Fenrir, pubblicazione anarchica ecologista, n° 8 / septembre 2017
Je pense qu’il est important de revenir sur la question de l’anonymat ou de l’utilisation de revendications pour les actions, reprendre le fil d’un débat avorté non pas parce que peu intéressant, mais parce qu’il a pris dès le début des tons polémiques et offensants, de la part des partisans des deux positions. Une telle approche n’est nullement utile dans le but d’un débat fructueux, qui devrait avoir comme finalité l’enrichissement de la connaissance de chacun.e à travers le partage d’analyses critiques des différentes réflexions, au lieu de tomber dans une défense statique de sa position en discréditant « l’adversaire », parfois à l’aide de coups bas. Cela tout en gardant toujours à l’esprit que la pensée anarchiste est quelque chose qui n’est jamais figé, quelque chose de subjectif et en perpétuelle évolution ; c’est précisément à travers l’analyse et la confrontation qu’on peut éviter de se fossiliser dans des catégories dogmatiques et des divisions basées sur des simples différences d’approche pouvant tranquillement coexister.
Il convient d’ajouter qu’une approche dogmatique par rapport à cette question n’est même pas représentative de la réalité, puisqu’elle ne tient pas compte du fait que le même individu ou groupe d’action, dans son parcours d’attaque au pouvoir, peut décider, tour à tour ou dans des moments différentes, de revendiquer ou pas ses actions, de les signer ou pas, d’écrire des longs communiqués ou seulement deux lignes, d’utiliser un sigle ou un nom fixe pour sa cellule, d’en inventer un nouveau à chaque fois, tout comme les différents individus peuvent choisir de s’organiser toujours avec les mêmes personnes ou successivement avec des complices différents. La flexibilité et l’imprévisibilité ont toujours été des armes de choix dans l’arsenal anarchiste. Ce sont précisément ces caractéristiques qui compliquent pour l’État la tâche d’effacer complètement la conflictualité anarchiste et ses groupes d’action, du moment que ceux-ci ne se connaissent pas entre eux, souvent n’ont pas une structure fixe et changent dans le temps leur façon d’agir et leur composition. Le fait de créer des divisions tranchées entre les divers courants du mouvement anarchiste, d’un côté celui qui maintiendrait l’utilisation de sigles et revendications et de l’autre côté celui qui serait partisan de l’action anonyme ou de la revendication minimale, au delà de ne pas tenir compte des nuances existantes entre ces deux extrêmes, participe à exacerber les conflits entre anarchistes sur des question secondaires, aidant ainsi la répression dans sa tâche.
Je veux toujours mettre à la base de mon raisonnement le respect de l’autonomie individuelle, présupposé fondamental de l’idée anarchiste et point de référence incontournable pour éviter la reproduction d’attitudes idéologiques et donneuses de jugements. Mon souhait est que l’approfondissement de la question et le débat entre les différentes approches mènent à un enrichissement individuel et à une utilisation plus consciente des instruments que nous avons à notre disposition. Analysons donc quelles sont les implications du choix de revendiquer ou pas ses actions, et de quelle façon, et creusons la question si la revendication puisse être un instrument utile pour renforcer le potentiel d’une action directe.
Le choix de ne pas revendiquer, d’aucune manière, une action directe qu’on a réalisé, de rester donc dans le plus complet « anonymat » (un terme, celui-ci, que je vais continuer à utiliser parce qu’il fait désormais partie du débat, mais que je pense décidément inapproprié, parce qu’il est évident que aussi ceux/celles qui revendiquent leurs actions veulent rester anonymes!) peut dériver de différentes considérations sur l’individu ou le groupe d’affinité. Il peut s’agir d’une considération stratégique, selon laquelle il est préférable de ne pas fournir aux enquêteurs d’éléments en plus, comme ceux qu’ils peuvent déduire d’un communiqué de revendication, surtout si dans un certain territoire la présence anarchiste est petite et/ou particulièrement exposée ou encore si la conflictualité sociale est très faible : laisser planer le doute sur l’origine « politique » ou pas d’une action et sur les raisons qui ont motivé ceux/celles qui l’ont accomplie peut indubitablement servir à confondre les enquêteurs et à essayer de prolonger les hostilités le plus longtemps possible.
