Reporterre / lundi 27 avril 2020
Des visages pris dans une toile de flèches et de diagrammes. Sous chaque photo : date et lieu de naissance, surnom, organisation. Les individus sont regroupés en « clans », reliés à des lieux et à des cotes du dossier d’instruction. Certains visages sont grossis, d’autres réduits à la taille d’une tête d’épingle. Certaines personnes ont droit à une photo, d’autres apparaissent sous une forme de pictogramme – bleu pour les hommes, rose fuchsia pour les femmes.
Ce schéma a été réalisé par la cellule d’analyse criminelle Anacrim de la gendarmerie nationale. Son logiciel, Analyst’s notebook, permet de visualiser les liens entre des personnes via leurs numéros de téléphone, des lieux, des événements. Cette technique est habituellement utilisée pour résoudre des crimes particulièrement graves : elle a récemment ressorti l’affaire Grégory des ténèbres judiciaires, et est actuellement utilisée dans l’enquête sur le tueur multirécidiviste Nordahl Lelandais.
Le juge d’instruction Kévin le Fur y a eu recours pour décortiquer l’organisation du mouvement d’opposition à Cigéo, le centre d’enfouissement de déchets radioactifs prévu à côté du village de Bure, dans la Meuse. Prévu pour entrer en exploitation en 2035, c’est l’un des plus gros équipements industriels en projet aujourd’hui en France, et un chantier très sensible pour la filière nucléaire.
Le schéma Anacrim figure dans le dossier de l’information judiciaire pour association de malfaiteurs, où dix militants antinucléaires sont mis en examen pour divers motifs en lien avec des dégradations commises dans un hôtel et de l’organisation d’une manifestation non déclarée en août 2017. Soumis à un strict contrôle judiciaire, les mis en examen ont interdiction de se voir, de se parler et même de se trouver dans la même pièce.
Dans le dossier Bure, Anacrim a réalisé en tout quatorze schémas sur « le rôle et l’implication » des personnes poursuivies et les interactions entre les collectifs et les associations. Cette méthode marque l’instruction de son empreinte. Sept personnes, parmi les dix mises en examen, le sont pour association de malfaiteurs, mais 118 individus sont fichés dans l’organigramme des gendarmes versé au dossier d’instruction.
Dès les premiers jours de l’enquête, les gendarmes s’inquiètent des « desseins criminels » des militants mis en cause
Des dizaines de personnes placées sur écoute, plus d’un millier de discussions retranscrites, des dizaines de milliers de conversations et messages interceptés, plus de quinze ans de temps cumulé d’interception téléphonique : l’information judiciaire ouverte en juillet 2017 ressemble à une véritable machine de renseignement sur le mouvement antinucléaire de Bure, selon le dossier d’instruction qu’ont consultés Reporterre et Mediapart, et dont Libération avait dévoilé une partie du contenu en novembre 2018. Une enquête hors norme, extrêmement intrusive et focalisée sur la surveillance de militants politiques que la justice semble considérer comme des ennemis de la démocratie.
Quels faits ont déclenché l’autorisation d’un recueil aussi massif de données ? Le 21 juin 2017 au petit matin, une trentaine de personnes approchent du laboratoire de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), chargée de créer le centre d’enfouissement des déchets radioactifs, et dressent un barrage de pneus et de planches enflammées à proximité, entre les villages de Bure et de Saudron. Puis « cinq à sept individus », selon les enquêteurs, visages dissimulés, se rendent au Bindeuil. Cet hôtel situé en pleine campagne, en face du laboratoire, est presque uniquement occupé par des gendarmes et des professionnels liés au projet d’enfouissement. Il est pour cette raison identifié par les militants comme un jalon de la nucléarisation de ce territoire. Au Bindeuil, le petit groupe brise des vitres de l’établissement, renverse des chaises sur la terrasse, et pénètre dans le bâtiment, alors que des clients et du personnel y dorment. Des verres et des bouteilles d’alcool sont brisés. Des hydrocarbures sont aspergés près de l’ascenseur et du comptoir, provoquant deux débuts d’incendie. Le petit groupe ressort au bout de cinq minutes. Le chef cuisinier du Bindeuil se précipite et éteint les flammes. Personne n’est blessé. Sur les douze clients présents à l’hôtel ce soir là, seuls trois portent plainte (dont deux sans se constituer partie civile), malgré les nombreuses relances des enquêteurs.
