Round Robin / mercredi 19 mars 2020
Un écrit, venant d’un compagnon détenu, sur le massacre à la prison de Modena.
Aux morts de Modena et à ses révoltés
Peu plus d’une semaine est passé depuis la révolte dans la prison de Modena et les médias ont déjà oublié le massacre qui a eu lieu dans cette taule et dans les autres où la révolté a éclaté, il y a quelques jours. Neuf morts rien qu’à Modena.
J’ai connu certains d’entre eux, parce que, jusqu’à il y a un mois, on était dans des cellules limitrophes et, ces jours-ci je n’ai pas réussi à dormir, à force de penser à eux.
Des hommes avec lesquels on essayait de discuter sur ce qu’on aurait pu faire pour améliorer la situation qui était en train de se créer, juste avant.
De nombreux prisonniers trouvaient lourde l’ambiance causée par la nouvelle directrice Maria Martone, qui, sur ordre de la direction de l’Administration pénitentiaire, était en train de changer les détenus de cellule, de façon restrictive. « Il faut des places » nous disait-on en février, « vous devez faire un effort », le tout agrémente par des menaces à peine voilées de possibles transferts ou autres, si les détenus n’auraient pas collaboré passivement aux nécessités énoncées par la nouvelle directrice. Cette ambiance s’ajoutait aux problèmes habituels de tout lieu d’enfermement : les négligences et les harcèlements de la part des hommes en uniforme et de la bureaucratie du système-prison, la nourriture horrible, le manque d’un suivi sanitaire adapté, mis à part la fameuse médication psy, en plus de la complète solitude et du désespoir de personnes abandonnées et sans aucun aide venant du dehors. La peur du virus a pu être la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà rempli de rage et de désespoir, elle a donné de la voix aux corps et aux bouches des opprimés qui, par la faute de cette société, sont enfermés dans des taules.
Trop de choses, trop, ont été dites sur la révolte dans la prison de Modena, en crachant sur les morts et sur tous les prisonniers de cette taule. Presque personne ne se pose des question de façon sérieuse et approfondie sur les raison de tout cela. Il n’y a besoin d’aucun décideur caché, il suffit de comprendre que cela a été provoqué par le monde de la prison lui-même, avec tous les problèmes des personnes enfermées. Dans les moments de rage, méfiance et scepticisme tombent et une masse d’individus s’unit, chacun avec sa douleur, avec son envie de rachat, et trouve la force d’exprimer avec détermination et courage ce que sont des années de répression étatique vécues dans sa chair.
Ceux qui n’ont jamais dormi dans une cellule, derrière une porte blindée, ne peuvent pas comprendre ce que c’est d’être dans une taule. Tous ceux qui, tel des vautours, se sont repus de ce qui s’est passé, ne méritent pas d’être écoutés, parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent, tellement pour eux les morts sont tous des « toxicos tunisiens », des « ordures », comme disent certains. Il y en a qui parlent d’installer des fours et de les brûler vivants. J’ai bien sûr vu des personnes qui prenaient ces maudits psychotropes, tout le monde n’arrive pas à supporter la prison de façon lucide, mais cela ne nous intéresse pas qu’on dise que l’infirmerie a été prise d’assaut et qu’il y a eu des abus de médicaments. Notre jugement sur ce qui s’est passé est comme la boussole qui indique le nord même quand on la secoue, notre index pointe toujours dans la même direction : c’est l’État qui est coupable de ces morts : du dernier maton à la volontaire d’une association qui justifie l’agir de la direction et demande tranquillité et sécurité, du major des gardes au ministre Bonafede [Alfonso Bonafede, le ministre de la Justice italien, du Movimento 5 Stelle ; NdAtt.], à ceux qui, comme Salvini, disent « je vous l’avais dit ». Nous aussi on dit « on vous l’avait dit », mais dans un sens complètement opposé à ce dernier. Nous nous battons pour la liberté de tous et toutes, un abîme nous sépare de lui, qui veut une prison militarisée. Il se plaint du fait que les matons avaient peu de moyens, mais on a pu voir qu’ils ont tiré à balles réelles et sur les images on voit très bien un des matons, dans l’entrepôt, avec une mitraillette à la main, pointé à hauteur d’homme ?! Quels moyens leurs manquent ? Les chars blindés ? Les mitraillettes ? Les matraques ? Les tuyaux anti-incendie [leurs forts jets d’eau sont souvent utilisé pour « tabasser » les prisonniers, au mitard ; NdAtt.] ? Les hélicoptères ?
