CQFD n°193 / décembre 2020
La loi « Sécurité globale » va bien au-delà de l’interdiction de diffuser des images « malveillantes » de policiers. Entre autres joyeusetés, elle autorise les pandores à utiliser des drones. Un basculement décisif vers la société de contrôle technologique rêvée par le ministère de l’Intérieur dans son tout récent Livre blanc de la sécurité intérieure.
Dans les rues de Marseille et d’ailleurs, ce samedi 21 novembre, c’est manif contre la loi « Sécurité globale ». Et sur les banderoles, les slogans se concentrent contre le fameux article 24 : « Votre loi c’est du floutage de gueule » ; « Police floutée justice aveugle » ; « Laisse-moi filmer la peau lisse de mes fesses »… une semaine plus tard, rebelote, avec un cortège beaucoup plus massif et agité. Cette fois-ci, la glaçante vidéo du tabassage policier de Michel Zecler, producteur de musique parisien noir, est dans toutes les pensées. L’onde de choc a forcé Emmanuel Macron à exprimer fort hypocritement sa « honte » sur Facebook, tandis qu’au micro de France Info, le député LREM Jean-Michel Fauvergue évoque les faits avec des trémolos dans la voix. Mais si l’ancien patron du Raid dénonce opportunément « les barbares en uniforme », il n’envisage pas un instant de renoncer à la « belle loi » dont il est le co-rapporteur.
Textuellement, dans sa version votée en première lecture par l’Assemblée le 24 novembre, le fumeux article 24 consiste à interdire la diffusion d’images de policiers, quand ceux-ci sont identifiables et que cette diffusion est effectuée « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte » à l’ » intégrité physique ou psychique » des agents. Dans les faits, cette disposition donnera aux flics un prétexte magnifique pour empêcher quiconque de filmer des violences policières. Car en France, qui est chargé de constater les infractions ? Les policiers. Qui peut interpeller et placer en garde à vue ? Les policiers, qui seront donc juge et partie. Sûr, à la fin de la procédure, c’est bien un vrai magistrat qui décidera de condamner ou non le vidéaste – au maximum à un an de prison et 45 000 € d’amende. Mais même si l’affaire s’achève par une relaxe, le mal sera déjà fait…
Cet article 24 est aussi problématique juridiquement, notamment à cause du flou qui entoure les notions d’intentionnalité de nuire et d’intégrité psychique. Nonobstant l’acharnement du ministre de l’Intérieur, rien n’assure qu’il survivra à son passage au Sénat (a priori en janvier) puis à son examen par le Conseil constitutionnel. C’est en tout cas l’intuition d’un membre actif de La Quadrature du Net, association de défense des libertés à la pointe de la lutte contre la surveillance de masse : « Pour moi, l’article 24 finira par être retoqué à un moment ou à un autre. Ça me rappelle l’article le plus controversé de la loi anti-casseurs de 2019, celui par lequel le préfet pouvait interdire à certaines personnes de manifester, qui a finalement été cassé par le Conseil constitutionnel. Cet article faisait office de chiffon rouge, et tous les autres sont passés crème. C’est pareil cette fois-ci. L’article 24 est un truc à lâcher s’il y a une forte mobilisation [1], mais tout le reste sera validé. »
Des espions dans le ciel
Le reste ? Citons d’abord l’article 25, qui autorise les policiers hors service à pénétrer avec leur arme dans les établissements recevant du public, sans que le gérant puisse s’y opposer. Voir des flics bourrés sortir leur flingue dans les discothèques et restaurants à la moindre algarade, on a hâte !
En attendant, revenons aux premiers articles de la loi, qui étendent les prérogatives de la police municipale. Désormais, celle-ci pourra verbaliser la vente à la sauvette, la conduite sans permis ou sans assurance, l’occupation de halls d’immeuble, l’usage de stupéfiants, la réalisation de tags… Un outil de plus dans la main de maires réactionnaires désireux d’imprimer une marque sécuritaire – nul doute qu’Estrosi frétille, Nice job…
Suivent plusieurs articles encadrant et renforçant le secteur de la sécurité privée, puis on en arrive aux outils de vidéosurveillance. Une avalanche. D’abord, c’est l’article 20 bis qui facilite à la police l’accès aux images des caméras des halls d’immeubles. Jusqu’ici, ces vidéos ne pouvaient être transmises aux forces de l’ordre que « lors de circonstances faisant redouter la commission imminente d’une atteinte grave aux biens et aux personnes ». Désormais, ce sera notamment possible « en cas d’occupation par des personnes qui […] nuisent à la tranquillité des lieux ».