Une information judiciaire, confiée à un juge d’instruction, est ouverte le 28 juillet 2017. Elle est élargie par la suite à des dégradations commises en février 2017 contre l’écothèque, une bibliothèque d’échantillons environnementaux créée par l’Andra près du laboratoire, ainsi qu’à l’organisation d’une manifestation non déclarée, le 15 août 2017, qui tourne à l’affrontement entre militants et forces de l’ordre. Des cocktails Molotov et des pierres volent. Des gendarmes sont blessés et un manifestant mutilé au pied par une grenade. Les mis en examen le sont pour des motifs différents les uns des autres : participation à un attroupement après sommation, participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit puni de cinq ou dix ans d’emprisonnement, détention (ou complicité) en bande organisée de produit incendiaire, dégradation d’un bien d’autrui par un moyen dangereux, recel d’un bien provenant d’un vol aggravé, violence volontaire en réunion.
Dès les premiers jours de l’enquête, les gendarmes s’inquiètent des « desseins criminels » sans lien avec la « contestation légitime dans un État démocratique » des militants mis en cause. « Ces actions ne peuvent plus être considérées comme une contestation sociale et sociétale légitime » ni « comme une forme d’opposition démocratique », écrivent-ils dans un procès verbal, le 27 juillet 2017. Selon eux, « une partie des opposants choisissent délibérément une voie violente. Ils s’attaquent aux biens associés aux projets contestés, mais parfois aussi aux personnes travaillant pour le développement de ces installations industrielles et en même temps contre les forces de l’ordre ». Aux yeux des enquêteurs, « des opposants se criminalisent ».
Une partie des scellés est transmise au Bureau de lutte anti-terroriste, une unité de la gendarmerie chargée de la prévention et de la répression des actes de terrorisme.
La durée cumulée de temps passé à écouter les activistes est équivalente à… plus de seize années
Pour prendre la mesure de la surveillance des militants de Bure et de leur entourage, Reporterre et Mediapart ont évalué les moyens déployés par la gendarmerie et la justice dans leur mission. Près de 765 numéros de téléphone ont fait l’objet de demandes de vérification d’identité auprès des opérateurs de téléphonie. Au moins 200 autres requêtes ont été faites pour connaître les historiques d’appels, leurs lieux d’émission, les coordonnées bancaires des titulaires d’abonnement, les codes PUK permettant de débloquer un téléphone quand on ne connaît pas son PIN.
Au total, 29 personnes et lieux ont été placés sur écoute. Deux militants ont été visés par ces interceptions pendant 330 jours, soit presque un an. Pour plusieurs autres mis en examen, cela dure près de huit mois. Le numéro de la « Legal team », le collectif d’assistance juridique des militants, a été surveillée pendant quatre mois. Le téléphone utilisé par les activistes se relayant sur l’une des barricades du bois Lejuc, alors en partie occupé pour empêcher les travaux préparatoires à Cigéo, a été écouté pendant près de neuf mois. Plusieurs personnes, finalement non poursuivies, ont eu leurs conversations interceptées pendant au moins quatre mois et pour l’un d’entre eux sur plusieurs appareils. Pour l’association Bure Zone Libre, domiciliée à la Maison de la résistance, le lieu de vie collectif et de réunions historiques des anti-Cigéo, les écoutes ont duré au moins un an. À la demande du juge d’instruction, les commissions rogatoires techniques se succèdent pour autoriser toujours plus de temps d’écoute.
