Il Rovescio / lundi 1er septembre 2020
Sur l’opération Bialystok
Ces courtes annotations, issues d’une première, rapide, lecture des documents sur l’opération Bialystok à ma disposition, ont été écrites pour permettre une compréhension (bien que superficielle, à cause du point de vue subjectif) des éléments les plus importants de cette nouvelle enquête anti-anarchiste et des développements répressifs qu’on peut en déduire. Depuis toujours, les vagues répressives suivent les mouvements cycliques du conflit social, à un tel point que parfois on a la tendance à dire que « ce n’est rien de nouveau ». Cependant, l’analyse des changements de paradigme et des instruments qui sont utilisés, en plus des changements de la société en général, nous permet de contextualiser ces vagues répressives, en identifiant leur causes et leurs objectifs spécifiques, ainsi que de développer les stratégies de résistance et de contre-attaque les plus adéquates. En effet, la répression n’est pas inaltérable et la compréhension de ses changements devrait intéresser ceux/celles qui se donnent pour but de « faire toujours mieux » dans la lutte anarchiste contre tout pouvoir.
Dans le cas précis qui me concerne, la partie la plus intéressante est le rapport que le Procureur a fourni au Juge d’instruction, au moment de la demande de détention préventive. Dès les premières pages, on aperçoit clairement la « vue d’ensemble » que l’enquête veut se donner ; son objectif déclaré est de comprendre l’évolution récente du mouvement anarchiste actif sur le territoire italien, plus en particulier de comprendre celle que certaines personnes appellent la « Nouvelle Anarchie ».
Dans ce but, le Proc’ fait une large utilisation de la reconstruction historique élaborée dans le cadre de l’enquête Scripta Manent, à partir de la « scission » du mouvement à la suite de l’enquête Marini [à la fin des années 90 ; NdAtt.], entre une « fraction favorable à a lutte armée » (prônant une organisation stable et reconnaissable) et une « fraction favorable à l’anonymat », ce qui aurait porté, par la suite, au développement des quatre tendances, désormais célèbres, de l’anarchisme insurrectionaliste : « classique », « informelle » (une autre façon d’indiquer la tendance appelée « favorable à la lutte armée »), « sociale » et « écologiste ». Suite aux condamnations en première instance contre la FAI [dans le procès Scripta Manent ; NdAtt.], un résultat obtenu après des décennies d’enquêtes et de procès échoués, il paraît que les enquêteurs veuillent, aujourd’hui, « rentabiliser » ce qui a été établi comme précédent par cette longue liste de sentences. Et cela semble être le cas aussi pour les méthodologies d’enquête. Comme pour l’opération Scripta Manent, où l’analyse des documents semble avoir eu une certaine importance, lors de cette enquête le ROS [Raggruppamento Operativo Speciale des Carabinieri, qui s’occupe de criminalité organisée et de terrorisme ; NdAtt.] a continué à se démarquer pour sa surveillance centralisée (entendue comme une tâche spécifique) de l’effervescence anarcho-insurrectionnaliste et par un étude systématique des « publication de cette tendance ». Il s’agit de la même méthodologie élaborée par l’ancienne cellule anticriminalité du tristement célèbre général Dalla Chiesa [Carlo Alberto Dalla Chiesa, général des Carabinieri, a eu un rôle central dans la guerre menée par l’État contre les groupes révolutionnaires armés, par exemple avec le recours à la torture, à un circuit pénitentiaire spécial et à l’utilisation des repentis ; NdAtt.], pour contrer la rébellion armée des années 70 et 80 : un cadre large et chaotique est sondé, disséqué, schématisé et recomposé, afin d’en tirer un modèle compréhensible par l’esprit en forme de loi de magistrats et enquêteurs.
Du coup, à l’avis des enquêteurs et selon la même méthode, cette « Nouvelle Anarchie » serait caractérisée par un dépassement des divergences traditionnelles quant à l’utilisation ou pas de sigles et revendications, par un déplacement vers une position plus « fluide », qui préfère l’alternance entre l’utilisation de revendications et l’anonymat, sur la base d’appréciations circonstancielles. Ce changement aurait eu lieu à la suite des « préceptes » que Alfredo Cospito aurait « dicté » depuis la prison, à travers plusieurs articles publiés sur les journaux anarchistes Vetriolo et Fenrir.
Dans le cadre de l’enquête à ma charge, les inculpé.e.s sont donc décrit.e.s comme une sorte d’ « héritier.e.s » de la FAI, qui auraient accepté les « indications » de Cospito ; cela à cause des similitudes entre le « document clandestin » « Dire e sedire » (un texte qui nous est attribué) et la revendication de l’attaque contre la caserne des Carabinieri de San Giovanni, a Rome, et plus en général les contenus exprimés par la FAI (conflictualité plutôt que attentisme, réponse à la répression par l’action, campagnes de solidarité).