Dans d’autres cas, et plus simplement, le choix de ne pas revendiquer une action peut être dicté par le désintérêt envers la volonté de communiquer quoi que ce soit à la société ou aux représentants du pouvoir. Mener une action peut être une réponse à un désir purement égoïste d’auto-libération, un défi lancé à l’autorité par le Moi, qui n’a aucun intérêt à communiquer avec autrui et n’a pas besoin de fournir des explications.
Ces choix sont parfaitement valides et respectables. Même dans ces cas, l’action atteint l’un de ses objectifs primaires, c’est à dire infliger un dégât matériel et psychologique à l’ennemi. Le dégât matériel reste un résultat concret qu’on a obtenu, indépendamment des mots qui accompagnent ou pas l’action. D’un point de vue psychologique, dans certains cas la pression exercée peut même être plus forte si les responsables de l’exploitation qui ont été frappé.e.s ne savent pas précisément qui les a attaqué.e.s, ni pourquoi (même s’ils/elles peuvent facilement le deviner). Dans d’autres cas, au contraire, ce qui fait peur pourrait être précisément la « renommée » des anarchistes ou d’un certain sigle, ou les mots menaçants qui éventuellement accompagnent la revendication d’une action. Ces conséquences varient et il demeure difficile de les prévoir à l’avance et de les évaluer avec certitude.
L’inconvénient évident dans le choix de ne pas revendiquer une action se trouve au niveau de la communication. Si la finalité d’une attaque contre le pouvoir ne consiste pas seulement dans le préjudice matériel et psychologique porté dans l’immédiat, mais aussi dans le fait de montrer la possibilité elle-même de l’attaque contre le pouvoir, ainsi que certaines de ses possibles modalités, il est alors important que les informations à propos de ces attaques se diffusent le plus possible. On sait bien que les médias ont parfois la tendance à taire l’existence même de certaines attaques, parfois à en parler de façon spectaculaire, en les réduisant à des actes de vandalisme insensé. Le fait d’écrire ne fussent que deux lignes de revendication sert avant tout à répandre la nouvelle d’une attaque, au-delà de ce qu’ils en disent ou pas les médias, et qui sera connu seulement à un niveau local. De cette façon, la nouvelle se répand plus facilement à travers les canaux de contre-information, atteint d’autres personne hostiles à l’autorité et surtout elle arrive sans la médiation du pouvoir, mais avec les mots directs de celles/ceux qui ont réalisé l’attaque, et elle peut inspirer d’autres à passer à l’action. Cela est l’objectif minimal d’une revendication.
Un texte plus développé sur une action qu’on a mené peut servir aussi à d’autres finalités : approfondir les raisons du choix de l’objectif, de l’infrastructure ou de la personne qui a été frappée, son importance stratégique ou ses responsabilités spécifiques ; dévoiler des détails techniques sur la réalisation de l’attaque, comme les moyens employés ou la façon dont on a approché l’objectif, la présence d’obstacles (alarmes, caméras, etc.) et la manière employée pour les neutraliser, développer une analyse plus large du contexte social/politique dans lequel cette attaque s’insère, avancer des propositions de projectualité anarchiste.