Vient ensuite l’article 21, qui se penche sur les caméras-piétons des policiers, autorisant la transmission de leurs images en temps réel au poste de commandement. D’ici quelques années, quand les technologies de reconnaissance faciale seront au point et que les fichiers biométriques auront fini de recenser les visages de la population tout entière, n’importe quel préfet de police pourra connaître en direct le nom de chaque manifestant croisé par un pandore.
Puis c’est l’article 22 et la légalisation de l’usage des drones [2] pour la surveillance de l’espace public et la traque de suspects. Un vrai changement de paradigme, vu les prouesses techniques de ces engins, capables de filmer à grande distance en toute discrétion. Désormais, plus un centimètre carré du territoire ne pourra échapper à l’œil inquisiteur de la police – sauf les espaces invisibles du ciel.
Jusqu’à la reconnaissance d’odeur
Par tous ces aménagements juridico-technologiques, résume La Quadrature du Net [3], la loi de « Sécurité globale » vise à « faire entrer la surveillance dans une nouvelle ère : celle de la multiplication des dispositifs de captation d’images (caméras fixes, caméras sur les uniformes, caméras dans le ciel), de leur croisement afin de couvrir toutes nos villes (espaces publics ou privés) et de leur analyse massive par des algorithmes, avec en tête la reconnaissance faciale ».
La première étape d’un futur dystopique d’ores et déjà esquissé dans le Livre blanc de la sécurité intérieure, publié le 16 novembre par la place Beauvau [4], qui fantasme des milliards d’euros d’augmentation de budget d’ici 2030. Entre autres délires technologiques, ce document programmatique rêve d’une analyse automatisée des réseaux sociaux – « La sécurité civile et la gendarmerie nationale ont déjà participé à de premiers partenariats prometteurs avec des chercheurs spécialisés. » Il s’enjaille également sur les lunettes et casques à réalité augmentée : « Plusieurs cas d’usages en matière de sécurité sont à explorer », qu’il s’agisse de reconnaissance du visage ou de « lecture automatisée » des plaques d’immatriculation.
Long de 332 pages, le texte envisage aussi le développement de lecteurs d’empreintes digitales sans contact – et l’utilisation de ces empreintes comme outil d’identification lors des contrôles d’identité. Il propose de multiplier les recherches sur la reconnaissance vocale (en créant notamment une première base de données de voix) et même sur… la reconnaissance d’odeur. « L’odorologie repose sur le principe scientifiquement validé de l’unicité et de la stabilité de l’odeur humaine », explique le document en un jargon fort poétique, nous apprenant aussi que « le contact direct avec un objet […] n’est pas indispensable au dépôt de l’odeur individuelle sur cet objet ». En deux mots : ça pue.
Enfin, ce « livre blanc », qui entend notamment préparer la sécurisation des Jeux olympiques de Paris 2024, n’oublie pas de plaider pour des expérimentations de reconnaissance faciale dans l’espace public, rappelant au passage que « les performances de [cette] technologie progressent très vite »…
Les rédacteurs de ce programme sécuritaire en ont conscience : la mise en place de ces technologies de rupture soulève d’importantes questions, juridiques comme éthiques, et ne manquera pas de susciter « de réelles résistances ». Des oppositions qui « ne pourront être réduites que par une pédagogie soutenue et une progressivité compatible avec l’élaboration de compromis sociaux » – autrement dit : la propagande et la technique de la grenouille dans la marmite d’eau. Nous voilà prévenus.
Clair Rivière & Emilien Bernard
Notes :
[1] À l’heure où nous mettons sous presse, nous apprenons d’ailleurs que le patron des députés marcheurs, un certain Christophe Castaner, plaide pour une « réécriture complète » de l’article 24.
[2] La préfecture de police de Paris a déjà pris l’habitude de les utiliser, en l’absence de tout cadre réglementaire et en dépit de l’interdiction temporaire édictée par le Conseil d’État en mai dernier.
[3] Dans un article publié sur son site : « “Sécurité globale” : l’Assemblée nationale vote pour la technopolice », 24/11/2020.
[4] À ce sujet, lire l’analyse publiée par La Quadrature du Net sur son site : « La technopolice, moteur de la sécurité globale », 19/11/2020.