Selon Me Raphaël Kempf, l’un des avocats des mis en examen :
Écouter aussi longtemps, c’est bien la preuve qu’on n’est pas dans une procédure judiciaire pénale classique destinée à recueillir des éléments de preuve de la commission des délits, mais qu’on utilise les moyens du droit et de la procédure pénale dans le but de faire du renseignement, qui est de nature politique. »
Si l’on additionne toutes ces séquences, on obtient une durée cumulée de temps passé à écouter les activistes équivalente à plus de seize années ! D’après les procès-verbaux, la plupart de ces personnes ont été écoutées en permanence par une équipe de gendarmes se relayant derrière leurs écrans. Au total, plus de 85.000 conversations et messages ont été interceptés, selon nos estimations. Et pas moins de 337 conversations ont été retranscrites sur procès-verbal, auxquelles s’ajoutent quelque 800 messages reproduits par le Centre technique d’assistance (CTA).
Ces moyens sont-ils proportionnés aux délits poursuivis ? Joint par Reporterre et Mediapart, Olivier Glady, procureur de la République de Bar-le-Duc répond : « Je ne peux pas répondre à ça. C’est un dossier qui fait une quinzaine de tomes. Vous avez des dossiers d’autres natures (trafic de véhicules ou de stupéfiants) qui sont à peu près équivalents, je ne suis pas sûr que la proportionnalité des investigations soit simplement à rapporter à un nombre tel que vous me le donnez. »
Pendant ces innombrables heures passées à écouter les militants, les gendarmes ont pisté les indices, parfois infimes, des responsabilités des uns et des autres dans l’organisation de la contestation. Ce sont deux cultures qui, dans le huis clos d’une enquête judiciaire, semblent s’affronter à distance. D’un côté, les gendarmes. De l’autre, des antinucléaires, de culture libertaire, qui refusent la hiérarchie et les assignations formelles à des rôles. Inévitablement, la vision des gendarmes achoppe sur les pratiques spontanées et horizontales des habitués de la Maison de la résistance. Cette ancienne ferme de Bure a été achetée en 2004 par des militants antinucléaires pour créer un lieu de lutte. Elle est devenue un lieu de vie collectif où l’on vient dormir à l’occasion d’un rassemblement, se réunir, travailler, cuisiner, faire la fête.
Les enquêteurs tentent de contrer le flou créé par cette auto-organisation en collant sur des actions décrites par les personnes écoutées des responsabilités spécifiques.
Exemple, le 24 août à 17 h 59, F., placé sur écoute, déclare : « Pour les chèques faut demander à J. ». Conclusion immédiate des gendarmes : « Rôle de J. comme trésorier ».
Autre exemple, l’une des mises en examen appelle « en moyenne la Maison de la résistance deux fois tous les trois jours » ? Cela « montre son implication constante dans la vie de [l’association] Bure zone libre ».
Ou encore, le 14 septembre 2017, une militante demande à G. si elle peut mettre « des brochures en lien ». « Ben oui complètement si vous voulez, mettez en lien les brochures, ouais ». « L’interception de la ligne mobile a permis d’établir son accès en mode administrateur au site où il publie et édite des articles, parfois controversés », concluent les enquêteurs.
À plusieurs reprises, les conversations de militants avec des journalistes sont retranscrites et considérées comme des éléments à charge. Le 22 août 2017, à 13h23, un journaliste de Canal Sud Toulouse appelle un militant qui se présente comme « John de Bure ». Ce dernier raconte les événements du 21 juin au Bindeuil : « Une partie des gens se sont déterminées pour aller euh pour aller au restaurant. Qui… qui du coup a fait l’objet d’une action où des vitres ont été brisées et le restaurant a été envahi. » Analyse des gendarmes : le militant « revendique des méfaits »…
Même scénario le 8 novembre 2018 : une journaliste japonaise appelle la Maison de la résistance, un militant lui raconte les faits de destruction par incendie du restaurant. Et les gendarmes de noter : M. « revendique les faits commis le 21 juin 2017 à l’Hôtel du Bindeuil ». Il sera mis en examen avec cette conversation comme principal élément à charge.