D’autres preuves seraient la solidarité envers des individualités emprisonnées à la suite de l’opération Scripta Manent, la participation à des assemblées ou autres initiatives, ou encore l’échange de courrier avec Alfredo, en prison. En plus, plusieurs actions, revendiquées ou pas, mais toujours associées à la solidarité, ainsi que certaines idées diffusées dans le cadre de l’opération Panico, seraient une « indication claire » de ce changement de stratégie.
En revanche, un autre élément autour duquel tourne l’enquête et sur lequel il faut se focaliser est d’ordre purement juridique. Le problème qu’ils essayent de résoudre par les nombreuses enquêtes et opérations qui, régulièrement, frappent les réalités anarchistes est, comme les enquêteurs eux-mêmes l’admettent, celui de la difficulté d’appliquer des délits associatifs aux formes d’organisation des anarchistes. A ce propos, l’accusation cite comme des nouveautés de la jurisprudence la sentence du Juge des libertés de Florence par rapport à l’association de malfaiteurs dont sont inculpées les personnes visées par l’opération Panico et les sentences relatives à la FAI. La première donne l’avis du juge sur la nature des liens associatifs, en indiquant qu’ils « n’ont pas forcement un caractère de continuité » : il suffit que ces liens soient actifs en fonction des fins de l’association ou pour sa consolidation. Étant donné que la participation à une association anarchiste est normalement « libre », celle-ci peut prendre une « consistance » variable. Pour ce qui concerne, par contre, l’organisation FAI, déjà en 2013 la Cour de cassation s’était exprimée, en fixant son caractère effectivement subversif, puisque celle-ci :
– est formée par une pluralité de cellules autonomes, qui partagent une même croyance idéologique
– est animée par un débat interne qui oriente ses actions
– envisage des rôles spécifiques qui peuvent être différents de ceux normalement attribués à une association, étant donné qu’elle est une organisation anarchiste, donc sans chefs
– a l’objectif déclaré de vouloir détruire l’actuelle structure institutionnelle et économique
– accepte le risque de victimes collatérales.
Ces aspects, et d’autres encore, plus généraux, comme par exemple ceux déjà indiqués (conflictualité, solidarité…) sont eux aussi utilisés pour décrire l’anarchisme contemporain et en rapprocher certaines caractéristiques à la FAI ; ils sont présentés comme des « correspondances inquiétantes » et les magistrats peuvent ainsi nous coller, dans le cadre de l’opération Bialystok, le délit défini par l’article 270bis du Code pénal. De concepts et des instruments qui, depuis des siècles, sont le patrimoine de l’anarchisme, sont ainsi présentés comme les caractéristiques spécifiques d’une organisation subversive ; par conséquent toute manifestation des premiers est potentiellement taxé de « contiguïté idéologique » :
– l’entraide lors des cas répressifs et la « solidarité conflictuelle » seraient un instrument terroriste, parce qu’ils ont été employés par la FAI (avec les « campagnes de lutte »)
– la volonté évidente de s’opposer aux différentes expressions du pouvoir et du capitalisme (comme l’opposition à la domination technologique) devient un « projet subversif ».
– le dynamisme naturel du mouvement anarchiste, qui s’exprime par des débats internes, aurait la fonction de faire converger les différents composants vers des objectifs communs (« inciter et planifier des actions violentes »)
– l’intérêt pour des dynamiques d’envergure internationale et des cas de répression qui ont eu lieu à l’étranger seraient « une expression anonyme de la projectualité de la FAI ».
On commence ainsi à créer l’ébauche de ce qui semble être une sorte de délit idéologique : la volonté d’abattre l’État et les différentes formes de pouvoir, la pratique de l’entraide, la solidarité et le soutien envers des individualités emprisonnées, les contributions au bouillonnement des idées et à la confrontation entre différents approches, différentes analyses et stratégies, en somme tout ce qui caractérise l’anarchisme dans sa signification la plus large peut être associé au terrorisme. Ici aussi, on pourrait dire, rien de nouveau. Mais je voudrais attirer l’attention sur le fait que ces éléments ne sont pas tirés d’une pensée anarchiste générique, mais ramenés aux positions d’une « célèbre » organisation terroriste. La différence est de taille.
