Takku / vendredi 2 août 2024
Fin juillet 2024, un anarchiste membre des forces armées de l’Ukraine a partagé ses réflexions avec Takku ; les voilà.
Je m’appelle Ljosha. Avant la guerre, je vivais en Suède, mais je suis venu en Ukraine après que la Russie a lancé son invasion à grande échelle. Avec mes compas, je voulais développer l’organisation et les activités anarchistes, défendre le peuple ukrainien et la nature ainsi que renforcer le mouvement anarchiste dans la lutte révolutionnaire.
À l’origine, j’ai raillé le mouvement de la gauche extra-parlementaire en 2004, en rejoignant une organisation russe qui comprenait plusieurs groupes d’opposition de gauche. En 2009, j’ai déménagé en Ukraine. En tant qu’anarchiste, j’ai adopté l’approche anarcho-communisme et je suis en faveur d’un mouvement anarchiste organisé.
Au début de la guerre, j’étais en contact avec Dmitry Petrov. Il était l’un des organisateurs de l’unité militaire anti-autoritaire et il cherchait des compas du monde entier, qui seraient prêt.es à participer à la lutte armée contre l’invasion russe, avant tout des compas ayant des idées révolutionnaires et un désir d’influencer aussi la société. Je suis parti pour l’Ukraine en mars 2022. J’étais encore en route à la fin du mois de mars, lorsque la position de l’unité anti-autoritaire au sein des forces armées de l’Ukraine a changé, à cause de la réforme organisationnelle de l’armée, et elle a perdu la possibilité de recruter de nouveaux membres.
Finalement, je ne suis arrivé en Ukraine qu’en juin 2022, quand l’unité anti-autoritaire avait déjà été complètement démantelée. Les compas qui s’y trouvaient se sont dispersé.es dans différentes sections de troupe. Cependant, Dima gardait toujours l’idée de former une nouvelle unité anarchiste. J’ai essayé de l’aider avec le travail d’organisation. Nous cherchions un secteur de l’armée que nous pourrions rejoindre pour commencer à former notre propre unité, dans une nouvelle place au sein de la structure de l’armée. Finalement, un groupe de compagnons, dont Dima et moi, a rejoint une unité d’assaut, avec laquelle nous avons combattu de la fin de l’été à la fin de l’hiver. Notre intention était encore de former une unité anarchiste et d’inviter d’autres compas à nous joindre. Cependant, nous n’y sommes pas parvenus, parce que les commandants de notre service s’opposaient à l’incorporation de personnes identifiées comme femmes ainsi que d’étrangers ne connaissant pas la langue. Il est devenu évident qu’il ne serait pas possible d’établir notre propre unité dans ce service et nous avons commencé à examiner d’autres options.
La critique et l’autocritique sont toujours indissociables de l’activité et de la pensée révolutionnaires. Nous devons évaluer constamment notre environnement, revoir nos méthodes d’action, voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. La stratégie révolutionnaire doit être constamment développée et sa mise en œuvre doit faire l’objet d’une réflexion. En 2022, la stratégie, principalement formulée par Dima, reposait sur l’idée que la Russie subirait une défaite dans cette guerre, ce qui conduirait à une situation révolutionnaire là-bas et en Biélorussie. Si, dans ces conditions, nous avions eu un mouvement anarchiste organisé et une unité militaire anarchiste en Ukraine, faisant partie du premier, nous aurions pu saisir la situation révolutionnaire et réaliser notre projet social. Je ne dirais pas que cette stratégie est dépassée, même maintenant. Je pense que nous pouvons encore organiser nos activités en fonction de cette stratégie, mais dans l’évaluation de la situation selon la critique et l’autocritique, nous voyons bien sûr qu’il n’y a pas eu d’unité militaire anarchiste en Ukraine depuis deux ans. À différents endroits, au sein de l’armée, il y a des compas anarchistes, en petits groupes et individuellement, qui, pour différentes raisons, n’ont pas été en mesure de s’organiser en une seule force. De plus, en regardant le cours de la guerre, il ne peut plus y avoir de certitude que la Russie puisse être confrontée à de telles pertes qui mèneraient à une situation révolutionnaire. Une situation révolutionnaire peut émerger, mais le processus s’est considérablement ralenti. Bien entendu, la nouvelle situation exige de nouvelles approches, une mise à jour de la stratégie et des tactiques. Par exemple, il peut s’avérer raisonnable de revenir à la lutte économique, d’attirer à nouveau l’attention sur l’injustice créée par le système capitaliste et de considérer les perspectives actuelles des grèves ou d’autres luttes économiques. La critique, l’autocritique et la recherche de nouvelles voies doivent être constamment présentes.
