« Je sors » – une analyse critique de la révolte de 2020 contre la dictature au Bélarus

Numéro Zéro / jeudi 18 novembre 2021

Avant-propos pour la traduction française

En août 2021, le site Pramen.io organisait une vidéoconférence faisant le point sur la révolte bélarus de 2020, et sur la répression passée et actuelle. Même si cette conférence reprenait principalement des éléments présentés dans le texte que vous allez lire, en voilà un rapide résumé, complété par différents éléments glanés ici et là, entre autres au cours des deux tournées d’info de l’Anarchist Black Cross (ABC) Belarus qui passèrent en Europe occidentale en 2011 et 2014.

Le mouvement anarchiste bélarusse, tel qu’il existe actuellement, apparut dans les années 2000. Vers 2010, les forces répressives de l’État bélarusse commencèrent à prêter une grande attention au mouvement qui émergeait. La police fut formée à « connaître » les anarchistes, qui font depuis face à une répression constante.

Le mouvement anarchiste n’eut pas d’autre choix que d’adopter un fonctionnement quasi-clandestin. La surveillance constante de la police politique rendait l’organisation de la moindre réunion très compliquée. Toute action publique pouvait entraîner des arrestations et des peines de prison. En réponse, les anarchistes bélarusses surent créer des structures de solidarité solides, telles que l’ABC Belarus.

La révolte qui explosa le 9 août 2020 en Bélarus prit place dans un contexte particulier. Au printemps 2020, l’épidémie de COVID-19 et surtout sa gestion calamiteuse par le régime dictatorial avaient poussé la population à s’organiser par elle-même au quotidien. Les manquements à ce niveau de la part du régime firent également monter la colère contre Loukashenko, dictateur depuis 1994. Dès le mois de mai, ça chauffait dans le pays.

Pour autant, ce dernier n’annula pas la campagne électorale, et tenta une approche plus « douce » que lors des élections précédentes : les opposants purent faire campagne publiquement, certains eurent même droit à quelques minutes de passage à la télévision. Mais la popularité grandissante de certain-es opposant-es comme Sergueï Tikhanovsky et Viktor Babariko, encouragea Loukashenko à revenir aux « vieilles » méthodes, et à mettre en prison la majorité des candidat-es.

Le 9 août, soir de l’élection, Loukashenko fut annoncé gagnant avec 80 % des voix. La révolte explosa, non seulement dans les rues de Minsk, la capitale, mais partout dans le pays, ce à quoi ne s’attendait pas le régime.

Au matin du 12 août, le bilan répressif était de 6000 arrestations (chiffres officiels, la réalité est donc certainement plus importante), plus de 150 hospitalisations, et au moins cinq personnes tuées par la police.

Suite à ce déchaînement de violence répressive, une partie de l’opposition appela au calme. En face, le régime, sentant la situation lui échapper, relâcha la pression. Une désescalade eut donc lieu « des deux côtés de la barricade ». Côté contestataires, il y eut une chasse aux « provocateurs » appelant à des actions radicales, et le début d’un cycle de manifestations pacifiques. Ces manifestations furent tellement massives, rassemblant de 10 à 20 % de la population du pays, qu’une partie de l’opposition, principalement la frange libérale, tint pour acquise la chute du régime.

En majorité, les anarchistes ne crurent pas que Loukashenko partirait de lui-même, mais leur analyse, qui fut la bonne au final, ne réussit pas à influer sur le cours de la contestation.

De son côté, l’État mit en place une stratégie répressive très efficace, et reprit le contrôle des campagnes et des petites villes, endroits où le mouvement était peu médiatisé. Au moment où il ré-abattit ses forces sur la capitale, le mouvement se rendit compte de l’impasse pacifiste, mais il était trop tard pour regagner l’ampleur des premiers jours de révolte. Le mouvement s’éteignit peu à peu, sous les coups d’une répression méthodique.

Au sein du mouvement d’août 2020, parmi celles et ceux qui favorisaient l’action directe et frontale contre le régime, les anarchistes furent un modèle, parfois un peu trop idéalisé selon l’intervenant de la conférence. Organisé-es en petits groupes affinitaires, ils et elles étaient préparé-es à l’action, contrairement à la plupart des autres composantes du mouvement.

Les anarchistes ont participé à ce mouvement en ayant conscience que les revendications anarchistes étaient extrêmement minoritaires en son sein. Pour autant, leurs idées ont réussi à infuser au fil du mouvement, notamment leur opposition au centralisme étatique.

A l’heure actuelle, seize anarchistes et huit antifascistes sont emprisonnés au Bélarus. Quatre sont détenus sous régime antiterroriste et font face à des peines très longues. Il s’agit des quatre partisans ayant pris les armes et passés à la clandestinité avant leur arrestation (lire plus loin dans la brochure). Huit sont accusés de « participation à une organisation criminelle internationale », une qualification créée par le régime Bélarus, qui lui permet d’utiliser à charge les actions militantes passées de ces personnes et leurs liens avec des mouvements révolutionnaires étrangers.

Pour soutenir le mouvement anarchiste bélarusse, il est important de continuer à diffuser les informations à notre disposition et d’organiser des actions de solidarité. Par exemple, fin août 2021 fut lancé un appel à une semaine de solidarité avec la révolte bélarusse. Il est également possible d’envoyer de l’argent, par exemple à l’ABC Belarus ou au groupe Pramen. Et enfin, soyons solidaires en nous révoltant contre nos propres conditions de vie, partout où nous nous trouvons.

L’article qui suit est traduit de la version anglaise, lui-même traduit de la version originale en russe. Nous espérons que ces traductions successives ne divergent pas du sens original.

Lien vers le site de Pramen : https://pramen.io/en/

 

Avant-propos de Crimethinc pour la traduction U.S.

En août 2020, au Bélarus, une révolte manqua de renverser Alexandre Loukashenko, dictateur du pays depuis 1994. Dans l’analyse qui suit, des anarchistes ayant participé à cette révolte discutent des succès de cette dernière, et de la manière dont le régime et l’opposition libérale ont sapé le mouvement avant qu’il ne puisse faire tomber la dictature. Ce document est sans prix pour celles et ceux qui veulent comprendre les mécanismes d’une révolution, de sa récupération et de sa répression, ainsi que les politiques spécifiques à ce cadre post-soviétique.

Leurs conclusions seront familières à celles et ceux qui ont participé à des révoltes ailleurs dans le monde ces dernières années. Pour être victorieux, un mouvement révolutionnaire doit dès le début tenter d’atteindre ses objectifs par l’action concrète, plutôt qu’au travers de gestes symboliques ou d’appels à l’autorité. Les mythes de la révolte « pacifique », de la respectabilité et de la légitimité servent à rendre les mouvements inoffensifs, à les vider de leur potentiel. Les personnes désirant un changement social profond devraient développer des réseaux décentralisés basés sur des relations interpersonnelles solides, se fixant des objectifs à long terme capables de répondre aux besoins de celles et ceux qui souffrent de l’ordre établi. Ce sont des leçons apprises « à la dure », au cours d’une lutte ouverte contre une dictature brutale. Alors que partout dans le monde les gouvernements deviennent de plus en plus autoritaires, l’expérience des révolutionnaires bélarusses risque de devenir de plus en plus pertinente dans les contextes d’autres pays.

 

« Je sors »[1]

Une année s’est écoulée depuis le début de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2020, point de départ du soulèvement du peuple bélarusse contre la dictature. Pendant de nombreux mois, nous nous sommes battus contre le régime dans la rue, dans nos quartiers et sur nos lieux de travail, usant de formes créatives de désobéissance, dans une lutte totale. Dans certains cas nous fumes victorieux, mais dans d’autres le régime sut répondre à temps aux formes d’organisation spontanées lui faisant face.

Vers le nouvel an, il n’y avait plus de grosses manifestations, seules de petites actions « souterraines » continuaient à faire vibrer la capitale [quelques exemples, de septembre, ici ; NdAtt.]. De la certitude d’une victoire inexorable, nous avons basculé dans l’actuel sentiment de dépression, et la désillusion concernant un éventuel printemps du peuple bélarus. Afin de tirer les conclusions nécessaires pour savoir comment aller de l’avant, il nous faut analyser constamment la situation, apprendre de nos erreurs pour ne pas les répéter. Par ce texte, nous tentons une telle analyse critique. Nous ne l’écrivons pas pour que d’autres nous rejoignent, ni pour remonter notre moral, mais avant tout pour comprendre ce qui arrive dans nos rues ici et maintenant, et savoir où aller.

Toute critique est la bienvenue !

 

La décentralisation, force principale de la révolte bélarusse

La mobilisation de 2020 contre la dictature a existé dans tout le pays. Les initiatives unitaires qui eurent lieu autour des bureaux de campagne de Svetlana Tikhanovskaya, la candidate d’opposition, ont grandement encouragé la population à s’engager. La plupart des Bélarusses ne se faisaient pas d’illusions sur l’issue du vote, mais cette agitation politique reposait principalement sur la revendication d’un processus démocratique et la volonté pour les participant-es de défendre la prise en compte de leur vote. Les anarchistes n’avaient que peu d’attentes à ce niveau, et de fait la plupart des collectifs anarchistes ont appelé au boycott des élections et à manifester le 9 août.

La certitude de l’inexorable réélection [2] du dictateur a entraîné la formation de groupes de résistance locaux avant même le mois d’août. Ces groupes se préparaient aux manifestations attendues après le « compte » des voix. Le travail des groupes libéraux, qui œuvraient dans les villes bélarusses avec un statut semi-légal, a significativement augmenté le potentiel de cette mobilisation.

Il est difficile de savoir si Tikhanovskaya et son équipe étaient conscients de l’étendue de l’orage qui montait avant même l’élection présidentielle. La désapprobation envers la gestion du COVID-19 par Loukashenko avait déjà mobilisé un part significative de la population. Des groupes d’entraide auto-organisés étaient déjà actifs dans plusieurs régions.

Comme le coronavirus, la campagne politique de Tikhanoskaya contamina toutes les régions du pays. Le jour de l’élection, l’idée n’était pas de faire une manifestation géante à Minsk, la capitale, mais de participer à des rassemblements locaux dans tout le pays. Le régime de Loukashenko ne s’attendait pas à une mobilisation si élevée dans de multiples régions.