Des parcours et des contextes différents ont porté les individus et les groupes qui réalisent des actions, à utiliser des revendications, en mettant en avant à chaque fois certains de ces aspects plutôt que d’autres. Par exemple, des nombreuses revendications non signées, ou signées avec des acronymes comme ALF [Animal Liberation Front, NdAtt.] ou ELF [Earth Liberation Front, NdAtt.], ont depuis toujours la tendance à être plus succinctes et à se focaliser sur le choix de l’objectif et les moyens employés, laissant peu d’espace à une analyse sociale/politique plus large et à une éventuelle proposition de projectualité. D’autres groupes d’action, surtout ceux qui, avec le temps, ont adopté une forme organisationnelle stable, avec leur nom (accompagné ou pas par une sigle déterminée) ont souvent utilisé les revendications principalement pour développer une analyse sociale/politique, avec laquelle les différentes actions sont insérées dans le cadre d’une évolution théorique et d’une projectualité à long terme propre au groupe. Ces dernière années, grâce à la contribution théorique de groupes comme la FAI [Fédération Anarchiste Informelle, NdAtt.] et la Conspiration des Cellules de Feu, s’est renforcée aussi la proposition d’utiliser les revendications comme un moyen pour communiquer entre groupes d’action, afin de renforcer le débat sur les analyses et les stratégies, en plus d’accroître la solidarité face aux attaques répressifs. La proposition initiale de la FAI – faite justement à travers les revendications des actions, reprise et relancée ensuite par les membres emprisonné.e.s de la CCF – d’étendre l’utilisation de ce sigle, de façon que d’autres anarchistes puissent l’utiliser pour revendiquer leurs actions, à condition qu’il y ait le partage de quelques points de base (internationalisme, informalité, solidarité avec les prisonnier.e.s, etc.) rentre justement dans cette perspective.
Une proposition de ce type, qui peut et veut être une possibilité en plus dans la boite à outils à disposition de l’individualité anarchiste qui tend vers l’action, n’a pas été bien comprise par les partisan.ne.s de l’« anonymat » à tout prix, qui ont interprété l’essor de longues revendications/analyses comme des exhibitions d’égocentrisme et d’auto-referentialité et non comme une nouvelle modalité de dialogue et de discussion entre groupes et individus ayant comme point commun l’action. Ces critiques en sont arrivé.e.s à maintenir que le choix de revendiquer ses actions et d’utiliser des telles revendication aussi comme un moyen pour dialoguer entre groupes d’action cacherait en réalité la volonté de se mettre en avant, d’être reconnu.e.s, d’imposer une hégémonie sur le mouvement, d’avoir des attitudes d’avant-gardes, d’être au centre du théâtre médiatique, ainsi que d’autres critiques de la même teneur. Au-delà du fait que ceux/celles qui revendiquent leurs actions continuent à être anonymes et elles/ils peuvent donc difficilement devenir célèbres, il est évident que si on pose les critiques à ce niveau aucun débat n’est possible. En lisant entre les lignes, ce qui semble être sous-jacent au conflit entre les deux méthodologies est une différente vision des possibles modalités d’intervention sur la réalité : d’un côté ce qui est considéré comme prioritaire c’est la recherche de complices et compagnon.ne.s et la solidarité envers ceux/celles-ci, de l’autre côté c’est la tentative d’impliquer d’autres « exploité.e.s et exclu.e.s ». Des approches qui semblent s’exclure l’une l’autre, mais pas nécessairement, si on garde à l’esprit que toute action directe agit, de quelque façon, et sur l’imaginaire collectif et sur celui individuel, donnant de l’inspiration à d’autres anarchistes et rebelles, obligeant les indifférent.e.s à prendre position et mettant en garde les complices de la domination.
A cette question-ci est liée celle de la reproductibilité, autre nœud important du débat. Ce concept, qui accompagne souvent celui d’anonymat, est devenu un des mots d’ordre de l’insurrectionnalisme « classique » ; pourtant il n’a que rarement été discuté et soumis à une réflexion critique, tout en devenant parfois un lieu commun aux tonalités prescriptives.
Le souhait que ces actions servent d’inspiration pour d’autres personnes et que la conflictualité s’étende est compréhensible. Le problème est dans l’affirmation que la reproductibilité serait possible seulement sous certaines conditions, c’est de dire que seulement les actions anonymes, non revendiquées et menées avec des modalités simples puissent appartenir à tout le monde et par conséquent être reproduites plus facilement. Selon cette conviction, il est préférable qu’on ne puisse pas relier une action à une « identité », comme celle anarchiste (ce qui devient évident dans le cas d’une revendication), de façon que toute personne qui se reconnaît dans cette attaque puisse y donner son propre sens et reproduire à son tour cette méthode contre ce qui l’opprime.
