Fenrir, pubblicazione anarchica ecologista, n° 9 / juin 2018
Gabriel Pombo Da Silva est un compagnon anarchiste individualiste, récemment sorti de prison, après 32 ans d’enfermement. Actif depuis sa première jeunesse, pendant la dictature franquiste, avec une série de braquages de banques et d’autres actions, il a continué à lutter à l’intérieur des prisons, avec de continuelles tentatives d’évasion et de dures luttes menées avec d’autres compagnons dans les sections spéciales de torture FIES. En cavale à partir d’octobre 2003, à l’occasion d’une permission de sortie, il a été arrêté à nouveau l’année suivante, après une longue course-poursuite et une fusillade avec les flics. Depuis la prison, il a continué à contribuer au débat anarchiste, avec des nombreux écrits combatifs, dont certains rassemblés dans le livre « Diario e ideario de un delincuente » [publié la première fois en 2006 ; NdAtt.]. Depuis juin 2016, il est enfin libre, mais les gouvernements de différents pays continuent à l’impliquer dans des opérations répressives anti-terroristes (d’abord Ardire, après Scripa Manent et Buyo), en essayant de se venger du fait qu’il n’a jamais baissé la tête ni renoncé à lutter.
Tu es arrivé en prison très jeune et t’y as passé plus de 30 ans, pourrais-tu nous raconter quelque chose du milieu dans lequel t’as grandi et de la vie que tu as vécu avant de ta longue incarcération?
Eh bien, rien que pour répondre à votre première question il faudrait un livre… justement mon enfance et le contexte où elle a eu lieu ont été décisifs pour la formation de ce que je suis… ce que, avec humour, j’ai défini ma “yoedad” [jeu de mot intraduisible entre yo, « je, moi », et le suffixe -edad, que l’on pourrait traduire comme « -té » (comme dans « beauté », « nouveauté », etc. ; NdAtt.].
Enfin, j’ai grandi dans un quartier ouvrier et paysan pendant une dictature fasciste… un quartier plein de gens pauvres et rebelles. Des gens qui se mettaient ensemble – on se mettait ensemble – pour exproprier le capital et ses marchandises, car on nous gardait plongés dans la misère et dan la violence. A la suite de ce type de relations, beaucoup de nous ont fini tué.e.s, emprisonné.e.s ou en clandestinité. Je parle d’un contexte qui est difficile à expliquer en des termes théoriques, étant donné que notre rébellion était pratique… c’est à dire qu’on punissait les fascistes, on se réappropriait de leurs armes, on braquait banques et distributeurs d’essence, on soutenait nos frères et nos sœurs prisonnier.e.s et leurs familles, on prenait soin du quartier… je ne sais pas… on était le quartier.
On était conscient.e.s qu’on aurait fini avec une balle dans la tête ou bien en taule, mais cela ne nous préoccupait pas. C’était pire d’être pauvres et de subir des brimades. j’ai commencé les braquages vers 13/14 ans. Au vu du contexte et de ma formation défaillante (pas pour rien: j’étais un enfant) je savais à peine faire la différence entre « communisme » et « anarchisme ». Je suppose que ça a été en prison (où j’ai eu beaucoup de temps pour ma « formation théorique »), pendant les années 80, que j’ai commencé à me définir en tant qu’anarchiste.
A quel moment de ta vie, et à la suite de quelles réflexions ou expériences, t’es arrivé à te définir en tant qu’anarchiste? Quelle est ta conception personnelle de l’anarchisme?
Je pense que la première fois que j’ai entendu le mot « anarchistes » ça a été par la bouche de mon grand-père (qui a été soldat et prisonnier de guerre pour la République). C’est mon grand-père qui m’a appris à haïr les fascistes… et aussi à tirer avec un fusil « Naranjero » qu’il gardait caché. Mon grand-père pensait qu’un bon partisan devait être capable en toute situation de survivre dans la nature et de savoir tirer. Cela était la synthèse de la synthèse de son communisme primaire… lui et ma grand-mère étaient communistes et paysan.ne.s.
J’ai commencé à me définir en tant qu’anarchiste à la fin des années 80… avant j’étais communiste, anti-impérialiste et des trucs comme-ça. Ma conception de l’anarchisme a affaire, foncièrement, à une « éthique appliquée » (dans toutes ses manifestations) à un niveau individuel, contre toute expression de pouvoir/autorité. Ma vie, dans tout son ensemble, s’appuie sur ces valeurs qui me définissent en tant qu’anarchiste. Il n’existe aucune séparation entre « dire » et « faire »… je ne suis pas un politicien, ni un syndicaliste. En tant qu’anarchiste, JE VIS et je pratique l’Anarchie. Je ne délègue RIEN à PERSONNE, ce qui signifie que je dois apporter une réponse à tout ce qui m’arrive. Tout comme je ne crois pas à la prétendue justice, bourgeoise, et à son droit de pillage et de génocide, je défends et je pratique l’action directe. C’est pas pour rien si, malgré mes 32 ans de prison (dont 23 en isolement), je continue à faire l’objet de persécutions… à cause de mes idées « séditieuses » et de ma vie « dissolue », hé hé.
