Malacoda / vendredi 4 juin 2021
Haut la tête ! Le tournant autoritaire de type nouveau et la répression anti-anarchiste en Italie.
Contribution pour la rencontre à l’espace anarchiste Motín, par quelques anarchistes de la rédaction de Vetriolo. Madrid, 27 février 2021.
Merci aux compagnonnes et aux compagnons pour cette invitation, nous regrettons de ne pas avoir pu venir plus nombreux. Une présence si réduite de notre part s’explique par les restrictions liées aux lois répressives adoptées par les différents gouvernements, avec le prétexte de la pandémie. On aimerait bien revenir, pour des nouvelles discussions, dès que ça sera possible.
Dans les pages de Vetriolo nous avons défini l’ambiance répressive que l’on vit, en Italie et plus en général dans tout l’Occident démocratique, comme un « tournant autoritaire de type nouveau ». Essayons de mieux nous expliquer, par rapport au sens d’une telle définition.
Une des raisons qui nous ont poussés à chercher une définition spécifique pour l’atmosphère répressive de cette époque historique est notre insatisfaction face aux catégories classiques de l’antifascisme. Certains d’entre nous ne penses pas qu’aujourd’hui existe un danger fasciste. Bien entendu, il y a des nombreux fascistes et ils sont aussi très dangereux, mais certains des compagnons de la rédaction ne pensant pas qu’il existe un danger historique, politique, d’établissement de régimes fascistes en Occident. En effet, nous pensons que le fascisme a été une réponse de l’État face au danger révolutionnaire. Étant donné que, aujourd’hui, il n’y a malheureusement pas le danger d’une révolution sociale, nous ne pensons pas que l’État libéral va se transformer en État fasciste.
Tous les compagnons de la rédaction ne sont pas d’accord avec cette déduction. Par contre, nous sommes tous convaincus de l’inadéquation des catégories classiques par lesquelles le fascisme a été affronté, au cours du siècle dernier. Par exemple, la réponse traditionnelle au fascisme a été incarnée par l’ainsi-dit « frontisme ». Ici en Espagne, vous avez connu le cas classique de « frontisme » : le Front populaire. Le Front populaire est une large alliance de toutes ces forces qui, pour des raisons différentes et souvent radicalement divergentes, s’opposaient à l’avancée des forces de Franco. Il s’agit donc d’une alliance qui voyait ensemble des forces autoritaires et des individualités anti-autoritaires, des forces bourgeoises et des forces prolétariennes. On peur voir les horreurs historiques du Front populaire lorsque des anarchistes deviennent même ministres, dans le gouvernement républicain. Le fait que la révolution sociale n’a pas été vaincue par Franco, mais, avant lui, par les forces du Front populaire est un fait historique : le désarmement des milices, la restitution aux anciens propriétaires ou la nationalisation des entreprises autogérées de Catalogne, le refus de donner leur indépendance aux colonies au Maroc, l’assassinat de nombreux anarchistes de la part des communistes, etc. Des choix, ceux du Front, qui, en plus d’être éthiquement ignobles, ont par ailleurs été contre-productifs même pour la lutte armée contre le fascisme. En Italie, on a connu un exemple encor plus mauvais de frontisme, avec le CLN – le Comitato di Liberazione Nazionale [Comité de Libération National, comprenant tous les partis (à l’exception bien entendu du Parti fasciste républicain), qui a dirigé la Résistance ; NdAtt.]. Le CLN a été une alliance tellement large qu’il a garde ensemble des communistes, des socialistes, des membres de la Démocratie Chrétienne et même des monarchiste. Tous unis, avec l’objectif d’évincer les fascistes et les occupants allemands. Un front tellement élargi qu’il a choisi un ex-dignitaire fasciste, Pietro Badoglio, comme Président du conseil des ministres pour les territoires « libérés ».
Puisque nous pensons que l’antifascisme porte avec soi, dans son ADN, le germe du frontisme, nous préférons ne pas parler de nouveau danger fasciste, pour la période historique que nous sommes en trains de vivre, mais de tournant autoritaire de type nouveau. Cela signifie que aussi la réponse des anarchistes, la seule réponse révolutionnaire possible aujourd’hui, se doit d’être une réponse anti-autoritaire de type nouveau.
Cette hypothèse que nous avançons ne se fonde pas seulement sur les éventements du passé, mais elle trouve une confirmation aussi dans des dynamiques actuelles. Pendant les dix dernières années, nous avons assisté à une lutte pour le pouvoir, partout dans le monde, entre des forces nationalistes, les ainsi-dits souverainistes de la nouvelle droite de Trump, Salvini, Bolsonaro, Orban, etc., et les forces libéristes, les forces de la globalisation, incarnées par les élites européistes, la BCE, le Parti Démocrate aux États-Unis. Ces deux forces qui s’affrontent pour le pouvoir sont toutes les deux nos ennemies. Ces deux factions de la bourgeoisie mondiale sont toutes les deux porteuses du tournant autoritaire de type nouveau. Le fait de nous focaliser seulement sur la lutte contre les droites risquerait de nous transformer en alliés objectifs des libéristes, de l’Union Européenne, des multinationales, de la gauche américaine. On l’a vu justement aux États-Unis, où les luttes antifascistes et antisexistes ont été récupérées, au final, pour amener à la victoire Binden. Un nouveau président qui menace d’être beaucoup plus agressif que Trump en ce qui concerne la politique étrangère (il est déjà en train de menacer la Russie, la Chine et l’Iran).
