dans un entretien qu’ENI était la cible d’Al-Qaïda à l’étranger et des anarchistes en Italie. Le 6 avril, à peine deux semaines après, la DIGOS de Bologne, avec l’opération Outlaw, saisissait le local du centre de documentation Fuoriluogo, qui était en train de mener une campagne publique contre cette entreprise, et arrêtait six compas. Sans compter les nombreuses opérations militaires italiennes à l’étranger, qui, malgré la fait qu’elles soient appelées « missions humanitaires », cachent le besoin économique-stratégique de protéger les intérêts et les installations d’extraction d’ENI, ou bien tous les efforts que les institutions font, constamment, pour cacher les responsabilités de cette entreprise dans la pollution de l’environnement.
Dans le cas d’une condamnation dans ce procès, la confirmation de la circonstance aggravante de terrorisme pour l’incendie des trois voitures Enjoy signifierait qu’à l’avenir toute attaque contre ENI pourrait être jugée sous la législation antiterrorisme .
Un autre élément que nous voulons souligner est le fait que l’attention du ROS pour le squat Bencivenga Occupato et, par conséquent, pour les personnes qui y gravitaient autour à l’époque, a été motivée, en avril 2017, par la dernière rencontre du cycle « Sempre a testa alta » [« Toujours la tête haute » ; NdAtt.], en solidarité avec les compas inculpé.e.s et arrêté.e.s dans l’opération Scripta Manent, ainsi que pour la diffusion de l’appel « Pour un mois de juin dangereux ». C’est pour cela que la surveillance du Bencivenga était déjà en place le matin du 7 décembre, jour de l’attaque de San Giovanni.
Une particularité de cette enquête, que nous signalons, est l’absence complète d’un promoteur de l’association subversive, c’est-à-dire de cette figure au caractère de chef dont toute association doit être fournie, selon le Code pénal italien. Nous ne sommes pas sûr.e.s que cela soit une nouveauté absolue, mais nous y voyons la tentative, de la part des institutions répressives, de faire passer dans un tribunal l’idée d’une organisation horizontale, de façon à créer un précédent juridique pour appliquer avec plus de facilité des délits associatifs aux anarchistes. En effet, ces dernières années les opérations antiterrorisme visant les milieux anarchistes ont été nombreuses, des affaires qui se sont toujours heurtées contre l’impossibilité de leur attribuer certaines formes d’organisation hiérarchisées, schématisées dans le Code pénal sur le modèle des organisations de lutte armée de matrice marxiste-léniniste et sur celles du crime organisé, en plus que de leur attribuer des conduites et des finalités précisément terroristes.
Tout en laissant de côté le débat si le terrorisme peut être ou pas une stratégie de lutte que des anarchistes peuvent assumer, nous voulons ici repousser tout semblant de victimisme qui pourrait accompagner nos mots : nous pensons que la répression est une conséquence évidente de l’affrontement en cours et que les instruments et les formes qu’elle prend sont le résultat du contexte historique-cultural spécifique dans lequel nous nous trouvons.
Il serait donc nécessaire que, après avoir compris ce contexte et les dynamiques propres à la répression dans ce pays, toute personne qui évolue au sein des milieux qui font de l’anarchisme et de la lutte contre l’État leurs pôles d’agrégation se prépare éthiquement, psychologiquement et pratiquement à la possibilité d’être la cible de tels chefs d’inculpation.
Nous en profitons pour remercier toutes les personnes qui nous ont soutenu.e.s, par leurs pensées et leurs actions, pour envoyer une salutation aux prisonnier.e.s anarchistes à travers le monde, à ceux/celles qui sont privé.e.s de leur liberté et à celles/ceux qui sont en cavale.
Rompre l’isolement.
Détruire les cages.
Pour la libération totale.
Vive l’anarchie !
Quelques un.e.s de Bialystok