Les coordonnées et noms de plusieurs journalistes (de l’Est Républicain, du Monde, de Reporterre et de Mediapart, notamment) couvrant le mouvement de Bure figurent dans le dossier d’instruction. Au moins neuf lignes téléphoniques, dont celle de l’avocat des antiCigéo, Étienne Ambroselli, depuis lui aussi mis en examen, font l’objet d’une demande de géolocalisation. Deux voitures de militants sont discrètement équipées d’une balise permettant de suivre leurs trajets en temps réel.
La messagerie Signal, une application qui permet de crypter les communications, est verrouillée par un mot de passe sur le téléphone d’une mise en examen ? L’appareil — ainsi que six clefs USB et un ordinateur portable — est envoyé au Centre technique d’assistance (CTA), un organisme interministériel spécialisé dans le déchiffrage des données numériques. Les juges d’instruction y ont souvent recours pour les affaires de stupéfiants. Ses outils techniques et ses moyens sont couverts par le secret défense. Le CTA réussit à craquer le mot de passe de la militante et renvoie quelque 800 messages « mis au clair » aux enquêteurs. Ils sont aussitôt versés au dossier d’instruction.
Dans cette opération de surveillance, tout a été autorisé par la justice
Le 13 février 2018, selon les éléments consultés par Reporterre et Mediapart, à proximité du tribunal de Bar-le-Duc, des gendarmes ont caché pendant sept heures plusieurs IMSI-catchers, des appareils de surveillance qui récupèrent à distance les identifiants des cartes SIM (les « IMSI ») dans les téléphones portables. Ils peuvent aussi intercepter les communications sans qu’aucun locuteur ne s’en aperçoive.
Ce jour-là, trois hommes passent en jugement pour des faits liés au mouvement d’opposition à Cigéo. Quelques dizaines de militants sont venus les soutenir sur la place pavée qui s’étend au pied du tribunal.
Pendant que Kévin le Fur préside l’audience — comme il est parfois d’usage dans ce petit tribunal —, pendant que les avocats plaident, que les accusés se défendent, que le procureur requiert, que dehors les épices infusent le vin chaud et que les sandwiches se préparent, 977 IMSI sont secrètement happés par la gendarmerie. Les capteurs, qui piègent les téléphones en se faisant passer pour des antennes-relais, ont été dissimulés sur le parking du Conseil départemental, tout proche, et en plusieurs endroits autour du tribunal. Près d’un millier de personnes viennent sans le savoir d’entrer dans « une base de données » de la gendarmerie.
Dans cette opération de surveillance, tout a été autorisé par la justice. Une commission rogatoire de recueil de données techniques a été délivrée par le juge d’instruction. Dans son ordonnance, Kévin le Fur justifie l’utilisation d’IMSI-catcher par les fréquents changements de téléphones et de numéros d’appel des militants : « Attendu qu’il résulte des investigations que les protagonistes mis en cause ont recours à différents appareils de communication électronique qui ne sauraient être appréhendés de manière exhaustive dans le cadre de réquisitions auprès des opérateurs téléphoniques, notamment au regard de la mobilité des différents mis en cause et du recours croissant à des lignes téléphoniques ad hoc ».
Le lendemain matin, l’opération d’espionnage reprend dès 6 h 15 à proximité de la Maison de la résistance, le QG des antiCigéo, à Bure, où certains ont passé la nuit. Le but est « d’intercepter les données techniques des opposants à Cigéo » selon un procès-verbal. Cette fois-ci, les gendarmes récoltent 51 IMSI. Sur les 1.028 IMSI interceptés en deux jours, seuls cinq numéros sont formellement identifiés par les gendarmes. Les 1.025 autres identifiants téléphoniques rejoignent le pantagruélique dossier d’instruction.