Ce postulat est problématique à plusieurs niveaux. Ce qui est proposé ici à l’individu qui attaque c’est d’annuler sa propre individualité et les motivations qui le poussent à agir, afin de se fondre dans la masse et d’être plus compréhensible par celle-ci. Il est en outre évident que ceux/celles qui répliquent certaines actions sont principalement d’autres anarchistes, ou en tout cas des personnes hostiles à ce monde, du coup la présence d’une revendication anarchiste pourrait au contraire être source d’inspiration pour elles/eux, bien plus que pour la grande masse des personnes exploitées qui jamais penseraient de lever leur tête et réagir face à l’exploitation de soi-même et d’autrui.
Mais on retrouve surtout, ici, cette exaltation du moyen au-dessus de la finalité qu’on a déjà critiqué ailleurs. Si l’objectif d’une action n’est en aucun cas de communiquer quelque chose, cet aspect peut ne pas intéresser ses auteur.e.s, puisqu’il y a quand-même et toujours le dommage matériel occasionné à un des tentacules de la domination. Mais si l’objectif d’une action est aussi (ou surtout) de type communicatif, le fait de viser à la reproductibilité d’une méthode en la détachant de la finalité qu’elle poursuit et qui la motive, rendant donc impersonnelle cette action, devient insensé ou même contre-productif. Je vais expliquer cela avec quelques exemples.
Entre février et avril 2016, quatre bombes ont explosé devant des églises et cathédrales de la ville de Fermo, dans la région des Marche. Peu de temps après, un site internet anarchiste [cf. note 1] a parlé de ces faits divers, qui avaient trouvé peu d’attention au-delà du niveau local, en exaltant le geste et en faisant l’hypothèse d’un mobile iconoclaste (l’hypothèse que ces attaques auraient pu avoir été menés par des membres de l’extrême droite à été mise de côté comme peu probable). Dans le mois de juillet de la même année, deux personnes ont été arrêtées et accusées, sur la base de preuves irréfutables, d’avoir posé les quatre engins explosifs. Tout d’abord présentées comme anarchistes par les médias, les deux personnes arrêtées appartenaient à l’extrême droite ; elles étaient actives parmi les supporters de foot locaux et avaient des rapports amicaux avec Amedeo Mancini, hooligan néofasciste qui, quelques jours auparavant, toujours dans la même ville, avait tabassé à mort Emmanuel Chidi Namdi, demandeur d’asile originaire nigérienne, puisque celui-ci avait défendu sa copine d’insultes racistes. En cette occasion, sur les réseaux sociaux, les deux qui seront ensuite arrêtés pour les bombes devant les églises avaient exprimé leur totale solidarité et proximité avec l’assassin de Emmanuel, en plus de se laisser aller à leur tour à des commentaires et des déclarations lourdement racistes. Une des églises frappées à Fermo était d’ailleurs celle qui hébergeait Emmanuel et d’autres demandeur.se.s d’asile.
Ce cas me semble un bon exemple de la manière dont une même action et une même méthode peuvent avoir des significations complètement différentes, selon qui en est l’auteur et quel en est le but. Les actions dont il est question, n’ayant été accompagnées d’aucune explication qui exprimait clairement leurs motivations, laissaient planer l’ambiguïté, ne participant donc en aucune manière à l’avancée de la lutte contre la domination. Une explosion frappant une église peut être autant le geste d’un athée iconoclaste qui veut frapper l’Église en tant que telle ou le geste d’un fasciste indigné par les politiques d’accueil de cette église-là à l’encontre des réfugié.e.s. Deux mobiles évidemment aux antipodes et incompatibles.