Résultat, à la veille du 9 août, des groupes, dont les anarchistes, s’étaient préparés non seulement à Minsk, mais aussi dans d’autres villes, petites ou grandes. Malgré la tentative des autorités pour éteindre la contestation en incarcérant divers activistes et politiciens connus, le jour de l’élection ce furent des dizaines de milliers de personnes qui prirent la rue dans tout le pays, demandant la chute du régime.

Les force répressives rassemblées à Minsk ce soir-là réussirent au final à faire se disperser la manifestation. Mais dans de plus petites villes, les manifestants forcèrent la police à reculer. La réputation des « punisseurs » [3] supposément indestructibles en prit un coup sévère. Cette fuite de la police antiémeute donna un élan à la société bélarusse, élan qui la porta tout au long des mois qui suivirent. Les réseaux sociaux jouèrent un rôle énorme contre le régime aux premiers jours du mouvement : malgré les tentatives gouvernementales pour couper internet, il était facile de trouver des vidéos, photos et témoignages de confrontations desquelles les manifestants sortaient victorieux contre les forces du régime. Dans plusieurs petite villes, les gens célébraient leur victoire contre la dictature après avoir fait fuir la police locale.

A ce moment-là, la décentralisation du mouvement lui avait permis de déborder et de défaire temporairement l’état centralisé. C’est cette décentralisation qui a permis au mouvement de continuer jusqu’à Novembre.

Mais c’est aussi lors de ces premiers jours que le premier des problèmes au sein du mouvement est apparu clairement : l’absence d’objectifs concrets lors des manifestations. Presque personne n’avait de connaissances sur les processus pouvant entraîner la chute d’un régime autoritaire. Il y avait l’espoir, alimenté par la mythologie libérale, que si suffisamment de personnes pacifiques prenaient la rue, le régime prendrait peur et s’effondrerait. Mais la réalité fut beaucoup moins romantique.

Après une nuit de combat contre la police antiémeute et l’« armée intérieure »[4], alors que les manifestants rentraient se reposer, les stratèges du régime étaient sur le pied de guerre pour planifier la riposte. Les victoires symboliques à Pinsk et Brest échouèrent à se perpétuer dans le temps : les parcs et les bâtiments ne furent ni occupés, ni détruits. Et même si plusieurs dizaines de policiers furent blessés pendant les combats, aucun dommage significatif ne fut infligé à la dictature. Nous pourrions discuter longuement sur le sens qu’il y a à se saisir de bâtiments administratifs ou de la poste centrale, toujours est-il que ça n’arriva pas.

Mais la victoire symbolique des premiers jours donna tout de même un coup sévère au moral des autorités. Jusqu’alors, ils pouvaient compter sur une impunité totale, et la plupart n’avaient jamais fait face à la colère populaire. Après ce jour là, ce fut l’exode au sein du ministère de l’Intérieur et du KGB (les services secrets bélarusses portent toujours ce nom). Certains officiers du KGB tentèrent de rejoindre la contestation. Certains firent profil bas, s’attendant à la fuite du dictateur. Ces officiers ne fuyaient pas suite à un sursaut moral, mais plutôt par peur d’être massacrés.

A Minsk, le mouvement décentralisé donna naissance à des initiatives de voisinage. A certains endroits, des communautés locales lancèrent des événements festifs pour enfants et adultes. Ailleurs, des groupes se politisèrent très rapidement. Par exemple à Uručča (Minsk), des initiatives locales s’unirent et adoptèrent un programme politique. D’autres groupes et prises de position politiques du même genre émergèrent ailleurs dans la capitale. Même si ces initiatives de voisinage étaient plus orientées vers la culture ou les subbotniks[5], c’était la première fois dans cette région qu’un mouvement s’organisait politiquement par la base.

L’absence de partis politiques et de leaders médiatiques compliqua la répression. Pendant un temps significatif, l’appareil d’état ne sut comment répondre au format décentralisé des actions à Minsk. De nombreuses prises de parole, rassemblements et discussions politiques purent prendre place sans risque de répression. Ce niveau de liberté politique était tout simplement inconnu à la majorité des Bélarusses.

Manifestation à Brest, dans les premiers jours après l’élection

Les manifestants montèrent des barricades, une première dans l’histoire moderne du Bélarus.

Malheureusement, le mouvement des assemblées de quartier [cf. par exemple ce texte ; NdAtt.] ne se développa que dans la capitale. A Brest, Grodno et d’autres villes qui se sont soulevées, il y eut des tentatives de mise en place de groupes locaux, mais la vague d’activisme n’atteignit ces régions qu’au moment où le régime avait finalement appris à répondre efficacement à ces initiatives locales. A ce moment-là, le nombre de manifestants était en chute. Après d’intenses semaines de manifestations et d’actions locales, le régime s’adapta et nettoya les quartiers un à un.

Même si de nombreux groupes Telegram existent toujours, la plupart des initiatives locales survivent à peine et n’arrivent plus à lancer la moindre action. Ce déclin significatif a aussi facilité la tache du régime, pour qui le contrôle des quartiers et la gestion des quelques petits évènements et manifestations sont dorénavant faciles.

La constitution du mouvement en assemblées de quartier a aussi été sujette à plusieurs problèmes. Dans beaucoup de groupes, des personnes assumèrent le rôle de leader. Ces personnes œuvraient pour mettre en avant des programmes politiques spécifiques au sein de leur réseau. Concrètement, cela signifiait que dans certaines discussions en ligne, les messages appelant à l’action directe étaient immédiatement effacés, alors que dans d’autres la censure s’appliquait sur les tentatives d’appel à des manifestations pacifiques. Ce type de séparation traversait le mouvement démocratique dans son ensemble, mais la présence de modérateurs, qui devinrent de fait les chefs de leur zone respective, reproduisait souvent en miniature les dynamiques de la dictature. Ainsi, beaucoup durent se battre non seulement contre Loukashenko, mais aussi contre les activistes locaux, qui par leurs connaissances techniques arrivaient à concentrer beaucoup de pouvoir au sein des initiatives de quartier.

Cela est plutôt raccord avec la société bélarusse en tant que telle, qui depuis un certain nombre de générations est restée sous le pouvoir d’une dictature ou d’une autre. Les dynamiques autoritaires de l’État se manifestent au travers de la société de nombreuses manières, par l’éducation comme sur les lieux de travail. Il nous paraît logique que ce genre de problème émerge sous la forme de meneurs locaux. Les discussions sur la décentralisation et les assemblées de quartier ont permis aux idées qui mettent en avant ces modes d’organisation de gagner une influence considérable, du modèle fédéral libéral suisse à l’anarchisme. Ces idées, reprises par les personnes impliquées dans le mouvement, prirent de nouvelles significations. Le moment arriva où la revendication de décentralisation devint si importante que même les partis et groupes libéraux commencèrent à la promouvoir d’une manière ou d’une autre, allant de l’usage des institutions fallacieuses de pseudo auto-organisation déjà mises en place par la dictature [6], à des cours sur les cantons suisses et les moyens de contrôle civil de l’appareil d’État.

Dans le contexte actuel de répression et la nécessité de survie politique, lles discussions sur les différents formats d’organisation décentralisée sont passées en arrière plan, mais nous espérons que ce thème politique reviendra dans les prochaines tentatives de renversement de Loukashenko. Après tout, la société bélarus garde en tête l’exemple russe, qui après avoir tenté de se débarrasser du capitalisme d’État soviétique dans les années 1990, se retrouve sous la dictature de Poutine. Les Ukrainiens furent poussés à la révolte en 2014 après le mouvement pacifique de Maidan en 2004, relançant dans la région un nouveau cycle de lutte contre l’autoritarisme. Nous pensons que ces germes de décentralisation survivront à cette vague de répression, et aussi au régime lui-même.

A Minsk et quelques autres villes, les manifestants firent usage de cocktails molotovs

Vieux slogan anarchiste : « Le pouvoir est fait de caoutchouc noir »

Répression aveugle et totale

La première victoire contre les flics ne fut pas gratuite. En trois jours, plus de 6000 personnes furent emprisonnées ; les cellules furent des lieux de torture et de viol, et au moins quelques personnes furent assassinées. En journée, les villes étaient le théâtre des tentatives chaotiques du régime pour capturer toute personne lui tombant sous la main. Une très grosse proportion des détenus étaient des passants lambda attrapés en plein jour. La violence étatique frappait toutes les strates de la société. Parmi les victimes figuraient des employés ordinaires, mais aussi des soutiens du régime dont les familles étaient jetées à la rue malgré leur loyauté à Loukashenko.

Dans ce climat, beaucoup se tournèrent vers les marches non-violentes qui essaimaient dans tout le pays après à peine quelques jours, créant une illusion de sécurité. Le début des manifestations pacifiques coïncide avec la décision de l’État bélarusse d’abandonner sa politique de répression totale. Les manifestations du dimanche devinrent le principal horizon organisationnel de la frange pacifique.

La répression des grosses manifestations à Minsk et dans plusieurs autres villes fut relativement légère ; en moyenne, une centaine de personnes étaient arrêtées. En considérant que ces manifestations rassemblaient plus de 100 000 personnes, cela semble peu. Certains canaux Telegram calculaient même la probabilité d’être arrêté en se basant sur les chiffres des jours et semaines précédentes.

Mais alors que Minsk continuait à profiter d’un calme relatif et de l’impression de victoire imminente contre le régime, la répression se faisait beaucoup plus active en province. En août, des dizaines de personnes étaient déjà inculpées. La pression sur les organisateurs et organisatrices de rassemblements locaux s’intensifiait, et les dispersions étaient beaucoup plus efficaces.

Deux semaines plus tard, beaucoup témoignèrent d’une aggravation de la situation. Le mouvement auto-organisé était écrasé petit à petit, dans les régions même où il fut à la base du soulèvement.

Manifestants détenus dans un gymnase. Les humiliations et la torture étaient monnaie courante pour briser l’esprit collectif.

La stratégie de Loukashenko était simple : d’abord, il réprimait les petites villes, puis les capitales régionales. Et une fois la situation réglée partout ailleurs, il s’occupa du nettoyage total de Minsk.

Cette approche de la répression étape par étape permit au régime de reprendre du pouvoir. La plupart des médias et des blogueurs se trouvaient dans la capitale ; la plupart des groupes contestataires prenaient rarement en compte les problèmes organisationnels et les besoins de soutien des régions provinciales.