Bon, sérieusement… je crois en toute individualité subversive et radicale qui s’expérimente soi-même et ne craint pas les conséquences de ce qu’elle est et de ce qu’elle vit. Je crois dans l’association de ces individualités qui conspirent pour atteindre le tout et le néant… je crois que Renzo Novatore dirait cela de façon plus poétique.
Quelles sont les lectures et les réflexions qui ont le plus inspiré ton développement personnel ?
J’ai lu des milliers de livre : de politique, de sociologie, d’anthropologie, de philosophie, de biologie, etc. Rien que dans le cadre de la littérature politique, j’ai lu les classiques du « socialisme ». Depuis le communisme d’État, au communisme ouvrier, au collectiviste, etc. en passant par l’école de Francfort et les situationnistes, les surréalistes, les déconstructionnistes… bref, lire est tellement important, comme analyser ce que l’on est en train de lire. Débattre, partager, démonter, construire… un langage et des concepts qui correspondent à ce que l’on est et à ce vers quoi on tend. Tous les livres que j’ai lu, et chacun d’entre eux, m’ont servi pour mon développement. Ce n’est pas un hasard si j’ai étudié philosophie et anthropologie.
En ce qui concerne les auteurs anti-autoritaires, j’ai commencé par les classiques, comme Bakunine, Kropotkine, Emma Goldman, Malatesta, etc. en continuant par Netchaïev, Armand, Thoreau, Hakim Bey. Naturellement, ne peuvent pas manquer tous les auteurs de la terre ibérique et de sa révolution. J’ai lu tous ces livres et brochures qui traitent de groupes armés et révolutionnaires : depuis les classiques de la guerrille urbaine, en passant par ces groupes comme les Cangaceiros, le MIL et d’autres expressions armées « minoritaires », comme Malcom X, les Black Panthers… depuis Unabomber à la Symbionese Liberation Army, etc. bref, j’ai toujours été intéressé par ces instruments théoriques et pratiques que les damné.e.s de la Terre se sont donnés. La parole, si elle n’est pas suivie par l’action/la pratique, ne nous sert à rien !
Tu as été enfermé pendant des longues années en Espagne, dans le rude régime FIES, où t’as vécu dans des conditions extrêmement difficiles et t’as été torturé, où tant de tes compagnons sont morts, mais où tu as aussi mené des nombreuses luttes très importantes. Qu’est ce qui t’a laissé une expérience de ce type ?
La prison, le régime FIES et l’administration de la justice correspondent à ce que je pressentais déjà étant enfant, c’est à dire que tout moyen est légitime afin d’exécuter ces assassin.e.s répugnant.e.s
Je n’ai pas de problème à revendiquer toutes et chacune des actions que j’ai faites contre les flics et leurs taules. J’ai appris que n’importe lequel type de pouvoir a une « faille », un point faible, quelque chose qui le rend relatif. L’anarchiste est un.e conspirateur.trice qui doit pouvoir utiliser tous les moyens à sa disposition pour subvertir ou détruire l’ordre imposé. Je suis fier d’être un des individus qui ont réussi à créer et à fonder une organisation en prison qui a réussi à mettre à genou l’État espagnol. Évidemment, ils ont utilisé toutes les raisons d’État pour nous assassiner et nous torturer… que c’était légal ou illégal, ne faisait pas de différence. Or, le pouvoir se sert de l’ « apparat judiciaire » comme d’ « escadrons d’hommes de main »… voilà ses moyens pour réaffirmer son pouvoir.
Il était arrivé un moment (après des années de soumission à la terreur et aux tortures) quand nous avons « perdu la peur de mourir ». Être « vivants » ou être « inexistants » c’était la même chose. Nous avons retourné la terreur et les avons terrorisés… en apprenant que la terreur est une arme tactique fondamentale. Nous avons partagé la violence extrême.
Je pense que ce que le FIES a signifié pour moi c’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Je dois écrire (par de vrai, maintenant) mon autobiographie.