Un autre exemple : le 8 juillet 2016 un grand incendie a presque complètement détruit la station de ski de Fossolo, dans la Val Brembana. Une action à l’allure écologiste, dans le pur style du Earth Liberation Front, ou bien une machination des politiciens locaux corrompus et des entreprises qui ont gagné l’appel d’offre pour la reconstruction, comme cela a été supposé par les enquêteurs ?
Certes, lire de faits divers de ce type peut au début susciter de la jubilation, mais au fond les doutes et l’incertitude sur les mobiles du geste restent. Un communiqué de revendication, ou même un simple tag, une sigle ou un symbole laissé sur les lieux auraient enlevé tout doute. Dans le cas contraire, ces actions anonymes, dont le sens reste inconnu, peuvent e trouver réappropriées vraiment par tout le monde, y compris fascistes et mafieux. Les anarchistes et les rebelles à l’autorité n’ont pas le monopole de la pratique de l’action directe. L’État, les groupes de droite, la criminalité organisée et les extrémistes religieux, juste pour donner quelques exemples, ont utilisé et parfois utilisent des moyens semblables aux nôtres pour attaquer leur cibles, avec des motivations très peu partageables.
La cible d’une attaque peut être la même – une église, un tribunal, une institution étatique, une banque – mais les motivations complètement différentes des nôtres, par exemple parce que l’une de ces institutions a une attitude trop « modérée », du point de vue de ceux/celles qui ont une idéologie réactionnaire.
Quelque chose de semblable peut se produire dans le cas que les cibles d’attaques et leurs revendications portent sur un aspect spécifique de l’exploitation, sans mentionner une critique plus large du système de la domination dans sa totalité. Certaines luttes spécifiques peuvent possiblement mettre ensemble des anarchistes/libertaires ainsi que des personnes de tendance opposée, si la façon dont cette lutte spécifique s’insère dans une lutte plus large pour la libération totale n’est pas claire. On se rappellera du cas des deux fascistes arrêtés en janvier 2013 pour quatre attaques incendiaires qui avaient été menés par l’ALF [cf. note 2], contre l’industrie de la viande et des produits laitiers, des attaques revendiquées avec des textes très courts et généraux, focalisés uniquement sur l’aspect spécifique de l’exploitation animale.
Est-ce que cela a du sens de dire que seule l’action en soi compte, au-delà des motivations et de l’élan qui arment les mains de celui/celle qui l’a réalisée ? Cela signifierait tomber dans un fétichisme des moyens, le fétichisme de l’action violente en elle-même, le fétichisme de la bombe. Un des présupposés fondamentaux de l’anarchisme est justement le lien entre moyens et finalités ; si on parle donc de propagande par le fait ces deux aspects devraient être manifestes tous les deux, puisque la simple reproductibilité du moyen utilisé n’est pas suffisante pour une avancée qualitative de la lutte contre le système.
Quand les Weather Underground frappaient des objectifs politiques et militaires des États-Unis, ils avaient l’habitude d’expliquer très bien leurs actions, puisque leur but n’était pas seulement de se venger du gouvernement étasunien en réponse aux massacres au Vietnam, mais aussi d’encourager d’autres personnes à agir contre la guerre et l’impérialisme, « porter la guerre chez nous » dans un sens plus large. Du coup, les motivations politiques et les objectifs qui étaient choisis se voulaient d’être expliqués très clairement. Celles/ceux qui le partageaient en était inspiré.e.s et étaient encouragé.e.s à agir à leur tour.
Est-ce qu’aujourd’hui, dans un contexte médiatique hystérique qui crie au terrorisme islamique, le même effet serait produit par une explosion qui aurait lieu devant un bâtiment d’État, dans une capitale européenne, même si cela était réalisé par des anarchistes, mais non revendiqué ? Le fait de souligner le sens de ses actions peut être une stimulation à l’attaque pour d’autres compagnon.ne.s ou complices encore inconnu.e.s. Si une action est accomplie aussi avec le souhait qu’elle serve d’inspiration pour autrui, alors le fait de rendre ses motivations claires est d’importance fondamentale, tout comme le fait de diffuser les nouvelles à propos d’actions qui ont eu lieu et les mots qui éventuellement les accompagnent.