Pour les anarchistes, la situation répressive en province était claire dès la deuxième semaine, lorsque des activistes de plusieurs villes commencèrent à être inculpés. Certains décidèrent de quitter le pays dès août. Peu à peu, la situation pour la majorité des activistes locaux devint si compliquée qu’ils s’exilèrent par groupes entiers, parallèlement à l’exode massif des militants démocrates.

Les tabassages et la torture étaient systématiques. Certes, nous parlons d’un nombre de personnes beaucoup moindre qu’aux premiers jours de la révolte après les élections, mais le régime s’appliquait à briser méthodiquement les activistes emprisonnés. Les pressions physiques et psychologiques poussèrent à l’exil beaucoup de personnes ayant participé au mouvement.

Cette violence allait bon train alors même qu’à Minsk, l’impression de victoire subsistait.

La deuxième vague de COVID-19, qui apparut à l’automne 2020, donna un coup supplémentaire au mouvement. Le régime utilisait le virus comme arme de répression. Des détenus en bonne santé étaient placés en cellule avec des personnes contaminées. Une personne pouvait être déplacée plusieurs fois d’une cellule à une autre lors de sa détention, augmentant la diffusion du virus dans les prisons. Presque tous les anarchistes détenus à l’automne 2020 contractèrent le virus lors de leur détention, ou furent relâchés malades et dans la nécessité d’être placés plusieurs semaines sous traitement.

Il est impossible de recevoir la moindre aide médicale en prison. Parmi les plus de 30 000 témoignages, seule une poignée dit avoir eu droit à un test COVID. Un anarchiste fut dans ce cas : son test fut positif, mais les autorités lui refusèrent une libération pour raisons médicales. A la place, il termina sa peine à l’isolement dans une cellule froide.

Soulignons que les conditions d’incarcération dans les prisons et centres de détention bélarusses peuvent être considérées comme de la torture. Le nombre de prisonniers par cellule était deux ou trois fois supérieur au nombre de lits. Beaucoup d’interpellés devaient dormir sur le plancher ou le sol en béton. L’éclairage n’était pas éteint la nuit. Les promenades quotidiennes d’une heure prescrites par la loi furent réduites à 10-15 minutes, une ou deux fois par semaine. Les couvertures n’étaient souvent pas distribuées, puis les autorités arrêtèrent de fournir les matelas. Les prisonniers étaient tabassés systématiquement, et le sont toujours.

Pendant longtemps les prisonniers politiques étaient un peu mieux traités, mais ces derniers mois ça n’a fait qu’empirer. Les prisonniers sont tabassés avant et après leur procès. La mort de Vitold Ashurak[7] est une conséquence des conditions de torture auxquelles font face les prisonniers politiques.

Aujourd’hui, le régime essaie de briser celles et ceux qui restent parmi les activistes de quartier, et de détruire toute vie politique en Bélarus. Il fait usage de punitions collectives à cet effet : les personnes qui n’ont pas participé au soulèvement mais qui sont sur les listes d’activistes et qui, d’après le régime, méritent d’être punies pour les actes d’autres personnes, peuvent être jetées en prison. Dans cette situation, lorsque des actions sont organisées, il y a le risque de voir la répression s’abattre de façon aléatoire sur les personnes, et l’État tente de faire retomber toute responsabilité sur les activistes. Cette tactique était utilisée contre les anarchistes en 2014-2016, quand certains groupes lançaient des actions spontanées et que le gouvernement visait en réponse d’autres activistes connus.

Désescalade et subséquente ré-escalade du conflit

Les premiers jours du mouvement, le régime choisit une stratégie de répression totale. Loukashenko et ses stratèges pensaient que la plupart des manifestants monteraient à la capitale, où il serait possible d’en finir en un jour ou deux. Quelques jours plus tard, la tactique de répression massive n’avait montré que peu d’efficacité, ne faisant qu’augmenter le niveau de confrontation – entre autres, en poussant à la mobilisation des collectifs informels de travailleurs au sein de diverses usines.

Alors les stratèges de Loukashenko changèrent rapidement de stratégie ; avant le week-end, ils avaient abandonné leurs tentatives d’écraser le mouvement aussi vite que possible. A la place, le pouvoir à Minsk adopta une stratégie de relative désescalade. Le flux de nouvelles au sujet des interpellations brutales de masse s’arrêta. Malgré la colère due au comportement de la police dans la première semaine après l’élection, les appels au calme submergèrent toute tentative d’appel à se débarrasser de la dictature une bonne fois pour toutes.

Les manifestations pacifiques permirent à beaucoup plus de gens de descendre dans la rue. Pour la frange libérale du mouvement, la révolution était déjà accomplie – d’après les concepts libéraux sur la participation politique nationale, un tel nombre de manifestants ne pouvait qu’entraîner des changements radicaux. Des canaux Telegram et autres blogueurs influents diffusaient cette idée. Pendant cette période, le blogueur russe Maxim Katz atteint une popularité incroyable, déclarant que la société bélarusse avait déjà gagné et que Loukashenko n’était plus qu’un cadavre politique. Katz et d’autres politiciens libéraux firent l’erreur d’appliquer une analyse politique démocratique sur un contexte de dictature est-européenne. L’incapacité à gouverner de Loukashenko avait été prouvée maintes fois pendant son règne. Ça ne l’a jamais empêché de garder le pouvoir, tout en restant considéré comme un dictateur auprès du peuple.

Même si la désescalade temporaire nous permit de rassembler nos forces et de créer une large structure auto-organisée à Minsk et quelques autres villes, sur le long terme elle bénéficia à Loukashenko et sa bande, qui regagnèrent le contrôle des régions provinciales peu à peu, pendant que les média et les activistes se focalisaient principalement sur la situation à Minsk.

Les Loukashistes ont joué cette période de désescalade à la perfection : étape par étape et de façon minutieuse, ils réprimèrent non seulement les activistes libéraux, mais également les travailleurs organisés qui tentaient de faire monter un élan contestataire dans les usines. L’isolation relative des travailleurs auprès du reste du mouvement contestataire permit une répression rapide dans les usines.

Lors d’une soudaine ré-escalade de la répression à Minsk, le mouvement ne put répondre avec la même force qu’avant. A ce moment-là, beaucoup d’activistes étaient déjà en prison et inculpés, ou en exil. Des tentatives pour lancer une nouvelle vague de contestation échouèrent. La dernière tentative de ce genre fut pour défendre le mémorial pour Roman Bondarenko[8]. Elle fut totalement balayée, après quoi un nombre important de manifestants décidèrent de quitter le parc pour éviter les représailles, et plusieurs centaines de personnes furent nassés.

Des défaites répétitives entraînèrent une chute d’enthousiasme au sein du mouvement. Plusieurs week-ends de marches organisées localement compliquèrent la répression, mais ne réussirent pas à restaurer le potentiel du mouvement, dans la capitale comme en province. Fin 2020, le mouvement était quasiment éteint. Mais la répression continue à un niveau intense encore aujourd’hui.

Manifestation pacifiste à Minsk.

En tant qu’activistes, nous avons échoué à profiter du calme temporaire de la désescalade pour multiplier nos forces. La peur de la répression et d’une condamnation non seulement de la part de Loukashenko, mais aussi de la part d’autres franges du mouvement, ont bloqué nos tentatives pour faire monter le mouvement en puissance, qui auraient éventuellement pu détruire Loukashenko et son régime. A la place, nous avons accepté de laisser la narration aux initiatives non-violentes, et lorsque le gouvernement ré-intensifia le niveau de violence, nous étions sévèrement démoralisés et épuisés par la répression

Le fait que la majorité du mouvement n’était pas prête à une résistance active n’aurait pas dû déterminer notre horizon et nos actions. Des groupes organisés d’une dizaine de personnes ou plus peuvent agir efficacement au sein de manifestations pacifiques, avec leurs propres objectifs et stratégies. Nous avons pu prendre la parole au sein des manifestations en tant que groupes organisés avec notre propre programme, mais nous n’avons pas réussi à traduire ce programme en actions concrètes.

Grèves et mouvement ouvrier

Dès la première semaine, une vague de grèves balaya le pays. Les travailleuses et travailleurs, outragés par la répression envers leurs collègues et l’impunité policière, ont demandé au régime de stopper sa violence et de relâcher les manifestant-es arrêtés. Beaucoup ont monté des collectifs informels entre collègues proches, au sein de leurs équipes de travail. La huée contre Loukashenko à l’usine MZKT infligea un dommage considérable à son image de leader « populaire ».

Malheureusement, les initiatives des collectifs de travailleurs disparurent assez rapidement, à l’exception de quelques entreprises. Quelques revendications furent entendues, mais la répression tomba assez vite sur les personnes les plus actives dans les grèves. Certaines furent licenciées, d’autres inculpées.

Quand les grèves ont commencé, le mouvement ouvrier était en piteux état. Seuls quelques syndicats libéraux indépendants existaient, représentant une minorité de travailleurs, dont la plupart n’avaient aucune expérience d’organisation collective. Construire les structures nécessaires pendant la phase active du conflit fut un énorme challenge. Les tentatives d’ONG libérales pour « aider » les organisations ouvrières dans certaines entreprises n’ont rien donné de particulier – les ONG elles-mêmes n’avaient pas d’expérience d’organisation d’un tel mouvement, et leurs méthodologies étaient issues de pays libéraux, avec leurs modes spécifiques d’organisation de grèves. L’illusion de légalité de la grève et de la contestation déplaça une partie de la lutte vers les tribunaux, où les syndicats indépendants essayaient sans succès de défendre le droit de s’organiser sur leur lieu de travail.

Les tentatives pour se débarrasser de la dictature dans les premières semaines de manifestations pacifiques ont amené beaucoup de changements dans les dynamiques du mouvement. L’agitation en faveur de la grève fut vite remplacée par des appels au boycott économique du régime et, une semaine plus tard, à une stratégie de blocage des routes. De façon compréhensible, le mouvement cherchait de nouvelles formes d’organisation et d’autres moyens de pression sur le régime, mais le manque de continuité mina le moral des manifestants et du mouvement ouvrier. Les piquets devant les usines tinrent quelques jours, jusqu’à l’arrivée des troupes de l’OMON[9]. Les menaces de représailles ont suffit à casser le lien entre le mouvement ouvrier et le reste de la contestation.

Additionnellement, les travailleurs parmi les plus privilégiés du pays – les informaticiens – refusèrent de participer à la grève. Beaucoup défendirent cette position sur la base qu’il était nécessaire de financer le mouvement. Et effectivement, certaines de ces personnes soutenaient activement plusieurs structures solidaires. D’autres arguaient que les grèves endommageraient autant les entreprises privées que Loukashenko, ce qui mettrait à mal l’image du secteur informatique bélarusse.