Au début de 2023, nous avons quitté l’unité où nous avions combattu en tant que volontaires, libres donc de partir à tout moment. Je suis parti pour la Suède, car notre plan commun prévoyait que pendant un certain temps je travaille sur certaines choses là-bas. D’autre part, Dima a commencé, comme convenu, à chercher des occasions pour constituer à nouveau une unité militaire anarchiste. L’opportunité s’était présentée. Dima a réuni un groupe de quelques comps et ils ont rejoint une unité militaire où on leur avait offert la possibilité de créer leur propre média, à condition qu’ils participent d’abord à la bataille et, ce faisant, démontrent d’être prêts pour l’action militaire. On leur avait promis que, après cela, ils auraient pu créer leur propre unité avec ses propres médias, dans laquelle ils auraient pu inviter d’autres compas et qui aurait eu ses propres médias. Malheureusement, Dima et deux autres compagnons sont morts au cours de leur première mission, lors de la bataille de Bakhmout, le 19 avril 2023.
Je pense que si nous prenons au sérieux la lutte révolutionnaire, nous devons poursuivre les efforts que nos compas qui sont tombé.es n’ont pas pu achever. Par conséquent, j’ai tenu pour acquis que je devais retourner en Ukraine et essayer de poursuivre les efforts de Dima. Je suis revenu ici en juin 2023. Nous avons développé des réseaux entre compas anarchistes isolé.es, mais nous n’avons pas réussi à créer une nouvelle unité à nous, parce que ce n’est pas possible à l’heure actuelle, entre autres à cause de la bureaucratie de l’armée. Je suis moi-même actuellement dans l’armée ukrainienne en tant que soldat régulier, donc non plus comme volontaire. J’ai été blessé en novembre de l’année dernière et en mars de cette année et je vais en Suède pour être soigné, car mes blessures sont assez graves. Mon poignet est salement cassé et un morceau d’os a dû être déplacé d’une côte à la main. La guérison demande avant tout du temps et j’ai l’intention de l’utiliser en participant à la lutte anarchiste internationale en Europe.
Comme on le sait, après le début de la guerre, la Finlande et mon pays de résidence, la Suède, avec des communautés avec lesquelles j’ai des liens étroits, ont adhéré à l’OTAN. Bien entendu, je considère qu’il s’agit d’une évolution négative à la fois pour notre mouvement et pour les sociétés de ces pays. Les anarchistes doivent s’opposer à l’OTAN, tout d’abord parce qu’il s’agit bien entendu d’une organisation militaire impérialiste. Deuxièmement, c’est une question de solidarité. Le processus d’adhésion de la Finlande et de la Suède comprenait de nombreux types d’accords avec cet État impérialiste qu’est la Turquie. La Turquie essaye de toutes ses forces de supprimer le projet révolutionnaire le plus réussi de notre époque : la révolution kurde et l’autonomie au Rojava. Si nous acceptons de rejoindre l’OTAN, nous trahissons nos camarades du Kurdistan. En tant que révolutionnaires, nous ne pouvons pas être en faveur de l’OTAN et certainement pas en faveur de l’adhésion de l’Ukraine ou de tout autre pays. Le rapprochement de l’Ukraine avec le bloc impérialiste occidental constitue également une menace pour les travailleur.euses ukrainien.nes, car, avec ce rapprochement, l’exploitation des travailleur.euses va probablement augmenter. Le rapprochement des dirigeants politiques ukrainiens avec la Turquie serait préjudiciable à tous les égards. L’expansion de l’OTAN est bien entendu préjudiciable pour le mouvement révolutionnaire mondial. Même si aujourd’hui nous nous défendons de l’impérialisme russe aussi avec les armes de l’OTAN, nous ne pouvons en aucun cas sympathiser avec le bloc impérialiste occidental, qui comprend aussi l’État dirigé par Erdogan.
