Libération / dimanche 13 mars 2016
Rien ne va plus pour la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ). Déployé sur pratiquement tout le territoire, le nouveau bijou technologique de Thales, chargé de centraliser l’ensemble des écoutes judiciaires, vient de subir son premier incident majeur. Selon nos informations, la plateforme est tombée en rade pendant près d’une semaine début mars, mettant en péril des dizaines d’enquêtes judiciaires. «C’est un merdier sans nom», résume un haut responsable policier. C’est aussi un nouveau revers au parfum de scandale pour Thales, dont le bunker ultra-sécurisé est censé résister à tout type d’attaques, y compris un crash d’avion. Contacté, l’industriel renvoie vers la chancellerie.
Lundi 29 février, vers 9 heures, la Délégation aux interceptions judiciaires (DIJ) de la chancellerie reçoit plusieurs appels paniqués des services enquêteurs, inquiets de ne pas pouvoir se connecter à la plateforme. Les premières alertes émanent de la gendarmerie, puis c’est au tour des policiers d’éprouver les plus grandes difficultés pour accéder à cet outil crucial dans leur travail. Tous les services sont touchés, y compris les plus exposés dans la lutte contre le terrorisme, comme la sous-division antiterroriste (Sdat) ou la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Rapidement, ce bug géant s’étend aux opérateurs téléphoniques, qui doivent s’adapter dans l’urgence.
Au total, entre 1 500 et 1 800 écoutes se seraient brusquement interrompues au cours de la semaine, impactant directement des enquêtes en cours [lire article ci-dessous]. Après quatre jours de chaos technique et d’écrans noirs, la chancellerie adresse finalement le 4 mars un mail penaud aux directeurs de la police et de la gendarmerie nationale. «Depuis le début de la semaine, la PNIJ est difficilement accessible aux utilisateurs. Des problèmes techniques se sont ajoutés à ceux de certains opérateurs», indique pudiquement le message, qui précise qu’une «opération de maintenance d’ampleur» doit avoir lieu le week-end suivant. «Cette opération devrait permettre d’augmenter de manière significative les capacités de la PNIJ, souligne le message. On pourrait espérer un retour à la normale en début de semaine prochaine.»
Vendredi 5 mars, à 20 heures, Thales procède donc à un arrêt total de la plateforme, débranchant le système durant plus de vingt-quatre heures. La plateforme de secours construite par le géant de l’armement pour pallier ce type de pannes n’a curieusement pas pris le relais. Contacté par Libération, le ministère de la Justice reconnaît des «perturbations pour les enquêteurs», tout en assurant qu’«aucune donnée n’a été perdue», les écoutes interrompues ayant été stockées dans les serveurs de Thales.
Mais certains policiers font état au contraire d’interceptions entièrement passées à la trappe. Depuis l’incident, de très nombreux services se sont d’ailleurs déportés vers l’ancien système d’écoutes, qui permet (encore) de passer directement par les opérateurs téléphoniques grâce à des prestataires privés. C’est à ce système, jugé trop peu fiable et surtout bien trop onéreux, que devait justement se substituer la PNIJ, confiée en 2010 à Thales après un appel d’offres contesté.
Depuis son lancement opérationnel en octobre, la nouvelle plateforme n’en finit pas de subir des avanies, malgré les versions successives et de longues phases de tests. Coupures dans les écoutes, connexions défaillantes, fonctionnalités manquantes, problèmes dans la confection des scellés… les critiques des services enquêteurs sont quasi unanimes. Fin décembre déjà, le système a sérieusement ramé pendant deux jours, a raconté le Canard enchaîné. Les enquêteurs ont découvert à cette occasion que le support technique fourni par Thales n’était joignable que les jours ouvrables, pendant les horaires de bureau…
A ce stade, seules les prestations annexes (identification de numéros, géopositionnement, fadettes, etc.) semblent satisfaire les utilisateurs. Auparavant, il fallait parfois trois mois avant d’obtenir une fadette. Désormais, cela prend à peine trente secondes grâce à la PNIJ. Mais pour le reste, les policiers ont du mal à adouber la nouvelle plateforme, jugée bien moins performante que le système précédent. Fin novembre, le syndicat Union des officiers a adressé un courrier au directeur général de la police nationale, listant très précisément tous les bugs recensés. «En l’état, ce logiciel paraît inexploitable et risquerait même de compromettre des enquêtes», conclut le syndicat, dont le courrier est resté sans réponse. «La situation est devenue inadmissible», s’insurge de son côté Christophe Rouget, du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), qui évoque «des pertes catastrophiques pour les enquêtes». Pour éviter les problèmes, certains services préfèrent conserver l’ancien dispositif, comme à la préfecture de police de Paris, où quasiment aucun enquêteur ne passe par la PNIJ pour les écoutes.
Ces derniers mois, pourtant, tout semblait prêt. «Les tests ont été concluants, expliquait en octobre à Libération le responsable du projet à la chancellerie, Richard Dubant. Techniquement, la plateforme a démontré qu’elle fonctionnait.» Mais depuis décembre et le déploiement de la PNIJ à l’Ile-de-France, région où sont concentrés les services les plus friands d’écoutes, les problèmes de sous-dimensionnement sont devenus criants. «C’est impossible de travailler avec ce machin, s’étrangle un policier parisien. Les services ont rebasculé sur les vieux systèmes pour les interceptions.»