Considérant tous ces arguments, une grève organisée au sein du secteur de l’informatique aurait était plus bénéfique qu’une participation financière au mouvement. D’abord, la grève massive d’un secteur de l’industrie entraîne d’autres secteurs avec elle. De plus, le risque de licenciement est une menace beaucoup moins existentielle pour un informaticien que pour un ouvrier, qui n’a souvent pas d’argent de côté. Les soit-disant dommages à l’image du secteur informatique bélarus auraient vite été résorbés si le régime était tombé, tenant compte que les informaticiens ne luttaient pas pour de meilleures conditions de travail mais pour la démocratie. Il faut ajouter qu’il est assez facile pour les informaticiens de s’organiser sur leur lieu de travail : au long du mouvement, il y eut peu de représailles contre les informaticiens du secteur privé. De plus, ces personnes pouvaient se servir de l’infrastructure mise à disposition par leurs entreprises à des buts de divertissement pour tenir des réunions d’organisation.

En tout et pour tout, le secteur informatique n’a eu que peu voier aucun poids politique. Il est vrai que des informaticiens participaient individuellement au mouvement, mais ce secteur ne s’est jamais organisé, alors même que les personnes en son sein ont des connaissances et des possibilités qui auraient été utiles.

Certaines petites entreprises privées ont organisé des grèves symboliques d’une journée en soutien aux autres grévistes, mais ces actions n’avaient aucun caractère de masse, et aucun poids médiatique.

A l’heure actuelle (juin 2021) plusieurs centaines de personnes sont toujours en grève, mais nous pouvons dire que le mouvement de grève a échoué sans réussir à s’organiser massivement. La situation actuelle résulte de la stratégie victorieuse de l’État, visant à détruire les organisations indépendantes de travailleur et les syndicats, mise en œuvre depuis les années 1990. L’attitude de l’État bélarusse envers ces organisations est similaire à celle de l’Union soviétique. Le rôle de la Fédération des syndicats bélarusses est important, diffusant une image de profonde inutilité des syndicats. Cette organisation sert surtout à prendre l’argent des salariés en échange de tickets pour participer à des événements organisés par l’État.

Des ouvriers interpellent leur patron sur les violences policières.

Les ouvriers de l’usine Belshia quittent leurs postes en masse, en protestation contre la dictature.

Le désintérêt de l’opposition libérale envers le mouvement ouvrier aide surtout à tenir à distance les travailleurs lambda de toute revendication de liberté et de toute volonté de renverser la dictature. Les anarchiste, de leur côté, ne sont pas en nombre suffisant ni n’ont les ressources organisationnelles pour influencer les travailleurs de façon significative. De plus, leur programme politique spécifique ne donne aucun rôle à ces derniers.

Mais pour autant, pour la première fois depuis une vingtaine d’années, les ouvriers bélarusses ont montré une volonté politique et se sont opposés à la violence de l’État et à la dictature. L’extinction relativement rapide du mouvement de protestation au sein des usines est principalement due à la répression sévère. Un élan de solidarité plus conséquent ou des structures plus solides n’ont pas pu s’enraciner, à cause des pressions de l’État à la fois sur les travailleurs et sur le reste du mouvement.

Ancienne opposition, nouvelle opposition…

Tout d’abord, définissons ce qu’est l’ « ancienne » opposition. Cela fait référence aux groupes libéraux, plutôt de droite, opposés à Loukashenko, en incluant les partis légalement enregistrés, les organisations politiques et les individus politiciens qui furent actifs de longues années. Des exemples classiques sont le Parti des citoyens unis, le Front populaire bélarusse, la Démocratie chrétienne bélarusse, et Bélarus européen. Statkevich, Severinets, Vechorka, et même Pazniak peuvent être comptés parmi les anciens politiciens, cependant toujours actifs. L’ancienne opposition n’est pas homogène, nous nous focaliserons donc sur des politiciens ou organisations spécifiques.

La nouvelle opposition fait référence à des organisations politiques, groupes et politiciens qui sont apparus dans l’arène publique ces dernières années. Cela inclut des personnes qui n’étaient pas dans l’opposition active avant les dernières élections. Les exemples les plus significatifs sont Tikhanovskaya/Tikhanovsky ou Babariko. Ces politiciens et organisations de la nouvelle opposition ont des opinions politiques et stratégies de lutte différentes les unes des autres.

Loukashenko, au cours de son règne, a principalement géré l’opposition en la réprimant. Entre 2010 et 2020, la plupart des partis libéraux et nationalistes furent défaits. Les organisations de jeunesse cessèrent d’exister. Et même si dès 2015 Loukashenko devint proche partenaire de l’Union européenne sur divers processus économiques et politiques, cela n’aida pas à raviver l’opposition libérale du pays. De manière générale, l’Union européenne et les États-Unis fermaient les yeux sur la répression de la société civile, jusqu’à 2020. La répression du mouvement d’opposition à la loi sur le « parasitisme » en 2017 [10], mais les politiques occidentaux ne prirent aucune initiative contre cet état de fait.

Dans cette atmosphère, seuls quelques politiciens de l’ancienne opposition ont continué à exercer une pression systématique. Nous parlons en premier lieu de Statkevitch et Severinets, qui lancèrent le mouvement contre la loi sur le « parasitisme » en 2017. Leurs visions politiques ont déjà beaucoup été documentées. La plupart des autres politiciens furent relégués en arrière plan. Après la révolte de Maidan en 2015 en Ukraine, une partie de la vieille opposition décida qu’il valait mieux garder Loukashenko et une indépendance relative, plutôt que se rebeller et risquer une invasion russe. Les appels de Pozniak à ne pas manifester le 9 août sont un exemple de cette position. Pour certaines personnes, conserver une indépendance est plus important que renverser la dictature.

A l’exception de quelques politiciens, l’ancienne opposition ne fait pas vraiment vibrer le peuple bélarusse. Ces personnes se sont battues des années contre Loukashenko, mais sans prendre beaucoup de risques réels pour la plupart. Les liens de l’opposition libérale et nationaliste avec diverses organisations occidentales sont souvent désapprouvés par la société bélarusse. Leur dépendance envers des fonds occidentaux a longtemps nourri la légende selon laquelle cette opposition bénéficie à Loukashenko, les deux s’équilibrant.

Mais il serait faux de dire que tous les politiques et toutes les organisations de l’ancienne opposition ne se positionnent pas clairement contre la dictature. Au minimum, des politiciens comme Statkevitch sont encore là. Mais ce serait faire preuve d’aveuglement de nier la confortable position de beaucoup d’opposants libéraux sous la dictature. Comme toujours, la vérité est plus nuancée. Il y a des personnes comme Olga Karach, qui vivent de bourses et ne souhaitent pas vraiment de transformations radicales au sein du pays, car l’argent n’arriverait plus aussi profusément. Et il y en a comme Viniarski, prêts à participer aux manifestations contre la dictature au risque de perdre leur liberté.

A l’approche de la campagne présidentielle de 2020, l’ancienne opposition était très affaiblie. La coopération politique entre l’UE et Loukashenko minait les rapports de forces au sein du pays. Les réformes économiques libérales et néolibérales avaient largement répondu aux demandes de certains partis libéraux-conservateurs, mais n’avaient en rien augmenté les libertés au sein de la société bélarusse. Statkevitch, qui a le plus de poids dans l’opposition active, ne fut pas autorisé à se présenter aux élections, même s’il participa à la première semaine de campagne aux côtés de la nouvelle opposition.

L’affaiblissement de l’ancienne opposition avait créé un vide politique dans le pays. Ce n’était qu’une question de temps avant que d’autres groupes et organisations n’occupent ce vide. Les élections de 2020 jouèrent le rôle de plateforme pour ces nouvelles forces.

Le blogueur Tikhanovsky, qui avait travaillé plusieurs années en province, devint une des figures politiques de la nouvelle opposition. Malgré ses liens avec l’ancienne opposition, il amenait une impression de fraîcheur. Le format de son projet de média donnait la parole à beaucoup de Bélarusses auxquels l’ancienne opposition ne prêtait pas attention : les travailleurs de province qui subissaient au quotidien les effets de la dictature. Sans surprise, Tikhanovsky fut beaucoup soutenu par la population. De différentes manières, la lutte entre Loukashenko et le blogueur donna à ce dernier la réputation d’un politicien libéral convaincu et prêt à se battre contre la dictature.

Les arrestations de Tikhanovsky, Statkevitch et beaucoup d’autres politiciens laissèrent la place à un nouveau politicien « modéré » issu de l’élite bélarusse : Viktar Babariko. Banquier de son état, il a déjà gagné assez d’argent pour ne pas sembler vouloir en voler davantage au peuple bélarusse, et est devenu le nouveau symbole du mouvement d’opposition. Beaucoup de Bélarusses issus de la classe moyenne se sont rassemblés autour de son Q.G.. Babariko est l’exemple même du capitaliste ayant réussi, dont la fortune accumulée au fil des années ne serait soit-disant que le fruit de son propre mérite et dur labeur. Cette histoire plaît à celles et ceux coincés à stagner dans un Bélarus soviétique.

Par beaucoup d’aspects, Babariko est un bon exemple de l’élite créée sous Loukashenko, élite qui existe malgré le soit-disant état socialiste. Les millions accumulés par Babariko ne sont pas le résultat de son propre travail, ils proviennent de la spéculation financière et de sa bonne volonté à servir la dictature. Mais une bonne partie des Bélarusses se fichent des compromis qui ont permis son enrichissement personnel. C’est pourquoi pendant la campagne, il devint le nouveau leader politique de l’opposition après Tikhanovsky. Des centaines de jeunes, croyant à un avenir brillant sous ses ordres, ont rejoint sa campagne. Peu s’intéressèrent au fait que Babariko était président du conseil d’administration de Belgazprombank, directement affiliée au Gazprom de Poutine. Beaucoup de commentateurs voyaient Babariko comme le candidat pro-russe idéal pour remplacer Loukashenko.

La popularité assez importante de Babariko poussa Loukashenko à mener une nouvelle vague de répression et à enfermer quasiment tous les candidats de l’opposition. A ce point de l’histoire, le dictateur ne pensait pas que Tikhanovskaya pouvait représenter la moindre menace. Et pourtant, tous les politiciens emprisonnés s’unirent autour de la campagne de Tikhanovskaya, qui devint la candidate que l’ancienne opposition n’avait jamais réussi à créer lors des élections précédentes.