En ce qui concerne la russophobie en Ukraine, je dirais qu’il s’agit davantage d’un phénomène culturel que politique. Les discours disant que tous les Russes sont pareil ou que « un bon Russe est celui qui ne peut pas être vu avec une caméra thermique » sont cultivés par des acteurs du secteur culturel qui ont des intérêts matériels dans ce domaine. Même après 2014, les événements de la place Maïdan et le début de la guerre, les produits de l’industrie russe de la culture et du divertissement ont joué et jouent encore un rôle important sur le marché ukrainien. Du point de vue de la production culturelle ukrainienne, cela est désavantageux. L’interdiction de la langue et de la culture russes est probablement plus le fait de l’élite culturelle que de l’élite politique, bien qu’elle soit aussi entérinée par des politiciens. La production ukrainienne de culture et de divertissement de masse n’a pas atteint, en Ukraine, le niveau de la production russe, en termes de popularité. Par exemple, au cours de l’hiver, une nouvelle série télé sur une bande criminelle des années 1980, à Kazan, a été diffusée en Russie. Je pense que toute l’Ukraine l’a regardé. Elle était très populaire. En Ukraine, quelques leaders culturels et aussi des politiciens ont publiquement condamné le fait de la regarder, en mettant en avant la guerre et les récits impérialistes de la série. Malgré tout, on la regardait. Il me semble donc que la haine contre le peuple russe, le mépris pour tout ce qui est russe et russophone sont incités spécifiquement par des acteurs de l’industrie culturelle, motivés par leurs propres intérêts matériels. Au sein de la société, la situation est différente. En outre, une partie importante de l’armée ukrainienne est russophone. L’ancienne députée et philologue Iryna Farion, récemment assassinée à Lviv, était largement considérée comme une personne bizarre, en raison de ses activités bruyantes et ultranationalistes contre la langue russe, et elle a été expulsée de l’université de Lviv à cause de la pression publique.
D’autre part, la création d’un État-nation et le projet de construction nationale sont bien sûr présents en Ukraine. L’Ukraine n’a pas été un État-nation jusqu’en 1991, lorsque plusieurs pays qui se sont séparés de l’Union soviétique ont commencé le processus de construction de leurs propres États. La création d’un État-nation se poursuit en Ukraine et nous, en tant qu’anarchistes, avons sans aucun doute une attitude négative à cet égard. Un autre projet de construction d’un État-nation est également en cours sur le territoire de l’Ukraine – le projet colonialiste de la Russie. Des idées selon lesquelles la langue ukrainienne ne serait pas vraiment une langue et le peuple ukrainien ne serait pas vraiment un peuple et selon lesquelles l’Ukraine devrait rester sous le contrôle de la Russie ont été assidûment diffusées et ont eu un grand impact sur la société, par le biais d’entreprises et d’une certaine partie de l’élite politique ukrainienne. Au moins jusqu’en 2013, une partie importante de l’élite politique était fortement pro-russe. Sur le territoire de l’Ukraine se déroule une compétition entre le projet de construction nationale ukrainien et le projet colonialiste russe. Les deux projets sont préjudiciable du point de vue anarchiste, car un empire et un État-nation sont des instruments d’assujettissement, d’exploitation, de répression et d’injustice. Du coup, nous devons bien sûr nous opposer aux deux.
Dans l’histoire de l’Ukraine, il y a des projets antérieurs de construction nationale. Pendant la guerre civile ukrainienne, ou guerre d’indépendance, dans laquelle différents groupes de gauche et de droite ont été impliqués, a été fondée, entre autres, la République populaire d’Ukraine. Cependant, à la suite de la guerre de 1921, le territoire de l’actuelle Ukraine a été divisé entre la Pologne et l’Union soviétique et le projet de construction nationale a pris fin, pour un certain temps. En 1991, l’une des conditions de la formation d’un État-nation, c’est-à-dire l’émergence d’une élite nationale, était remplie. Dans ce cas, elle a été créé par l’appareil du parti. Dans les dernières années de l’Union soviétique, des projets de construction nationale étaient déjà en cours dans toutes les républiques soviétiques. Quand l’Ukraine est devenue indépendante, une élite locale prête à l’emploi a pris la tête du projet d’État-nation. Une bureaucratie avait également été créée, qui a pu elle aussi être adoptée comme bureaucratie nationale de l’État ukrainien. La mise en place de la direction du parti soviétique et de bureaucrates soviétiques locaux comme dirigeants d’un État indépendant a eu lieu en Ukraine de la même manière que dans beaucoup d’autres anciennes républiques soviétiques, en 1991. Le projet impérialiste et colonialiste a été remplacé par le projet d’État-nation. Comme je l’ai dit, les anarchistes s’opposent aux deux, bien entendu.