Sommé de rendre des comptes après le dernier crash, Thales a promis de nouvelles interventions techniques sur la plateforme au cours des prochaines semaines, afin d’«accroître encore les performances de l’application». En attendant, la chancellerie se retrouve dans une situation ubuesque où les deux systèmes cohabitent, doublant mécaniquement la note pour l’Etat alors que l’objectif initial était précisément de faire des économies. Pire : d’après la dernière loi antiterroriste, la PNIJ doit devenir à partir de décembre le «dispositif exclusif». Un calendrier jugé parfaitement irréaliste par les policiers. «Le législateur est en train de rendre obligatoire le recours à un système qui ne fonctionne pas, grince un haut responsable de la Place Beauvau. La PNIJ n’a de sens que si elle est exclusive. Mais si ça continue comme ça, c’est la mort du projet.»
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Les enquêteurs inquiets de perdre le fil
Libération / dimanche 13 mars 2016
«Après la tuerie à Charlie Hebdo, 48 écoutes ont été branchées simultanément. Ce serait infaisable aujourd’hui avec la PNIJ.» Cette confession d’un policier parisien en dit long sur les craintes des services enquêteurs en cas de crash technique de la plateforme d’écoute pilotée par Thales, dans un contexte où la menace terroriste n’a jamais été aussi élevée. «Demain, en cas d’attentats, les enquêteurs n’auront pas d’autre choix que de se replier vers les [prestataires] privés», confirme une autre source au sein de la Direction générale de police nationale (DGPN).
En matière antiterroriste, comme dans toutes les affaires de criminalité organisée, la surveillance technique occupe une place de plus en plus prépondérante. Longtemps considéré comme la reine des preuves, l’aveu est en passe d’être détrôné par les écoutes, fadettes et autres géolocalisation. L’explosion du nombre de ces opérations témoigne du crédit que leur accordent policiers, gendarmes, douaniers et magistrats. En 2003, 10 000 lignes environ étaient écoutées, contre près de 50 000 aujourd’hui. «Quand vous allez dans un service de sûreté départementale, la moitié des enquêteurs ont un casque sur les oreilles. Les écoutes font partie du quotidien des enquêtes», témoigne Christophe Rouget du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI).
«Pour les stupéfiants, il faut mettre une demande en face d’une offre et reconstituer le circuit commercial, explique Pascal Gastineau, président de l’association française des magistrats instructeurs (Afmi). Dans certains dossiers, des dizaines d’écoutes sont réalisées parce que les suspects changent tous les jours de portable.» Pour ce juge d’instruction, les écoutes sont «indispensables» dès lors qu’il s’agit d’infraction en «bande organisée» : «Il faut communiquer pour s’organiser !» La téléphonie permet de suivre une action en temps réel mais aussi, a posteriori, de prouver la présence d’un suspect à un endroit précis. Les dossiers terroristes regorgent de «commissions rogatoires techniques», ces demandes formulées par les juges pour obtenir le nom correspondant à un numéro ou la liste des appels émis et reçus par un suspect. Dans la tentaculaire affaire de la cellule jihadiste de Cannes-Torcy, dans laquelle 20 personnes seront jugées aux assises, les juges d’instruction s’appuient notamment sur les bornages des téléphones des protagonistes pour prouver leur présence concomitante, et «conspirative», dans un même lieu.
Laurence Blisson, du Syndicat de la magistrature, lie cette tendance à «objectiver la collecte de la preuve» aux changements récemment intervenus dans le déroulement des enquêtes. La présence de l’avocat en garde à vue limite par exemple la pression exercée par les policiers pendant ces heures de retenues. Dans le même mouvement, plusieurs lois ont libéralisé le recours aux interceptions, qui peuvent plus facilement être demandées par un procureur lors d’une enquête préliminaire. Charge alors au juge des libertés et de la détention (JLD) de les valider, sans bien souvent n’avoir ni le temps ni tous les éléments en main. «Il faut veiller au respect des principes de nécessité et de proportionnalité, rappelle Laurence Blisson. Dans les affaires de stups, autant éviter de mettre une cité sur écoute.»
Paradoxalement, l’apparition de nouvelles techniques d’enquête particulièrement intrusives (poses de micros, de balises…) a renforcé la vigilance exercée par les magistrats, assure le président de l’Afmi. «Les réflexes acquis pour les nouveaux moyens s’appliquent aux anciens, dont les écoutes.»
La course technologique incessante à laquelle se livrent criminels, policiers, magistrats et législateurs est pourtant loin d’être terminée. Régulièrement, de nouveaux moyens de communication apparaissent et échappent en partie aux enquêteurs, qui ne manquent pas une occasion de s’en plaindre.
Ainsi, les contenus échangés sur WhatsApp se déroberaient en grande partie aux regards extérieurs. De même que les données stockées sur certains smartphones. Les enquêteurs ne restent pas pour autant les bras ballants et peuvent s’appuyer sur la multiplication des «capteurs d’information» : balises, croisement de fichiers, détection automatique par vidéosurveillance… Autant de techniques dont l’avenir semble radieux mais qui ne seront pas intégrées à la PNIJ, un projet à peine opérationnel et déjà menacé d’obsolescence.