La misogynie du dictateur et de son régime les a poussés à sous-estimer Tikhanovskaya, lui laissant suffisamment de marge de manœuvre avant l’échéance du 9 août pour mobiliser ses soutiens, non seulement à Minsk, mais dans beaucoup d’autres régions. C’est aussi « grâce » à ce sexisme qu’on ne l’empêcha pas d’enregistrer sa candidature à l’élection présidentielle.

La campagne de Tikhanovskaya n’incluait pas de programme politique détaillé : elle ne demandait que la libération des prisonniers politiques et de nouvelles élections sans Loukashenko. Un message aussi simple bénéficia d’une large popularité auprès de la population. Le 9 août ne fut donc pas vraiment une élection présidentielle, mais un genre de référendum : votez Loukashenko pour soutenir la continuité du régime, ou votez Tikhanovskaya pour en finir avec le dictateur moustachu.

La nouvelle opposition pouvait compter sur d’influents blogueurs et listes de diffusion sur Telegram pour rameuter du monde autour de Tikhanovskaya, et maintenir d’importants canaux d’information sur les réseaux sociaux. Dans la rue, beaucoup de meetings politiques étaient organisés sans la présence de la candidate [11].

C’était grâce à la focalisation sur les régions provinciales qu’il fut possible de mobiliser une si grosse quantité de soutien. La vie politique ne se limitait plus à la capitale et se diffusait dans de petites villes, où la fatigue envers Loukashenko atteignait des niveaux plus élevés que dans une Minsk relativement prospère.

De nouveaux visages, un message simple, et un gros travail de terrain furent les clés du succès électoral de cette nouvelle opposition libérale. Les problèmes et autres glissements apparurent immédiatement après les élections, quand se diffusa l’illusion que Loukashenko était sur le point de jeter l’éponge. Tikhanovskaya en exil, les politiciens libéraux qui restaient devaient trouver de nouvelles personnes pour faire office de porte-parole.

La prédiction de la chute de Loukashenko par les commentateurs libéraux fut accueillie avec enthousiasme. Il ne restait qu’à tirer avantage de la situation pour marquer des points en vue du prochain cycle électoral. Malheureusement, comme déjà évoqué, cette analyse de la situation était incorrecte. Les tentatives pour créer de nouveaux partis et organisations politiques afin d’imposer des programmes spécifiques n’ajouta qu’à la confusion des protestataires dans la rue. Et alors que les chaînes d’information parlaient avec excitation de la naissance d’un conseil de coordination (C.C.), beaucoup se posaient des questions sur le rôle de ce conseil, et voyaient ses tentatives pour s’imposer comme une nouvelle avant-garde d’un œil sceptique. L’annonce de la création d’un nouveau parti politique par Maria Kolesnikova, membre du conseil, provoqua encore plus de remous et de grogne dans l’arène des ambitions d’une partie de la nouvelle opposition.

De plus, les manifestations des 9, 10 et 11 août mirent beaucoup de propagandistes et politiciens du régime face à un choix : coulez avec le navire, ou rejoignez l’opposition. Pavel Latushko, ancien diplomate du régime et chef du théâtre Kupalov au début de la révolte, fut de ceux qui changèrent de bord. Latushko rejoint le C.C. avec l’ambition claire d’une carrière politique d’envergure dans un Bélarus libéré.

En plus de ces politiciens, certains flics quittèrent eux aussi le navire. Arriva le moment où ils créèrent leur propre organisation, bypol, avec une longue liste de revendications. Récemment, un ancien chef de la police politique, maintenant porte-parole de bypol, déclarait que des postes élevés au sein du nouveau gouvernement bélarusse seraient mis à disposition des membres de l’organisation. Latushko et bypol développent actuellement un programme de réforme pour le ministère de l’Intérieur, avec des objectifs plutôt modestes pour nettoyer l’appareil répressif actuel.

Plus le temps passe depuis les élections présidentielles, plus la nouvelle opposition ressemble à l’ancienne. Les scissions sont constantes, comme les tentatives de partage des zones d’influence, et de nouvelles organisations politiques sont créées vraisemblablement pour dépenser de l’argent, entre autres choses. La sincérité de ces politiciens et organisations est largement mise en question par les militants de rue. Même si Tikhanovskaya reste une figure unificatrice pour beaucoup, et malgré le fait que beaucoup de représentants de l’ancienne opposition se soient rassemblés autour d’elle, son influence sur les dynamiques de la nouvelle opposition ne fait que diminuer.

Les nouveaux groupes et organisations libéraux ont répété beaucoup des erreurs de leurs prédécesseurs. Leur profond espoir envers le soutien occidental n’a fait qu’aggraver leur baisse de légitimité auprès de la population. Aujourd’hui, beaucoup sont conscients que le changement ne peut venir que de l’intérieur, quelles que soient les sanctions promises par les puissances étrangères. Seul le peuple bélarusse peut renverser Loukashenko, pas les sanctions occidentales.

Mais le régime joua aussi un rôle important dans la destruction de l’influence politique de la nouvelle opposition. Avec le soutien de la Russie, des ragots et autres faits sortis de leur contexte sont constamment diffusés en ligne pour discréditer certains politiques. Le manque de transparence de la part des libéraux a créé un environnement favorable à la dissémination de rumeurs mauvaises pour leur image publique. De plus, le régime soutient activement les politiciens de l’opposition qui œuvrent à saper l’autorité des leaders libéraux. Olga Karach et Igor Makar ont joué ce rôle-là, et sont devenus célèbres principalement grâce à la retransmission régulière de leurs idées par diverses fermes à troll et officines de diffusion de propagande en Russie et Bélarus.

Aujourd’hui, l’opposition libérale est extrêmement affaiblie. Même si des centaines de milliers de personnes sont abonnées aux fils d’informations de Tikhanovskaya et d’autres blogueurs et politiciens de l’opposition, leur capacité à mobiliser est extrêmement basse. L’échec de leurs appels à manifester à la fin de l’hiver et au printemps en sont des preuves.

Les anarchistes au sein du mouvement

Le mouvement anarchiste approcha la campagne électorale sans enthousiasme. Les tentatives de création d’une plate-forme commune mobilisant différents groupes échoua dès mai 2020. Une partie des anarchistes ne pensaient pas que ces élections ouvriraient une possibilité de renversement du dictateur. D’autres ne pouvaient pas rejoindre un effort commun par manque de temps, à cause de problèmes liés au coronavirus, ou d’autres raisons personnelles. De manière générale, le mouvement anarchiste dans sa grande majorité ne se doutait pas de ce qui arriverait en août.

Malgré l’échec de cette tentative de position commune, des anarchistes participèrent au processus politique autour des élections. Le collectif Pramen et le blogueur Nikolai Dedok s’activaient sur les réseaux sociaux. En juillet, ce dernier appela à un boycott du spectacle électoral et à une manifestation le 9 août. Dedok fut actif tout au long de la campagne, couvrant les avancées du mouvement et les programmes des candidats. Des groupes affinitaires se mirent à l’œuvre dans la rue : à Minsk et dans d’autres villes, ils diffusèrent des flyers et collèrent des autocollants appelant au boycott.

Un groupe de Baranavichy, qui participait activement à l’organisation de rassemblements dans leur ville, mérite une attention particulière. Ce groupe fournissait le matériel nécessaire aux rassemblements, et faisait en sorte que le micro soit ouvert à tous les manifestants. Un-e des anarchistes connu-e publiquement dans cette ville prenait régulièrement la parole pour mettre en avant les idées anarchistes, et encourageait les gens à s’exprimer non seulement contre Loukashenko, mais contre l’autoritarisme en général.

Avant l’élection, les médias d’information anarchistes n’avaient que peu de visibilité, à l’exception du blog de Nikolai Dedok. Après l’élection, la donne changea radicalement. La participation des anarchistes dans la contestation mena beaucoup de Bélarusses à s’intéresser à leurs idées. Un petit média pouvait dépasser en influence beaucoup de grosses plateformes médiatiques lorsqu’il s’agissait d’informer sur le mouvement et les manifestations. Mais malgré l’expansion de l’influence de leurs médias, les anarchistes ne réussirent pas à influencer le format des actions à venir. Nous fumes exclus des groupes libéraux de préparation des actions dominicales, malgré de nombreuses tentatives pour rejoindre ce club très fermé. La plupart des anarchistes avaient aussi conscience que s’ils s’aventuraient à lancer leur propres initiatives, ils feraient face à une répression bien plus féroce que celle à laquelle se confrontaient les manifestations pacifiques chaque dimanche.

Après les élections, les anarchistes réussirent à résister non seulement à Minsk, mais aussi dans d’autres villes du pays. Des groupes affinitaires organisés prenaient part aux combats contre la police et les troupes de l’intérieur, et à l’édification de barricades dans diverses rues de Minsk. Mais quand la stratégie du mouvement changea et que le nombre de participants augmenta, les anarchistes furent noyés dans la masse des manifestants pacifiques.

Les premiers jours après les combats, puis pendant la première manifestation dominicale, une partie des anarchistes avaient plus peur d’une réaction négative des autres manifestants à leur encontre que des violences policières. Des groupes pacifiques organisés faisaient circuler des vidéos et images de supposés « agents provocateurs », qui mirent à l’écart des manifestations beaucoup de manifestants des premiers jours.

Il fallut plusieurs semaines pour surmonter la peur d’un conflit au sein du mouvement, un délai qui peut être considéré comme une occasion ratée pour mettre en avant des idées et pratiques anarchistes. Certains groupes affinitaires menèrent des actions d’agitation les dimanches et participèrent à de petits rassemblements en semaine. La répression montant en puissance, les anarchistes furent de nouveaux les bienvenus aux rassemblements, leur culture de l’anti-répression devenant tendance. Mais à ce point de l’histoire, la répression était déjà tombée sur beaucoup d’activistes.

Dans une tentative de consolidation des revendications du mouvement, des anarchistes essayèrent de mettre en avant les objectifs suivants : 1) Retrait de Loukashenko et du parlement ; 2) Libération de tous les prisonniers politiques et abandon des charges contre les manifestants ; 3) Dissolution de la police antiémeute et des autres corps responsables de violences policières ; 4) Démocratie directe ; 5) Réembauche de tous les travailleurs licenciés.