On parle ici, évidemment, d’actions qui sont extérieures à un contexte plus large de conflictualité sociale. La question de l’ambiguïté d’une action anonyme ne se pose pas dans les cas où une campagne d’actions ou de protestations contre cette cible est déjà en cours, quand il y a une lutte locale ou bien quand l’action s’insère dans le sillon d’autres actes similaires qui ont déjà été précédemment expliqués. Les exemples de cela sont innombrables, même si on regarde seulement à l’Italie ; des centaines de pylônes d’ENEL [le EDF italien ; NdAtt.] abattus dans les années 80, pendant la lutte contre le nucléaire, aux champs de OGM détruits, aux nombreux sabotages contre des lignes de train à haute vitesse qui ont eu lieu partout en parallèle avec une phase de la lutte No TAV en Val Susa. Dans ces cas on peut indubitablement parler d’actions relativement simples, reproductibles en tout lieu et dont le sens est clair, au-delà du fait qu’elles soient revendiquées ou pas (même si le problème du caractère spécifique de ces luttes persiste, du coup même une action qui vise des tels objectifs spécifiques pourrait être réalisée par des individus aux idées même très éloignées des celles anarchistes).
L’autre présupposé de l’insurrectionnalisme « classique » est que les actions, pour être reproductibles, doivent être, en plus qu’anonymes, aussi simples à réaliser et doivent frapper des tentacules périphériques du pouvoir. Des petites actions diffusées partout auraient donc plus de valeur que des actions plus complexes et plus ciblées, qu’on considère nécessiter une plus grande spécialisation.
Je ne trouve pas bon de fixer des paramètres qui mesurent l’intensité des moyens du conflit, tout en choisissant, en plus, de viser au rabais. Je ne trouve pas bon non plus de poser une hiérarchie entre des actions reproductibles et des actions non reproductibles, comme si cela était le seul critère qui compte et comme si des différentes modalités d’attaque ne pouvaient pas coexister. Bienvenue à la variété des formes d’action, à la multiplication et des attaques aux réseaux de la domination qui sont éparpillés partout, sont moins surveillés et donc plus faciles à atteindre (des attaques qui prennent plus de valeur justement si elles sont nombreuses et permanentes), et des attaques contre des centres importants du pouvoir, qui nécessitent parfois une préparation soignée et des moyens appropriés. Le souhait est que celles/ceux qui possèdent les capacités techniques et les moyens pour des actions plus destructives et plus complexes les utilisent au maximum de leur potentialité, plutôt que de baisser le niveau de leurs actions pour que celles-ci soient mieux « reproductibles » par autrui. Certaines actions bien ciblées et pas forcément simples à mener ne sont pas reproductibles, mais cela n’enlève rien à leur importance. La question de la reproductibilité ne peut pas contenir tout le spectre de l’action anarchiste.
Pour compliquer tout cela, la réalité participe à démonter la conviction que seul des actions simples et anonymes puissent être reproduites. Il arrive parfois que le conflit explose là où on ne l’attendait pas, tandis que des nombreuses tentatives de l’accélérer de manière volontaire échouent complètement. C’est presque impossible de tirer des règles ou des schémas fixes à ce propos. Le fait que des actions puissent tomber dans le vide ou bien être reproduites de façon virale dépend d’une infinité de facteurs qui ne touchent pas seulement au choix de la cible ou des moyens employés.