Un mois plus tard, les gendarmes partent de nouveau à la chasse aux identifiants téléphoniques, cette fois-ci à Mandres-en-Barrois et à Bure, où doit se tenir une rencontre antinucléaire. Les 2 et 3 mars 2018, un appareil IMSI-catcher est utilisé pour enregistrer les identifiants téléphoniques des personnes présentes. Cette fois-ci, le juge d’instruction dans son ordonnance estime nécessaire de « préciser les relations entre les différents protagonistes ». Pas moins de 455 boîtiers et 455 cartes SIM sont enregistrées sans pour autant avoir été localisées sur les faits incriminés, comme le reconnaissent les enquêteurs eux-mêmes, dans un procès-verbal consulté par Mediapart et Reporterre. Seules huit cartes SIM sont identifiées en lien avec l’incendie du Bindeuil.
L’officier de police judiciaire qui rédige le procès-verbal d’investigation précise que « les lignes téléphoniques ayant fait l’objet d’une captation, mais n’ayant aucun lien avec les faits de la présente instruction, feront l’objet d’une exploitation ultérieure ». L’instruction pour association de malfaiteurs de Bure est-elle devenue une entreprise de renseignement sur un mouvement politique ? « Je n’ai pas d’observations à formuler sur ce qui pourrait être périphérique, réagit le procureur Olivier Glady. Les renseignements, tout ce qui est écouté, est disponible dans la procédure pour les avocats, en particulier de ceux qui ont été placés sur écoute. »
Pourtant le « périphérique » fait l’objet d’une attention particulière de la part du procureur de Bar-le-Duc. Le 12 octobre 2017, après l’ouverture de l’information judiciaire, il transmet des coordonnées téléphoniques collectées dans le cadre de la procédure Bure à la direction générale de la gendarmerie. Une cellule de coordination nationale intitulée CNC-LEX a été mise en place « au regard de la survenance de divers faits sur le territoire », comme le résume le chef de la cellule Bure, qui regroupe depuis au moins 2016 des gendarmes enquêtant sur les opposants à Cigéo.
Dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée par Kévin le Fur, 38 numéros — dont certains happés par les IMSI-catchers à Bure — sont confrontés à d’autres identifiants téléphoniques récupérés par les gendarmes dans d’autres procédures « dont la nature des faits ou le mode opératoire est similaire », explique l’officier de police judiciaire en charge de la comparaison des données : incendie d’une caserne de gendarmes à Limoges, d’une antenne-relais dans le Puy-de-Dôme, d’un véhicule à Gaillac, destruction d’un bien à Grenoble… L’objectif est « d’établir des éventuels liens entre les faits de Bure et les autres faits énumérés ci-dessus », précise un enquêteur.
À Bure et dans les villages environnants, la vie quotidienne de dizaines de personnes est scrutée dans ses moindres détails
Deux numéros de téléphone sont extraits du lot car partageant un « correspondant » commun à deux actes en cours d’instruction. Les magistrats en charge de ces affaires instruites dans le cadre d’autres informations judiciaires sans lien apparent avec Bure, autorisent la mise en œuvre de logiciels de rapprochement judiciaire et le recours au logiciel de schémas relationnels Anacrim, afin de rechercher des « liens interprocéduraux ». Résultat : « de nombreux liens sont constatés » entre les opposants à Cigéo, « les membres identifiés de la zone à défendre » — nous sommes quinze jours avant l’évacuation de la Zad de Notre-Dame-des-Landes — et la Maison de la résistance.
Le 27 mars 2018, Olivier Glady accepte, à la demande de Kévin le Fur, de transmettre le dossier d’instruction de Bure à la commission spéciale Black Bloc (« Soko Schwarzer Block ») de la police de Hambourg, qui enquête sur les dégradations commises en juillet 2017 lors de l’anti-G20. « Les investigations entreprises par les autorités allemandes ont permis d’identifier que parmi les casseurs étaient présents des opposants au projet Cigéo » note un officier de police judiciaire de la cellule Bure. Un mis en examen et sa compagne ont été photographiées dans une rue de la ville portuaire. Lors de sa garde à vue, il a la surprise de voir des policiers allemands venir lui poser des questions pour leur propre enquête sur les actions contre le G20 en 2017.