Dans l’ensemble, le mouvement anarchiste n’a pas réussi à se consolider pour devenir une force effective au sein du mouvement. Pendant de nombreux mois, des groupes d’anarchistes continuèrent individuellement à participer aux manifestations, mais le soit-disant black bloc n’a jamais rassemblé plus de trente personnes. Nous considérons plusieurs raisons à cela :

  • Les mesures répressives de l’État en 2017 contre le mouvement anarchiste ont eu un impact sur la volonté de participer aux manifestations libérales. Lors du mouvement contre la loi sur le « parasitisme », une cinquantaine d’anarchistes avaient été incarcérés. Une partie de nos camarades ne se sont jamais remis de cette vague de répression.
  • Le manque de coopération sur le long terme : certains groupes affinitaires n’ont jamais œuvré ensemble. Certains de ces groupes n’avaient même jamais participé à des actions conjointes. Ce type de groupe est valable pour une courte période, mais il peut être dur de rester ensemble sur un temps plus long, sous pression constante de l’extérieur. Beaucoup des anarchistes qui prirent part aux manifestations du 9 au 11 août ne faisaient partie d’aucun collectif organisé, et ne participaient à quasiment aucune stratégie coordonnée.
  • La répression contre les manifestations : beaucoup de personnes ne voulaient pas être inculpées ou mises sur la touche pour avoir participé à des manifestations pacifiques. La stratégie du KGB et du GUBOPIK [12] (la section policière soit-disant dirigée contre le crime organisé) était incompréhensible pour beaucoup, la répression des activistes arrivant avec plusieurs semaines de délai.
  • Le mouvement anarchiste était profondément divisé à cause de conflits non réglés. Cela s’est mis en travers d’une coopération potentielle entre certains collectifs.
  • Les personnes impliquées dans la culture punk se sont en majorité gardées de participer aux manifestations au côté des anarchistes, encore une fois par peur de la répression.
  • Beaucoup d’anarchistes plus âgés sont restés à distance de nos initiatives sans explication. Un certain nombre ont participé aux manifestations pacifiques de manière individuelle, ou en petits groupes d’amis.

Ce ne sont que quelques-uns des facteurs auxquels nous pensons qui ont contribué au peu de mobilisation dans le bloc anarchiste.

Les supporters de clubs de football antiracistes ont refusé de coopérer avec les anarchistes à cause des menaces de représailles de la part du GUBOPIK et du KGB contre nous. Résultat, eux aussi participèrent aux manifestations séparément et en petits groupes.

Parmi les anarchistes, un groupe partisan constitué de militants expérimentés émergea. Alinevich et Dubovsky traversèrent la frontière avec l’Ukraine illégalement, retrouvèrent Romanov et Rezanovich et continuèrent la lutte contre le régime plusieurs semaines, revendiquant plusieurs attentats incendiaires. Ce groupe fut arrêté lors de sa tentative de fuite en Ukraine, mais sa simple existence fut importante pour maintenir l’image de la détermination des anarchistes contre le régime. Même pour beaucoup de libéraux, les partisans anarchistes furent un exemple important de résistance organisée.

La répression contre les anarchistes avait commencé avant même les élections. Beaucoup d’anarchistes connus avaient été poussés à la clandestinité. Par exemple, Nikolai Dedok fut clandestin de juillet à novembre, puis fut arrêté lors d’une opération spéciale du GUBOPIK.

Groupe de partisan anarchistes, de gauche à droite : Dzmitriy Rezanovich, Dzmitriy Dubovskiy, Ihar Alinevich, Siarhei Ramanau.

Des anarchistes lors d’une manifestation. Sur la banderole : « La solidarité est notre arme ».

Il faut aussi souligner que le retour à la vie normale fut assez rapide au sein du mouvement anarchiste. Une semaine après les élections, plus de 40 % des personnes constituant le mouvement étaient retournées à leur travail et à leur vie quotidienne. Leur implication politique chuta de façon significative lors de la désescalade du conflit. Beaucoup d’anarchistes ont cru à la fable libérale de la victoire sur le régime. A cette lumière, le manque d’enthousiasme dans la construction de barricades se comprend : beaucoup croyaient que même sans la participation des anarchistes, Loukashenko tomberait.

Encore une fois, ce fut une erreur qui coûta aux anarchistes la quasi totalité de leur mouvement : aujourd’hui, au moins dix anarchistes et cinq antifascistes sont derrière les barreaux. Beaucoup se sont exilés, en quête d’un endroit plus sûr où continuer une activité politique. Des camarades furent torturés et tabassés. De façon générale, le mouvement anarchiste bélarusse a été brisé par la répression. Quelques groupes survivent dans le pays et continuent à s’organiser face à la dictature, mais le niveau de pression mise en œuvre par l’État à leur encontre ne leur permet pas la moindre initiative d’agitation. Les noms des anarchistes sont connus et dans le cas d’actions, les interpellations suivent très rapidement.

Les structures de solidarité anarchistes continuent à opérer : l’ABC bélarusse soutient les prisonniers, les activistes victimes de la répression et leurs familles.

Aujourd’hui, les anarchistes qui restent luttent pour leur survie face à la répression plutôt que contre le régime. Les perspectives ne sont pas claires ; il est difficile d’imaginer le mouvement anarchiste poursuivre ses activités dans l’environnement actuel. L’importante surveillance de la part du GUBOPIK et du KGB complique tout contact avec des personnes extérieures, qui craignent en retour la répression due à leurs liens avec les anarchistes. Et même si des sites d’information comme Pramen continuent à lever l’intérêt d’une partie de la société bélarusse, cet intérêt décroît.

Loukashenko, Poutine et l’Union européenne

Les relations entre les deux dictateurs ont toujours été compliquées. Dès la levée des sanctions en 2015 [13], Loukashenko s’est graduellement éloigné de Poutine. Ses discours se référaient de plus en plus à un Bélarus indépendante. De fait, Poutine déteste Loukashenko et sait bien qu’il a affaire à un expert du jeu politique bélarusse. Le soutien politique et l’intégration économique des Bélarusses de la part de la Russie ont un coût. Loukashenko essaie de résister à cette dynamique, car il sait que l’intégration résultera tôt ou tard en une perte de son pouvoir.

Le réchauffement des relations avec l’Union européenne a donné à Loukashenko une opportunité pour poser des limites à l’influence politique de Poutine. Des emprunts auprès de « partenaires » occidentaux et autres contrats avec de grosses corporations auraient éventuellement réduit la dépendance du régime envers la Russie. Il était également avantageux que l’UE arrête de faire pression sur la vie politique bélarusse. Pour beaucoup de politiciens européens, la stabilité de l’autoritarisme de Loukashenko est plus attractive que les risques d’un scénario à l’ukrainienne, avec un mouvement anti-étatique et une invasion consécutive de la part de Poutine.

Jusqu’à août 2020, Loukashenko usait d’une rhétorique agressive contre la Russie. Le scandale du groupe Russe Wagner [14], qui « tenta » d’organiser un coup d’état militaire ay Bélarus, montre le désir de Loukashenko de rejeter toute instabilité politique interne sur les épaules de Poutine, rôle précédemment alloué à l’UE et aux États-Unis. Les élections approchant, le dictateur espérait que la révolte serait brève, et qu’il pourrait vite revenir aux négociations avec les politiciens européens.

L’explosion de la révolte du 9 au 11 août et la résistance active de la population altéra dramatiquement la balance des pouvoirs. L’occident libéral ne put tolérer une telle impunité du régime, car cela aurait eu un effet négatif sur sa réputation auprès de ses propres populations. Mais malgré les meurtres de manifestants au cours des premières semaines, les réactions occidentales restèrent mesurées. Il fallut du temps pour que les rapports de torture, de viols et de meurtres poussent les élites politiques à prendre position en soutien aux manifestants et contre Loukashenko. Pour les politiciens européens, cela signifiait la fin de la coopération entre l’UE et Loukashenko, et le risque d’un nouveau rapprochement de ce dernier avec la Russie. Poutine réagit lui aussi froidement aux premières semaines de révolte. Personne ne savait qui en sortirait gagnant, et en cas de chute de la dictature, un soutien préalable envers Loukashenko aurait entraîné une flambée de sentiment anti-russe au sein de la société bélarusse.

Même si Poutine avait tiré de la guerre au Donbass [15] une hausse de popularité temporaire, sur le long terme ce fut une opération ratée qui lui coûta cher politiquement. De même, si les opérations russes en Syrie sont importantes géopolitiquement, Assad reste un partenaire extrêmement instable. Dans ce contexte, une attaque russe contre le Bélarus aurait été une énorme perte supplémentaire de capital politique.

Quand il fut plus ou moins clair pour les analystes russes que Loukashenko reprenait le contrôle de la situation, les deux dictateurs prirent rendez-vous. L’argent commença à circuler, principalement pour payer les dettes du régime.

Actuellement, la balance des pouvoirs a radicalement changé pour Loukashenko. Si en 2019 il avait les moyens de naviguer entre la Russie et l’Occident, maintenant il ne lui reste plus que Poutine. L’attitude méprisante de l’empereur russe envers le roi de la patate bélarusse [16] reste superficielle. Beaucoup d’analystes soulignent que le but de la Russie est de poursuivre ses efforts pour ré-intégrer le Bélarus [17]. La nouvelle constitution pourrait devenir la base de ce processus.

Il est difficile de prédire comment vont évoluer les relations entre Poutine et Loukashenko, la plupart des accords étant fait en secret. Si Loukashenko n’a pas encore dit quel était le prix du soutien que lui donne Vladimir Vladimirovich, tout le monde sait que les pastèques et les patates de son jardin ne suffiront pas à le payer.

Le régime technocratique de Loukashenko

Beaucoup croient que le régime bélarusse, mené par un ancien chef de kolkhoze, n’est constitué que d’ex-fonctionnaires soviétiques dont la principale compétence est d’envoyer leur police armée de bâtons pour faire taire et disparaître leurs opposants.

Des manifestants face à la police à Brest, le premier soir après l’élection.

La police bélarusse a acheté à la Russie les boucliers antiémeute noirs, équipés d’un dispositif à électrochoc.