Les gouvernements changent, mais les politiques restent toujours les mêmes. Le tournant autoritaire de type nouveau a subi une accélération incroyable lors de cette dernière année de pandémie. Tous les gouvernements, de tous les couleurs, ont émané des lois qui sont liberticides en ce qui concerne le temps libre des individus et, en même temps, extrêmement permissives par rapport à la production industrielle. Les contrôle social est passé par les nouvelles technologies, par le amendes, le terrorisme médiatique et l’obéissance de masse. On peut sortir de chez soi seulement pour aller se faire exploiter.
La situation en Italie est particulièrement dure. Pour ce qui concerne la répression de masse, nous avons eu le confinement le plus dur de tout l’Occident. Pendant que 60 millions d’individus étaient littéralement enfermés aux arrestations domiciliaires pour environs 10 semaines, Confindustria [le Medef italien ; NdAtt.] faisait du lobbying afin que leurs usines restent ouvertes, en faisant flamber le nombre des contaminations et en faisant donc rallonger les mesures restrictives pour le reste de la population.
Les lois de répression collective de cette dernière année se sont ajoutées à une législation contre-révolutionnaire déjà très sévère. Les lois spéciales rédigées entre la fin des 70 et le début des 80 du siècle dernier, pour contrer la diffusion de la lutte armée, n’ont jamais été abolies : au contraire, elles ont été progressivement endurcies, au fil de ces derniers trente ans.
Aujourd’hui, des nombreux anarchistes sont soumis à la Surveillance spéciale, une disposition de police qui ne passe même pas vraiment par un tribunal et qui empêche au compagnon qui en est frappé de faire toute activité politique, de participer à des manifestations, de rencontrer des repris de justice, de sortir le soir ou de changer de ville sans en informer à l’avance la police. Si l’on enfreint ces mesures, on risque la prison ou de se faire rallonger la durée de la Surveillance spéciale.
Ces dernières années, des dizaines d’anarchistes ont été arrêtés grâce à l’article 270bis du Code pénal. Un article qui frappe les « associations subversives », donc le simple fait de s’associer, indépendamment du délit précis dont on est accusé. La peine pour le 270bis arrive jusqu’à 15 ans de prison, dans des régimes de détention spéciaux (normalement les prisonniers à caractère politique sont enfermés dans les sections AS2, mais à ce jour il y a encore en Italie trois prisonniers communistes [Nadia Lioce, Marco Mezzasalma et Roberto Morandi, des Brigate Rosse per la Costruzione del Partito Comunista Combattente, les ainsi-dites « nouvelles Brigades rouges » ; NdAtt.] enfermés dans le régime 41bis, la prison dure pour la mafia). L’article 270bis a donc été utilisé, au cours des années, pour frapper non seulement les personnes qui étaient accusées d’avoir effectué des actions directes, mais aussi pour frapper les rédactions de journaux anarchistes, certains blogs, tous les compagnons qui relayaient des revendications d’actions, qui déclaraient leur proximité avec les contenus ou avec les pratiques qui y étaient exprimées, qui organisaient des moments de solidarité ou qui récoltaient de l’argent pour les procès.
Nous voulons raconter tout cela sans aucun victimisme. L’État frappe, souvent au hasard, parce qu’il est attaqué. S’il y a eu une force qui, en ce nouveau siècle, a attaqué le pouvoir, spécialement en Europe et en Amérique Latine, c’est l’anarchisme. Deux compagnons, Anna Beniamino et Alfredo Cospito, ont récemment été condamnés à 16 ans et 6 mois de prison l’une et à 20 ans l’autre, lors d’un maxi-procès qui, au fond, voulait juger toute l’histoire de la Federazione Anarchica Informale. L’histoire de l’insurgence de ces derniers 20 ans est réduite par le pouvoir à l’histoire des vicissitudes criminelles de quelques compagnons. Une histoire qu’ils espèrent pouvoir enterrer en enterrant ces compagnons sous des années de taule.
Mais on ne va pas se plaindre. L’État devient de plus en plus autoritaire, au fur et à mesure que le contrôle social du capitalisme entre de plus en plus en crise. De ce point de vue, il nous semble que l’actuelle pandémie mondiale ne représente pas une nouveauté qualitative, mais un élément d’accélération d’un processus déjà en cours depuis longtemps.
Nous tenons donc à souligner que ce tournant autoritaire de type nouveau, qui frappe les anarchistes et qui frappe désormais toute la société, en général, est en train d’avancer, sans que – en Italie et dans le monde entier – il y ait une modification effective de la forme politique démocratique des États, pour l’instant. Les constitutions n’ont pas été suspendues, les parlements n’ont pas été fermés, les syndicats n’ont pas été dissous. Il s’agit là d’une nouveauté caractéristique du nouveau régime autoritaire du XXIe siècle. Contrairement à il y a 100 ans, le tournant autoritaire d’aujourd’hui a lieu sans coups d’État ni « révolutions fascistes ». Il arrive dans le contexte de la formalité démocratique, voire, en Italie, dans le contexte d’une république parlementaire caractérisée par des gouvernements qui sont généralement faibles et de courte durée. Bref, aujourd’hui l’État est tellement raffiné qu’il est parfaitement en mesure de mettre en œuvre une suspension effective des « libertés » de ses sujets sans porter le moins du monde atteinte à sa structure formelle démocratique, voire en conservant ses crises et ses mésaventures ministérielles.
Nous devons donc éviter de tomber dans le piège d’une dynamique défensive, d’une simple résistance. Il n’y a pas besoin de résister à l’avancée d’un régime dictatorial, il n’y a pas besoin de faire front commun avec les démocrates, les libéraux, la gauche. Il y a plutôt besoin de déclarer la faillite d’une organisation sociale qui se fonde sur l’autorité de l’État et sur la propriété du capital. Nous devons passer à l’attaque, contre une société pourrie, une société qui est désormais gardée en vie en « réanimation ». Couper les tubes de sa perfusion, débrancher la prise. Et recommencer à respirer.