Les mois d’écoutes continues, les schémas Anacrim et la constitution de base de données de numéros de téléphone servent-ils à élucider les faits poursuivis ?
« Un certain nombre des infractions qui sont visées dans la saisine du juge d’instruction, notamment l’association de malfaiteurs, exigent dans l’élucidation éventuelle de la caractérisation de cette infraction, que soient mises en relief les relations qui existent entre les uns et les autres, répond Olivier Glady. Au même titre que lorsque vous démantelez un trafic de stupéfiants, inévitablement il faut que vous vous intéressiez à celui qui doit être le donneur d’ordres, celui qui peut jouer le rôle du lieutenant et enfin les vendeurs à la sauvette. Inéluctablement, vous devez établir le fonctionnement d’un organisme, d’une organisation. Si on veut disséquer cette association de malfaiteurs, inéluctablement il faut savoir qui pouvait en faire partie. »
« Inévitablement » donc, à Bure et dans les villages environnants, la vie quotidienne de dizaines de personnes est scrutée dans ses moindres détails. Les gendarmes interrogent les responsables des grandes surfaces environnantes pour savoir « dans quels commerces les opposants se fournissent ». Ils questionnent aussi les habitants « aux fins de déterminer précisément les habitudes et lieux de vie des opposants au projet Cigéo les plus radicaux ». Un pharmacien reçoit une réquisition pour fournir l’ordonnance de clients ayant acheté du sérum physiologique. La Maison de la résistance, foyer du mouvement, est placée sur écoute téléphonique. Au total 25 perquisitions ont lieu. Me Muriel Ruef, l’une des avocates des mis en examen, remarque que « beaucoup de gens ont été perquisitionnés mais pas mis en examen. Ces actes intrusifs ne sont pas commis dans le but d’une manifestation de la vérité. On a l’impression que c’est un vrai dossier de renseignement avec les oripeaux du judiciaire. Ce dossier est une sorte de monstre. Il y a une confusion permanente entre l’organisation de la résistance au projet et les infractions ».
La vie privée des militants est passée au tamis de la surveillance policière : commissions rogatoires à la caisse d’allocations familiales, à la direction des impôts, aux agences d’intérim, aux employeurs passés et actuels, à Pôle emploi, aux banques qui gèrent leurs comptes. Les gendarmes savent tout : les prestations familiales reçues, le RSA, la situation de famille, la situation fiscale, le revenu, les virements bancaires, les achats personnels.
La surveillance des antiCigéo est-elle allée trop loin ? « Non, tout a été fait dans le respect du code de procédure pénale, un certain nombre de recours des mis en examen devant la cour d’appel et la cour de cassation ont été validés, répond Olivier Glady. Plusieurs instances juridictionnelles se sont penchées sur la pertinence des éléments qui ont été réunis contre les différentes personnes mises en examen et n’ont rien trouvé à y redire. Je ne peux pas vous dire autre chose que « le code, rien que le code. » Mais cet usage du code pénal sert-il réellement l’intérêt général ?
La Ligue des droits de l’Homme s’est inquiétée d’un « harcèlement » à l’encontre des opposants au projet
À Bure, le climat judiciaire de surveillance massive dépasse largement le cadre de l’instruction pour association de malfaiteurs. Des militants antiCigéo, qu’ils soient de jeunes habitants de la Maison de la résistance ou des paysans du coin, font régulièrement l’objet de poursuites devant le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc : outrages et rébellions, violences contre personne dépositaire de l’autorité publique, attroupement non armé, groupement en vue de préparer des violences, refus de relevés d’empreintes génétiques. En juin 2019, la Ligue des droits de l’Homme s’inquiétait d’un « harcèlement » à l’encontre des opposants au projet, renforcé par la pratique d’innombrable contrôles d’identité sur les routes à proximité du laboratoire de l’Andra, de nombreuses fouilles de véhicules, ainsi que de prises de vue par des gendarmes à tout propos.