Après environ un an de cavale, tu as été arrêté à nouveau en Allemagne et tu as été emprisonné là-bas pendant d’autres années, jusqu’à ta libération. Quelles sont les différences que tu as remarqué entre le régime de détention allemand et l’espagnol ? Quels sont les avantages et les désavantages du nouveau modèle de prison « démocratique » et « moderne » de l’Europe du nord ? Comment la réalité de la prison a changé, ces dernières années ?
Parler de la prison, des changements techniques-architectoniques et de la composition sociale des prisonnier.e.s d’un pays nécessite du temps… figurez-vous si c’est de deux pays! Si, quand on est libres, on s’aperçoit à peine des changements, parce qu’ils sont graduels, en prison on les aperçoit seulement en tant que nuances de gris.
La prison est l’appropriation absolue du temps et de l’espace de la part du pouvoir. Le/la prisonnier.e qui veut résister doit apprendre à connaître sa cellule et ses matons. Le but reste l’évasion… le mieux serait la destruction et finalement une évasion de masse. Mais ça c’est l’IDÉAL.
Comment a été la solidarité des compagnonnes et des compagnons anarchistes en Allemagne, pendant ta détention ?
Personnellement, j’ai toujours joui d’un circuit de solidarité large et varié. Ma détention à Aix-la-Chapelle a eu un écho et un retentissement international très fort, à un point que, à partir de ce triste 28 juin, des compas que je connaissais déjà en ont rencontré et en ont connu d’autres que je ne connaissais pas. De plus, j’ai commencé une intense relation par correspondance, et avec des réalités géographiquement lointaines et avec des compas des différents réalités politiques et des contextes qui m’ont aidé à me développer tant d’un point de vue humain que « politique ».
En ce qui concerne la « solidarité » de la part des activistes allemand.e.s, il faut dire que j’ai reçu plus de soutien (politique-pratique) de la part du milieu communiste-anti-impérialiste (par exemple des anciens prisonnier.e.s ou sympathisant.e.s de la RAF) que de la part des dit.e.s anarchistes. Pas seulement… les « Graswurzel-Revolutionäre » [sorte d’alternativistes et de citoyennistes ; NdAtt.] qui se définissent anarchistes sont une caricature laide de ce que devrait être un.e anarchiste et plus largement un.e révolutionnaire/une.e rebelle.
Pendant ma détention à Aix-la-Chapelle, j’ai vraiment reçu une solidarité révolutionnaire incroyable. Il suffit de se rappeler de la grève de la faim de 2009, en souvenir de Mauricio Morales et de toutes les personnes mortes dans la lutte contre l’État et la capital.
Je suppose que ça a été précisément pendant cette détention que j’ai commencé à être la « cible » des services secrets européens. Il n’y a pas de doute que la « cause » d’une telle persécution ont été le discours et l’activité que j’ai « hardiment » montré et développé avec tous et chacun de mes écrits/initiatives.
Tu es sorti après plus de trente ans de prison (cavale mise à part) et tu aurais remarqué que la société a beaucoup changé ; qu’est ce qui t’a le plus frappé ? Comme vois-tu le rapport entre individu et société aujourd’hui ?
Ce qui m’a plus frappé est le constat du niveau d’assimilation massive des nouvelles technologies, d’une telle façon que presque tout marche de manière acritique et dépend plus ou moins strictement de la technologie… des interrelations virtuelles et technologiques qui font partie de chaque aspect/gestion ou de toute valeur de nos existences.
La « société » d’où je viens a été radicalement changée. On ne peut pas parler d’une société « de classe » (évidemment là où la « classe » opprimée est consciente d’être et d’agir en tant que telle) dans une société aliénée et atomisée. Les technologies ont transformé le système de production et, par conséquent, les interrelations production-capital-travailleur.euse.s ont été complètement modifiées.
A ton avis, quel peut être le rôle des anarchistes dans la société actuelle ? Est-ce que tu crois à la possibilité que la tension anarchiste puisse provoquer ou favoriser une insurrection d’envergure ? Quel pourrait être notre contribution aux conflits sociaux qui se déclencheront à l’avenir ?
Je fuis prudemment toute forme d’ « étiquetage » qui me fasse parler au pluriel. A cause de ça je maintiens que, à mon avis, l’anarchisme est une tension pratique contre tout aspect de la domination et que cette tension commence à l’intérieur de chaque individu qui se donne cet objectif. Notre objectif est de mettre les instruments et les connaissances au service des « autres », de façon que l’insurrection ne soit pas affaire de peu de monde, pour que celles-ci/ceux-ci ne se croient pas des « spécialistes » et des « délégué.e.s » ; nous tou.te.s devons apprendre des autres.