Sur la question de ce que je pense que les compas en Europe occidentale devraient faire maintenant, je dirais que cela dépend du contexte local. En Suède, par exemple, il n’y a que quelques collectifs qui se définissent spécifiquement comme anarchistes. Les dynamiques du mouvement y sont variables. À un moment donné, il y avait en Suède de forts groupes de gauche, qui ont travaillé de manière impressionnante sur l’anti-fascisme, par exemple le Revolutionary Front, qui s’est dissous sous la pression de l’État. En Occident aussi, les États répriment l’activité révolutionnaire. De nombreux membres du Revolutionary Front ont reçu des peines de prison, principalement pour des attaques contre l’extrême droite. En Suède, il y a eu aussi un fort mouvement de solidarité qui soutenait la révolution au Rojava. Là, la force du mouvement de gauche en général varie considérablement. Bien entendu, en Suède aussi, les anarchistes devraient s’efforcer, et s’efforcent, de créer une situation où le mouvement soit aussi fort que possible, organisé et prêt à relever des défis historiques.
Il est peu probable que la guerre conduise à la défaite complète de l’Ukraine. Auparavant, il y avait des espoirs que cela mènerait à une victoire militaire de l’Ukraine. Maintenant, il n’y a plus la même certitude de victoire, mais il semble que l’Ukraine ne perdra pas complètement la guerre. Il se peut que la guerre agisse comme un moyen pour imposer l’État-nation ukrainien et unifier artificiellement les couches supérieures de sa société.
En ce qui concerne le soutien des compas occidentaux.les à l’Ukraine, je pense que les gens devraient aborder la question en considérant que nous avons ici des compas qui sont dans des situations difficiles. En tant que mouvement, nous devons montrer notre solidarité envers les compas qui sont dans des situations difficiles. Je pense que c’est le moment de faire des efforts pour un travail d’organisation, à la fois en Occident et en Ukraine. Ici, Solidarity Collectives est une bonne organisation et un bon réseau de volontaires, dont les activités, en plus de l’aide humanitaire, visent spécifiquement à organiser le mouvement. Solidarity Collectives peut être contacté directement pour soutenir de telles activités.
En plus des Ukrainiens, des Russes et des Biélorusses, l’unité militaire anti-autoritaire comprenait aussi des compas occidentaux.ales. Certain.es avaient également une expérience militaire au Kurdistan. Il y avait des compas qui ne connaissaient ni le russe ni l’ukrainien et qui pouvaient communiquer seulement en anglais. Les problèmes linguistiques ont été résolus collectivement et ils ont été surmontés aussi sur le champ de bataille. Harris et Ciya, les compagnons qui sont tombés en même temps que Dima, étaient déjà là depuis un certain temps. Ciya, qui avait aussi été au Kurdistan, participait au Solidarity Collectives et Harris a combattu au sein de la Légion internationale – qui n’était pas une unité anarchiste, ni anti-autoritaire – avant de rejoindre la nouvelle initiative de Dima. Il n’y a actuellement aucune unité militaire anarchiste à rejoindre en Ukraine. Si quelqu’un.e envisage de rejoindre la défense armée de l’Ukraine, c’est bien sûr moralement justifié dans le sens que le peuple ukrainien doit être défendu contre l’agresseur. Si quelqu’un.e veut s’enrôler, il vaut mieux contacter les compas du lieu, d’abord. Cependant, personnellement, je n’inviterais pas les compas à rejoindre l’armée ukrainienne maintenant que nous n’avons pas notre propre unité, au sein de laquelle nous pourrions poursuivre nos propres objectifs. Si on peut en créer une, la situation sera différente et alors bien sûr ce serait bien que des compas de l’Ouest la rejoignent aussi. Mais je pense que maintenant il est vraiment temps de concentrer nos efforts sur la formation d’un mouvement anarchiste unifié et organisé, partout.