Selon Me Matteo Bonaglia, l’un des avocats des mis en examen, « on observe un maillage quasi colonial du territoire, un dévoiement des outils judiciaires à des fins de surveillance et d’entrave des opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaires. Il est devenu quasi impossible de lutter et d’exprimer ses opinions sur place sans être pris dans les mailles de ce filet ». Saisie à une douzaine de reprises, la cour d’appel de la chambre de l’instruction de Nancy a rejeté tous les recours déposés par les mis en examen, qu’ils concernent la restitution de scellés ou les contrôles judiciaires.
La justice envahit leur intimité la plus physique : trois mis en examen refusent le prélèvement de leur ADN ? Leurs sous-vêtements sont saisis pour en extraire leur empreinte génétique. Un caleçon, des culottes et des serviettes hygiéniques sont photographiées et envoyées aux experts, avec une attention particulière pour « les traces brunâtres » qui s’y sont déposées, entourées d’un cercle et désignées par une flèche sur les clichés archivés dans le dossier d’instruction.
Si le refus de prélèvement ADN est puni par la loi, il est cependant interdit aux forces de l’ordre de forcer son prélèvement, notamment par l’introduction d’un coton tige dans la bouche. Selon la jurisprudence, l’ADN peut alors être prélevé « à partir de matériel biologique qui se serait naturellement détaché du corps de l’intéressé ».
En décembre dernier, alors qu’il est interrogé depuis quatre heures en garde-à-vue et a spécifié qu’il n’accepte pas de donner son ADN, un mis en examen voit huit gendarmes débarquer dans sa cellule au moment de la pause de son avocat pour lui intimer l’ordre de donner…. sa chaussette, afin d’y prélever ses informations génétiques, comme il le comprend aussitôt. C’est donc pied nu dans sa chaussure qu’il sera conduit l’après-midi même devant le juge pour son interrogatoire de première comparution.
Pour les besoins de cette enquête, nous avons sollicité la direction générale de la gendarmerie nationale, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions : « S’agissant d’une information judiciaire, les investigations ont été conduites sous la direction d’un magistrat, qui a jugé de leur caractère proportionné et nécessaire. Il nous est ainsi difficile de communiquer. » Également contactée, la compagnie de gendarmes de Commercy n’a pas retourné notre appel.
Contacté par courriel, Kévin le Fur a réagi quelques heures plus tard : « Je crains malheureusement de ne pas pouvoir répondre à vos questions en raison du secret de l’instruction applicable à mes investigations en vertu des dispositions de l’article 11 du code de procédure pénale. » La chancellerie a également laissé nos demandes sans réponse.
Fin avril 2020, presque trois ans après son ouverture, l’instruction est toujours en cours. « Une histoire de quelques mois » supplémentaires, assure Olivier Glady, « ce sera moins long que cela ne l’a déjà été ». Un procès pour association de malfaiteurs aura-t-il lieu un jour ? « À l’issue de ces investigations, en tout cas quand le juge d’instruction considérera que le dossier devra être clôturé, il va d’abord me l’envoyer pour que le ministère public donne son avis. C’est la seule réponse que je peux vous faire. Le ministère public fera un réquisitoire définitif, dans lequel il demandera au juge soit de renvoyer tel ou tel mis en examen pour tel ou tel fait devant le tribunal correctionnel, soit d’ordonner un ou plusieurs non-lieux à l’égard de tel ou tel mis en examen. »
En attendant, le dossier continue de se remplir. Même si son périmètre a été réduit, selon nos informations, la cellule Bure est toujours en place.