Il y a un exemple à ce propos, venant d’Italie, qui dément toute théorie préconçue, si on veut parler de consensus social et de reproductibilité. L’action qui, ces dernières années, a produit le plus de consensus social et qui a déclenché une série d’attaques aux modalités les plus disparates contre la même cible a été un colis piégé, signé par la FAI, qui a mutilé le directeur général d’Equitalia [cf. note 3]. Les actions directes qui, suite à celle-ci, ont fait tâche d’huile partout en Italie n’ont pas été réalisées seulement par des anarchistes, mais aussi par des gens normaux, qui partageaient la haine à l’encontre de cette agence de l’État qui était en train de briser leurs vies. Pourtant, l’action initiale, qui en a déclenché une série d’autres, n’était ni anonyme ni facilement reproductible d’un point de vue technique. Dans ce cas, le choix avisé de la cible a été le facteur déterminant en vue de la reproductibilité de l’action, tandis que le haut niveau destructif et la spécialisation du moyen employé, au lieu de décourager à cause de leur difficile reproductibilité, ont participé à chauffer les esprits.
On a aussi les exemples des incendies de voitures, qui se sont diffusés dans des nombreuses villes d’Europe jusqu’à devenir difficilement maîtrisables de la part des autorités étatiques, qui ne savaient pas où donner de la tête pour en trouver les responsables. Des actions anonymes, que n’importe qui peut avoir mené, pour les raisons les plus disparates.
Cependant, même des actions revendiquées et signées avec un sigle précis ont eu une diffusion importante – souvent à un niveau international, plutôt que local – devenant une inspiration pour des très nombreuses personnes. C’est le cas des actions signées par l’ELF ou l’ALF, qui, depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui, ont participé à diffuser largement la pratique de l’action directe, en démontrant que pour réaliser des attaques conséquentes il n’y avait pas forcément besoin d’une grande spécialisation ou de gros moyens.
On peut tirer une suggestion intéressante de l’expérience de ces groupes, qui avaient une autre opinion à propos de la façon d’encourager la reproductibilité des actions, par rapport à la proposition de l’anonymat. L’ALF et l’ELF ont participé à la transmission de leurs expériences avec la publication et la distribution des plusieurs brochures, manuels, comptes-rendus et articles sur les manières de former des groupes d’affinité, de réaliser des sabotages et des libérations d’animaux, avec des recettes pour construire des engins incendiaires simples et des conseils pour maintenir la sécurité du groupe et faire face à une éventuelle répression.
La distribution anonyme de tels écrits, en plus d’explications techniques sur le fonctionnement des structures de l’ennemi (par exemple les flux de transports, de données et d’énergie) et sur la façon de les saboter pourrait être une idée différente dans le but d’alimenter la reproductibilité des actions et élargir les possibilités d’attaquer, pour tout un tas d’individus désirant se mettre en jeux, mais exclus de certaines connaissances.
En général, je pense que la prolifération d’attaques contre les symboles du pouvoir ne peut qu’être salutaire, cela sans hiérarchies de modalités ou de moyens, mais à travers une multiplicité de formes d’attaque. Si la reproductibilité de ces actions est l’un des objectifs qu’on veut atteindre, au-delà du dégât immédiatement provoqué, à mon avis la seule pierre de touche devrait être la clarté des motivations qui nous poussent à attaquer une cible donnée. De façon à ce que la perspective dans laquelle se situent les différentes formes d’attaque, leurs raisons et finalités soient claires, visant une croissance de type qualitatif.
Fenrir
Notes d’Attaque:
1. Le texte dont il est question est « Nel nome degli spiritosi santi », sur le site Finimondo (https://finimondo.org/node/1856). On remarquera que l’hypothèse d’une origine fasciste de ces bombes a été formulé tout de suite, à cause de l’aide que l’église locale donnait aux migrants.
2. Le 31 décembre 2012, à Montelupo Fiorentino, 8 camions d’une entreprise de produits laitiers sont incendiés (un entrepôt subit aussi des dégâts) ; sur place est laisse le tag « ALF ». Les flics arrêtent trois gars, accusés également d’autres attaques antispécistes dans les deux mois précédents. Les trois, qui passent aux aveux, sont très proches de l’extrême droite locale.
3. Equitalia était l’agence de perception des impôts et de recouvrement des crédits de l’État italien. Le 9 décembre 2011 son PdG, Marco Cuccagna, est blessé par un colis piégé qui contenait un écrit de revendication signé par une cellule de la Fédération Anarchiste Informelle.