Non seulement on minimise les demandes des détenus, mais on efface les revendications éminemment politiques de leurs requêtes : ce qui s’est passé ce n’est pas que du désespoir. Au contraire, le fait que les protestations rebondissent d’une prison à l’autre laisse comprendre que justement les personnes qui voient leur liberté entravée sont les seuls qui, aujourd’hui, ont réussi à donner une réponse collective aux restrictions imposées par l’État suite à la crise du coronavirus. Il n’y aura pas de retour en arrière, on entend souvent dire ces jours-ci ; cela est vrai aussi pour les prisons. Ces révoltes font qu’à Rome on prend des dispositions de plus en plus sévères, parce que cela est le seul langage que puisse comprendre une structure comme l’Administration pénitentiaire, les futures révoltes seront réprimées et entre-temps il y a toujours plus d’infos sur des tabassages massifs et continuels des prisonniers, qu’ils aient participé ou pas aux révoltes.
La seule forme de communication venant du Ministère ce sont les coups, de façon que tous et toutes les prisonnier.e.s se souviennent qu’il ne faut jamais plus oser se rebeller ; cela parce que la peur que pour une fois les bourreaux ont éprouvé a été forte et que l’État italien a donné une mauvaise image au niveau international. Entre-temps, les détenus sont transférés un peu partout ; ce que l’on sait c’est que, de Modena, les révoltes sont partis à moitié à poil et pleins de bleus et que leurs familles préoccupées attendent encore un contact direct avec leurs proches.
Pendant quelques jours, le rapport de force s’est inversé, les détenus ont trouvé la force de s’unir (pas tous, d’accord, mais peu importe), afin de faire sortir leur voix, comme dans ce pays on ne le voyait plus depuis des nombreuses années ; les médias ont déjà mis de côté les nouvelles qui, en réalité, continuent d’arriver grâce aux familles des détenus. Ce n’est pas termine, tout le monde le comprend bien, il y a certains qui demandent des prisons plus rationnelles (on ne sait pas ce que ça veut dire), certains demandent l’armée devant les prisons, certains demandent d’enfermer les prisonniers dans les cellules, et tout cela n’arrêtera ni la douleur ni la rage d’hommes et femmes enfermés, parce qu’il s’agit de la même structure qui provoque l’éclatement, souvent imprévu, de révoltes comme celles-ci. On a enduré trop de choses, ces derniers années, et les dernières restrictions ont enlevé l’opacité du mal-être inhérent à toute taule et nous savons que même ceux qui n’ont pas participé aux révoltes ont ri dans leurs cœurs parce qu’il n’y a pas de joie plus forte pour un taulard, qui sait bien ce que signifie de rester dans une foutue cellule, de savoir qu’une prison a été fermée par une révolte et que quelqu’un s’est enfuit. Et les exploités, qui aujourd’hui subissent passivement cette période de totale absence de liberté, de total asservissement à l’État et aux experts, se souviendront un jour de ceux qui ont lutté dès le début. Tous les exploités payeront pour ce que l’État essaye de faire avec ses décrets, ses manœuvres économiques et autre. On est seulement au début d’une nouvelle et longue lutte qu’il faudra mener, qu’il faudra prendre à bras le corps.
Nous dehors, nous devons relayer et apporter de la solidarité à ces luttes, en faisant comprendre aux exploités qu’elle ne sont nullement irrationnelles. Et il y a un mot qui est habituellement utilisée avec parcimonie, mais que, à la lumière de ce qui s’est passé nécessite d’être levée sur les bannières des combats futurs contre la prison, ce mot est vengeance. Le silence à propos de ces hommes assassinés par le système-prison est devenu assourdissant. Ils méritent qu’on se souvienne d’eux, aujourd’hui et dans le futur, de façon que ce qui est en train de se passer gagne en signification profonde.
Trieste, 16 mars 2020