Je crois que les insurrections qui auront lieu ne seront pas seulement des affaires d’ « anarchistes ». De fait, et selon le contexte, les fractures et les rébellions sont produites par des exclu.e.s de tout type qui peuvent aussi être réfractaires à tout sorte d’étiquetage politique. Notre défi serait de parler d’anarchisme pratique, sans l’inutile logorrhée « politicienne ». Voilà donc que notre meilleure contribution serait de donner du sens pratique aux explosions de rage spontanées et nous organiser…
Le développement technologique imprègne de plus en plus chaque aspect de la société et des nos vies et relations, en renforçant, au même temps, ceux qui détiennent le pouvoir. Quelles sont tes réflexions à ce propos ?
Je crois que dans cette question il y a déjà, implicite, la réponse. C’est à dire que le « développement technologique » est inhérent au pouvoir, il sert toujours pour renforcer le pouvoir que l’on a sur autrui. Il n’y a pas de technologie « neutre », cela a été confirmé dans le cours des siècles. Mais c’est un fait aussi que la technologie est arrivée pour rester de façon définitive et que les être humains s’agenouillent devant elle…
Non seulement le anarchistes, mais aussi l’immense majorité de l’humanité ne comprend pas que nous sommes de l’énergie pour la civilisation. Comme dans le film de Matrix, nous sommes des batteries qui, avec nos « faux désirs » (endoctriné.e.s par la télé, par la mode, par la société, etc.), alimentent la civilisation et le capitalisme atomique-technologique. Seulement notre opposition totale à la « pensée unique », ainsi que la création de communautés alternatives pourraient nous préparer à un changement ou une fracture plus large.
Quelles sont, selon toi, les nuisances les plus directement responsables de la dévastation de la planète et des êtres vivants, qu’il faudrait donc contrer en priorité ?
Justement le capitalisme techno-industriel, qui a créé la richesse capable de créer un nouveau paradigme existentiel, un nouveau modèle économique, politique et social. Comment convaincre le reste du monde qu’il fait se ré-inventer ? Qu’il faut se passer des « choses » auxquelles on a été habitué.e.s et « éduqué.e.s » ?
Tu a été impliqué dans plusieurs des opérations répressives contre les anarchistes, notamment de la part de l’État italien, qui t’a impliqué d’abord dans l’opération Ardire, puis, aujourd’hui, dans l’opération Scripta Manent, pour laquelle tu passes en procès, avec ta compagne Elisa. De plus, tu as été récemment visé par une autre opération, appelée Buyo, manigancée par l’État espagnol, suite à laquelle ton habitation a été perquisitionnée et tu devras passer en procès. Quelle est la raison, selon toi, de cet acharnement à on encontre ? Comment analyses-tu ce type d’opérations répressives ?
Lors de certaines des rencontres auxquelles j’ai participé, j’ai « disserté » de certains aspects de ces opérations… cependant, les personnes qui fréquentent ces espaces ne semblent pas être tellement « préoccupées ». Peut-être parce que, quand nous ne sommes pas en train de lutter, ça nous est égal que des zigotos de tous les types se pavanent.
Je sais clairement qu’ils me persécutent et qu’ils continueront à me persécuter, parce que je suis un optimiste récalcitrant incapable d’arrêter de rêver et encore plus incapable de ne pas suivre ce que mon cœur me dit. Au fait, ils me persécutent parce que je parle fort et clairement.
La nouvelle édition de ton livre vient de sortir, en Espagne. Veux-tu nous en parler ? Quand sortira une édition aussi en italien ?
Mon livre, « Diario e ideario de un delincuente… y otros escritos », est sorti surtout parce que j’ai voulu l’actualiser en y ajoutant les textes écrits à Aix-la-Chapelle qui ont contribué à l’histoire insurrectionnelle de l’anarchisme. Je ne peux pas discuter de ce que j’ai vécu sans, d’abord, le diffuser. J’espère qu’il sera une occasion pour créer un débat. J’espère que l’on arrive à perdre la peur de parler, pour, ensuite, pouvoir agir. J’aimerais qu’une édition italienne sorte déjà, on est prêt.e.s à le traduire, mais il faudrait connaître les possibilités économiques, avant de se mettre à la tâche. Malheureusement, nous n’avons pas un portefeuille d’où tirer des ressources…
Quels sont tes projets pour l’avenir ?
Je ne sais pas qu’est ce qu’est l’avenir. Je sais seulement que je continuerai à lutter jusqu’à ma mort.
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Note d’Attaque : Gabriel est actuellement en prison en Espagne. Pour lui écrire :
Gabriel Pombo Da Silva
C.P. Mansilla de las Mulas
Place Villahierro s.n.
24210 – Mansilla de las Mulas (León)
Espagne