Cette image est erronée : aujourd’hui, le Bélarus est un pays doté d’une technologie relativement avancée. Beaucoup d’entreprises d’informatique privées bélarusses fournissent des services à d’importantes firmes occidentales, dont Microsoft, Google et bien d’autres. Au sein de l’appareil d’État, les personnes qui travaillent au Centre d’Opération et d’Analyse touchent un peu plus leur bille en informatique que Loukashenko.

La police bélarusse se déplace régulièrement aux salons sur le maintien de l’ordre organisés par des entreprises privées, pour acquérir du matériel de surveillance et de répression de la population. Par exemple, la Hacking Team [18] a noté dans des documents de 2015 que des « clients » bélarusses s’intéressaient aux services de hacking qu’ils proposent aux États. Cela montre que quand l’État bélarusse n’a pas la technologie suffisante pour réprimer ses citoyens, des acteurs privés peuvent mettre leur aide à disposition.

Le régime de Loukashenko s’était préparé à la révolte de 2020 en achetant des canons à eau canadiens, du gaz lacrymogène tchèque, des boucliers antiémeute à électrochoc, et bien d’autres technologies de pointe pour le contrôle des populations.

Le régime a coopéré pendant des années avec l’entreprise privée bélarusse Synesis, qui développe une technologie de reconnaissance faciale ; quelques jours à peine après le début de la révolte, nous savions que la police utilisait des systèmes de reconnaissance faciale automatique pour identifier les manifestants et les localiser. Des documents de Synesis furent utilisés comme pièces à conviction lors de certains procès de manifestants. Leurs photos et profils, directement tirés du programme, étaient inclus à leur dossier.

Des équipements de la firme américaine Sandvine Inc. ont été utilisés pour restreindre l’accès à internet. Le matériel israélien Celebrite a servi pour extraire des informations de téléphones portables. Des experts chinois sont venus aider le régime bélarus à surveiller et censurer les activités en ligne. Le régime a régulièrement cloné des cartes SIM pour hacker des comptes Telegram. Le bug de dés-anonymisation de Telegram lui a permis de faire des listes des personnes participantes à certaines discussions, et de faire le lien entre des messages spécifiques et des personnes physiques afin de les inculper. Les analystes du GUBOPIK et du KGB arrivaient à lier des vidéos en ligne à des adresses IP individuelles, ce qui ultimement permettait le traçage des activistes.

Pour la première fois, la société bélarusse dut faire face à un ennemi malin, intelligent – nous ne parlons pas de Loukashenko et de ses fils. Beaucoup de gens ont choisi de servir le régime en échange de leur confort personnel. Ce n’est pas leur amour idéologique pour Loukashenko qui motive ces gens-là, mais l’argent. A ce prix, ils sont prêts à mener n’importe quelle tâches techniques à bien, quelles qu’en soient les implications morales.

Nous savons que beaucoup de technologies occidentales sont très rapidement disponibles aux dictateurs. Des technologies telles que la reconnaissance faciale ont joué un rôle énorme dans les récentes répressions de mouvements démocratiques par des dictatures. La croissance du marché de la surveillance et du contrôle social ne rendra que plus difficile toute tentative de libération.

Non-violence et inaction

Avant juin 2020, les mouvements de contestation en Bélarus étaient très majoritairement non-violents. A l’exception des anarchistes, personne n’appelait à résister violemment contre la répression. Cette situation évolua rapidement au cours de l’été. Les premières échauffourées avec les flics eurent lieu dans de petites villes, où la foule résista aux tentatives d’arrestations. Ces actions spontanées furent très efficaces : le régime n’a pas l’habitude de voir son peuple actif. Les premières semaines, les actes de résistance laissèrent la police perplexe.

Une manifestante avec un panneau « Fiers d’être anarchistes, en solidarité avec les anarchistes emprisonnés ».

L’attaque en juillet contre la police antiémeute à Minsk fut un tournant pour beaucoup de manifestants : les unités de police prétendument invincibles ne tenaient pas le choc face à une vraie situation conflictuelle. Pendant des générations, la police antiémeute bélarus se présentait comme une unité guerrière capable de faire face à toute situation. Mais leur entraînement régulier de jeunes loukashistes ne suffit pas à maîtriser la révolte populaire. La fuite des policiers antiémeute fit basculer le rapport de force dans la rue, les bélarus se rendant compte qu’ils pouvaient se battre avec succès contre l’attirail répressif.

Après ces clashs, il y eu beaucoup de petits rassemblements et manifestations. Beaucoup de groupes et de citoyens ordinaires se préparaient au grand événement, prévu pour le jour de l’élection. Si certains espéraient une résolution pacifique du conflit, ce jour-là, pour la plupart, les manifestants se défendirent contre la police partout dans le pays. Dans certains endroits, la population arriva à se libérer de la dictature pour une nuit. A Minsk et dans d’autres grandes villes, les flics réussirent à vider les rues avant l’aube, mais ne purent mettre un terme au mouvement. La nuit suivante, les manifestations démontrèrent l’efficacité d’une résistance active et décentralisée.

La sape de l’autorité du ministre de l’intérieur continuait et se diffusait.

Dans un effort désespéré pour empêcher les manifestations d’avoir lieues, la police se mit à arrêter quiconque ressemblait à un manifestant. De jour, des flics en fourgons, bus et ambulances mettaient la pression. Les arrestations aléatoires eurent pour conséquence d’augmenter le nombre de personnes affectées par la répression policière. Par exemple, cette tactique mena à la détention de beaucoup de travailleurs de nuits qui rentraient chez eux. En retour, la contestation monta dans les usines. Ce fut un catalyseur du mouvement de grève.

Pour certains manifestants libéraux, le niveau de confrontation était trop élevé. La violence des autorités mena au décès de plusieurs personnes, en blessa des centaines, et en à peine quelques jours des milliers furent torturés dans les cellules des commissariats ainsi qu’en détention préventive. Pour une population relativement pacifique, ces méthodes surprirent.

En réponse à la violence, les manifestations pacifiques commencèrent dès le quatrième jour après les élections. Des centaines de personnes, principalement des femmes habillées de blanc avec des fleurs rouges, se rassemblaient dans le centre-ville de Minsk pour demander l’arrêt des brutalités policières, la relaxe de tous les prisonniers et le droit de se rassembler. Les autorités ne les réprimèrent pas au premier abord.

Beaucoup de médias d’information libéraux promouvaient le pacifisme. A ce point du mouvement, la revendication principale des manifestations était d’en finir avec la violence. Le premier Dimanche après les élections, des centaines de milliers de personnes prirent la rue dans les villes du pays. Ce fut du jamais vu en Bélarus. Ce jour là, la dictature semblait défaite. Nous croyions pouvoir enfin respirer.

La frange libérale du mouvement interpréta ce jour comme le début de la fin pour Loukashenko. Après une telle journée de manifestation, le dictateur devait partir. Mais le manque d’objectifs était un problème insolvable. Dans certains cas, il fut possible de forcer la relaxe des prisonniers en marchant sur les lieux de détention. A Minsk, une telle tentative rassemblant plusieurs milliers de personnes se termina en conflit avec des membres de comités de soutien aux prisonniers [19], qui formèrent un cordon supplémentaire à celui des flics face aux manifestants. La raison était un accord existant entre ces personnes et l’administration pénitentiaire, accord qui, dit-on, aurait pu être annulé en cas de tentative de pression pour obtenir la relaxe des prisonniers. Même les manifestations arrêtaient souvent de prendre la forme d’actions protestataires pour n’être que des rassemblements de masses, sans autre finalité.

Des tentatives par le biais de canaux Telegram pour fixer des objectifs à des jours d’actions spécifiques ont largement échoué : peu de manifestants étaient prêts à l’action. Nous ne parlons même pas de se battre avec la police antiémeute, mais de formes non-violentes de résistance.

La non-violence devint vite un dogme, et les actions proactives, de quelque sorte qu’elles soient, étaient perçues comme des provocations. En peu de temps, le mouvement passa des combats avec la police à la passivité la plus totale. Beaucoup percevaient même les blocages de route avec des chaînes humaines comme des provocations. Et les scènes de milliers de manifestants attendant que le feu passe au vert pour traverser une route étaient interprétées comme un niveau élevé de la culture contestataire et d’ordre de la société bélarus.

Cette désescalade sans pression contre le régime lui laissa l’opportunité pour développer sa nouvelle stratégie répressive. Alors que les canaux médiatiques étaient dominés par le slogan « renverser la dictature : pas un sprint, mais un marathon », le calme relatif dans les rues de la capitale permit aux policiers d’appliquer la répression étape par étape que nous avons déjà décrite.

Les manifestants pacifiques ouvrirent les yeux trop tard, une fois le mouvement écrasé dans d’autres régions du pays. Les tentatives tardives d’action directe après des mois de marches dominicales ne donnèrent aucun résultat sérieux. Beaucoup des activistes qui étaient prêt à faire monter l’intensité du conflit étaient déjà en prison ou en exil. Les stratégies de résistance aux arrestations et d’attaque sur les policiers qui osaient s’approcher des manifestations continuèrent quelques semaines de plus, mais elles étaient purement défensives. Il n’y avait toujours pas d’objectifs offensifs concrets.

Il faut aussi se souvenir qu’en parallèle des grandes manifestations, il y eu des actes individuels de sabotage dans beaucoup de villes : blocages de rails, destruction d’équipement, et bien d’autres choses. Cependant, la masse critique pour que ce genre d’actes inflige de sérieux dommages au régime ne fut pas atteinte.

La priorité donnée aux manifestations pacifiques fit beaucoup de mal au mouvement. Même si ce fut la condition pour voir des centaines de milliers de personnes sortir dans la rue en opposition à Loukashenko, la division entre les radicaux et les non-violents joua le jeu de la dictature. La société bélarus fut le théâtre d’un conflit familier aux contestataires occidentaux, dans lequel les non-violents cherchèrent à exclure du mouvement les partisans de l’action directe, aidant au final les opposants à la contestation.

La non-violence comme revendication fut défendue dans la rue comme dans les médias. Beaucoup des personnes, qui sortirent des premiers jours de démonstrations radicales avec la revendication de mettre fin à la violence, voyaient dans la moindre action une potentielle provocation du régime, prétexte à une nouvelle vague de répression. Ce qui était contraire à la logique : le régime, affaiblit en Août 2020, ne cherchait en aucun cas à provoquer la population et à intensifier le conflit. Une telle stratégie ne pouvait que le déstabiliser et compliquer sa reprise en main de la situation. Quelques jours avaient suffit pour qu’il le comprenne.

Les anarchistes et autres groupes radicaux ne devraient pas craindre de déstabiliser le mouvement contestataire en cas de bagarre avec l’OMON et autres corps de police. Clairement, plus la résistance est active dans la rue, plus grandes sont les chances que le régime fasse des erreurs, voir même qu’il s’effondre. Des méthodes actives sont nécessaires, même si la majorité non-violente s’y oppose. Les franges libérales qualifieront ces actions de provocations, mais nous devons nous rappeler que notre objectif dans la contestation n’est pas de défendre les revendications libérales, mais de mettre à bas la dictature, même si nous considérons qu’il est important de coopérer avec des alliés libéraux.

Conclusions

Des mois de contestation ont détruit l’illusion libérale qu’une grande manifestation suffirait à tout changer. Sortir dans la rue sans objectifs n’inflige aucun dommage au régime. Seul une diversité des tactiques, allant des marches pacifiques à la lutte ouverte contre le régime et à la prise de lieux stratégiques, peut entraîner la chute de la dictature. Dans cet objectif, chaque maillon du mouvement doit rester solidaire des autres. Les attaques des franges non-violentes à l’encontre des supposés radicaux doivent s’arrêter, comme celles des contestataires plus actifs à l’encontre des manifestants pacifiques. Ce n’est qu’ensemble que nous arriverons à créer une force capable de détruire Loukashenko et ses alliés. Il faut admettre que des manifestations pacifiques peuvent aussi intégrer des formes actives de résistance, comme des blocages, des piquets et actions sur des points stratégiques précis, des grèves, et tant d’autres choses qui sapent le régime et lui mettent la pression. Les actions radicales ne doivent pas se limiter à la défense des manifestations et au caillassage des flics. Le pouvoir étatique est d’une structure beaucoup plus complexe que celle d’un cordon de policiers antiémeute. Des attaques contre cette structure peuvent se faire de multiples manières, et pas seulement au sein de grandes manifestations.

Nous ne devrions pas nous reposer sur les grands médias pour coordonner la contestation. Au début, les marches de femmes étaient organisées sans soutien majeur, puis leur format les rendit populaire auprès de milliers de manifestants. Les anarchistes et antifascistes devraient aussi s’organiser hors de leur petit cercle militant, sortir de leur zone de confort tout en mettant en œuvre des stratégies de contestation en accord avec nos principes, nos idéaux, et notre expérience des grandes manifestations.

Des anarchistes lors d’une petite manifestation de quartier. Ces dernières ne durent généralement que 10 à 15 minutes, afin d’éviter les arrestations.

Le soulèvement démontra l’efficacité d’un mouvement décentralisé. C’est grâce aux efforts d’organisation dans des régions diverses que nous fûmes à deux doigts de faire tomber la dictature. Il est beaucoup plus facile d’isoler et éteindre les manifestations traditionnelles, centrées sur la capitale, qu’une constellation de points de résistance traversant le pays. Nous devons continuer à chercher des alliés dans les villes de province, prêts non seulement à repousser les forces ennemies, mais aussi à prendre le pouvoir dans les villes et à libérer des régions de l’emprise du dictateur, par la guérilla ou la désobéissance civile.

L’efficacité de la décentralisation, et par la même son importance, a permis à beaucoup de bélarus d’être introduits à l’anarchisme comme mouvement organisé, avec des objectifs politiques, représentant une réelle alternative à la centralisation étatique. Même si les idées anticapitalistes restent étrangères à la société bélarus, la résistance au centralisme ainsi que les modèles de redistribution horizontale du pouvoir ont levé l’intérêt. Si Loukashenko tombe, nous ne nous faisons pas d’illusions sur nos chances de créer une république ou fédération anarchiste en Bélarus, mais l’influence des anarchistes dans les cercles libéraux et dans la société pourraient mener à une destruction rapide et importante du centralisme étatique.

Pendant des générations, beaucoup crurent au stéréotype du bélarus pacifique, capable de s’adapter à toute situation et d’accepter toute l’injustice du monde. La dictature a nourrit cette image, de même que de nombreux politiciens d’opposition, qui cherchaient à renverser « pacifiquement » la dictature. Des blagues sur la tolérance des bélarus étaient monnaie courante dans toute l’Europe de l’Est.

Mais ensemble, nous avons mis à bas ce stéréotype. Nous avons montré au monde entier que le peuple bélarus aspire à la liberté autant que les autres — et que nous sommes prêts à l’arracher. La révolte de 2020 brisa notre image de laquais soumis prêt à supporter les pires moqueries et humiliations. La montée en puissance sociale est un important facteur sur le chemin de notre libération. Non, nous n’avons pas réussi à renverser Loukashenko à l’été 2020, mais notre guerre contre la dictature n’est pas perdue pour autant. De long mois nous attendent, durant lesquels nous devons faire le bilan de nos forces et continuer à nous rebeller pour un Bélarus libre.

Laissons le pessimisme à des jours meilleurs, organisons-nous et préparons-nous à la prochaine tentative pour renverser Loukashenko. La dictature tombera, nous finirons par lui briser les jambes et nous libérer !

Un manifestant libéré de prison retrouve ses proches. En six mois de contestation, plus de 35 000 personnes furent condamnées à des peines de 10 à 25 jours de prison.

 

Notes

[1] Derniers mots de Roman Bondarenko sur le canal de discussion de son assemblée de quartier, avant son assassinat par la police.

[2] Les élections bélarusses sont parfois qualifiées de « réélections ». Ce n’est qu’un spectacle ; les votes ne sont pas comptés, et les résultats sont décidés en haut lieu.

[3] Dès juillet, de nombreux canaux Telegram et médias d’information commencèrent à utiliser le terme de « punisseurs » pour qualifier les employés du ministère de l’Intérieur, le KGB (la police secrète) et l’armée intérieure.

[4] L’« Armée intérieure » désigne une organisation semi-militaire dépendante du ministère de l’Intérieur, utilisée principalement pour la répression politique. Sauf pour les officiers, ces troupes sont constituées de conscrits.

[5] Dans les pays de l’ex-URSS, les subbotniks sont des jours de travail bénévole, issus des lendemains de la révolution d’Octobre.

[6] En vingt-sept ans de dictature, Loukashenko s’est régulièrement référé à une « décentralisation » du pouvoir, et a créé des institutions étatiques sensées redistribuer le pouvoir localement de manière populaire. En réalité, ces institutions sont des pièges qui absorbent les initiatives locales et détruisent leur influence sur la société. Ces institutions ont aussi été créées pour recevoir des fonds de l’Union européenne.

[7] Vitold Ashurak était depuis de nombreuses années un activiste de l’opposition libérale. Il est arrêté le 19 septembre 2020 à cause de sa participation à la contestation. En janvier 2021, il est condamné à cinq ans d’emprisonnement. Ashurak est assassiné en prison par le régime en mai 2021.

[8] Roman Bondarenko était un activiste impliqué dans une des premières assemblées de quartier de Minsk. Il fut assassiné par le régime dans un parc de son quartier, alors que les flics et les soutiens du régime arrachaient les drapeaux et détruisaient les décorations faites par les contestataires. Ses derniers mots sur le canal de discussion de son assemblée furent « Je sors. »

[9] OMON : unité de police antiémeute

[10] En 2017, Loukachenko adopta un décret « sur la prévention de la dépendance sociale » et introduit une redevance spéciale, surnommée taxe sur le « parasitisme », qu’une personne doit payer si elle n’a pas d’emploi permanent pendant six mois. Un fort mouvement social en découla. avait attiré l’attention de l’Union européenne sur la violation des droits civils au Bélarus.

[11] Tout les rassemblements politiques et manifestations sont interdits en Bélarus. Cependant, pendant les cycles électoraux, il est permis aux candidats de rencontrer leurs électeurs dans l’espace public sans accord explicite de l’État. L’équipe de Tikhanovskaya utilisa cette faille pour appeler à des dizaines de rassemblements politiques dans tout le pays sans qu’elle y soit présente.

[12] Depuis les élections, le GUBOPIK (« Département Principal de Lutte contre le Crime Organisé et la Corruption ») a focalisé ses efforts sur la répression politique. Cette organisme intègre une section spécialisée dans la lutte contre les « extrémismes ».

[13] En 2015, L’Union européenne accepta un rapprochement avec le régime bélarusse, qui obtint la levée des sanctions que l’UE lui infligeait pour atteinte aux droits du peuple bélarusse.

[14] Wagner est un groupe mercenaire russe sans existence légale, utilisé officieusement par la Russie pour des opérations dans lesquelles elle ne veut pas se mouiller officiellement. Des dizaines de mercenaires de Wagner furent arrêtés en juillet 2020 dans un hôtel bélarusse, et accusés de préparer des actes de sabotage dans le but de renverser Loukashenko. Plus tard ils furent relâchés sans aucune suite judiciaire. Beaucoup pensent que Loukashenko tentait d’instrumentaliser Wagner pour faire diversion lors du mouvement de contestation et pour obtenir de l’aide de l’Union européenne, ce qui fut un échec.

[15] En avril 2015, les forces pro-russes de la région du Donbass, soutenues par l’armée russe, se sont rebellées contre le gouvernement ukrainien. Au début, les séparatistes voulaient l’intégration à la Russie, mais ça n’arriva pas. A la place, il y eu un million de réfugiés de guerre. Aujourd’hui, la République populaire de Donetsk et la République Populaire de Louhansk sont toujours sous le contrôle de l’armée russe.

[16] Loukashenko est très fier de son potager, et invite souvent les personnalités en visite à goûter ses fruits et légumes.

[17] A la fin des années 1990, Loukashenko et Eltsine, président de Russie, signèrent un traité d‘union entre les deux pays. L’idée pour la Russie était d’annexer peu à peu le Bélarus. Cette union fut peu fructueuse, mais fin 2019, Poutine commença à mettre en avant une feuille de route vers l’ « intégration », cherchant à acquérir autant d’influence politique que possible.

[18] Entreprise italienne qui fournit des services de hacking aux grandes firmes et aux gouvernements, qu’ils soient ouvertement dictatoriaux ou pas.

[19] Après la première nuit de révolte, plus de 1000 personnes furent emprisonnées dans divers sites de détention préventive dans le pays. A Minsk, un groupe se format en soutien aux prisonniers et à leurs proches. Ils arrivaient aussi à publier des listes de noms des personnes incarcérées, la police refusant de communiquer la moindre information au public comme aux proches.

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