Il manque cependant encore un passage, pour donner la touche finale au cadre des accusations à notre encontre. La loi prévoit que, pour que la définition de terrorisme soit accepté en relation à une association, il faut que soit démontré l’effective possibilité, pour une telle association, d’accomplir des actes qui mettent en danger la démocratie, la normale activité des institutions, ou, au moins, qui suscitent « panique et terreur dans la population ». Et là ils sortent leur dernier brillant concept, afin de soutenir leurs accusations. Si la réitération d’éléments semblables, dans différentes revendications ou dans les délits qui nous sont attribués (comme, par exemple, l’indication du rôle de ENI dans l’exploitation de la Terre, les rapports entre Libye et Italie en matière d’immigration ou l’intérêt pour certaines individualités emprisonnées ou affaires répressives, comme l’opération Scintilla ou la grève de la faim des anarchistes enfermées dans la prison de L’Aquila), sont considérés comme des « indications évidentes » d’un même projet criminel et si les « rapports fluides » au sein d’un milieu qui partage les présupposés de la lutte anarchiste sont vus comme des « liens associatifs », alors c’est ce milieu lui-même qui crée la possibilité effective d’une menace réelle pour la stabilité du pouvoir et qui constitue une raison d’alarme pour les institutions. Comme cela a été déclaré dans la sentence du Tribunal des libertés de Rome, qui a confirmé nos détentions préventives, ce qui indique le danger de l’association serait, justement, le « contexte » dans lequel elle agit. En d’autres mots, s’il existe un « entourage » qui peut recevoir des « proportions opérationnelles » et les mettre en œuvre, ce n’est pas nécessaire que les inculpé.e.s soient effectivement passé.e.s à l’action, pour les considérer comme les promoteurs.rices d’un projet « subversif » et, donc, comme membres d’une association terroriste. Ils utilisent donc la formule qui normalement définit le contexte où s’exprime la « provocation à crimes et délits » (pour qu’il existe « provocation », il y a la nécessité d’une contexte « sensible » à la réception et la provocation aux crimes) pour définir le contexte du terrorisme. Nous nous trouvons en présence d’une sorte d’inversion de la cause et de l’effet. Ce ne serait pas parce qu’il y a une organisation/association subversive que, par la suite, ont lieu des actions dangereuses pour l’ordre établi. Au lieu de cela, ils construisent un discours tautologique selon lequel c’est parce qu’il y a un « entourage » (dans ce cas le mouvement anarchiste) où circulent des idées comme la solidarité et la volonté de détruire l’État, le Capital et leurs expressions, et parce que, à côté de ça, on assiste à des faits qui sont la tentative de concrétiser ces idées, qu’il doit nécessairement exister une association terroriste/subversive qui les planifie.
A mon avis, il est évident que l’un des éléments qu’ils veulent frapper avec cette énième opération répressive est le débat anarchiste, plus précisément la « communication par l’action ». Dans les pages du dossier ils citent, en effet, plusieurs « échanges » qui ont eu lieu par des revendications d’actions, même à un niveau international, avec des renvois à d’autres actions, à des concepts exprimés ailleurs, à des déclarations de solidarité à l’encontre d’anarchistes emprisonnés dans d’autres États, etc. Tout cela a pour but de dessiner un contexte réceptif et disponible à poursuivre « le fil » des parcours ou raisonnements dont font la propagande certains groupes ou individualités, à travers une revendication d’action ou un simple texte. Une proposition d’intervention, ou une réflexion, pour qu’on puisse la saisir, doit être visible, claire, reconnaissable. Elle doit donc « apparaître » dans un contexte et la revendication d’action ou un texte ont, au delà du moyen technique utilisé pour leur publication, précisément ce but.
Avec des telles conditions préalables, le délit d’association peut facilement devenir un chapeau nébuleux qu’ils peuvent mettre sur la tête de quiconque soit lié.e, d’une manière ou d’une autre, à des idées et des pratiques qui sont tour à tour considérées comme source de préoccupation pour les institutions, comme par exemple le sabotage de la machine des expulsions, l’opposition à la guerre ou à une vague répressive donnée.
Mais cela va même plus loin, du moins en puissance, c’est à dire qu’il va dans la direction de taxer de terrorisme même les fondements théoriques et les pratiques les plus élémentaires de l’anarchisme. Aujourd’hui, pour justifier le crime de terrorisme, il faut encore des faits qui créent un certain niveau d’alarme dans les institutions. C’est pour cela que, dans cette enquête, ont été inclus l’attaque de San Giovanni, signé FAI et l’incendie de quelques voitures du service d’autopartage Enjoy, appartenant à ENI, dont est accusée une personne qui, selon l’accusation, ne ferait pas partie de l’association, ou qu’y sont citées les protestations qui ont porté au transfert de Paska de la prison de La Spezia. Des faits qui auraient « empêché à une institution étatique d’accomplir correctement ses fonctions », ce qui rentre dans la définition de terrorisme et soutient leurs hypothèses (et qui ont permis aux enquêteurs d’essayer d’inclure aussi Paska dans l’association ; cette tentative a échouée seulement à cause d’une erreur technique du Juge d’instruction). Sont aussi mentionnées plusieurs attaques incendiaires qui ont eu lieu dans la capitale et qui, bien qu’il ne soient attribués à aucun.e des inculpé.e.s, leurs seraient imputable puisque « semblables dans la typologie de la cible, dans la méthodologie de l’action et dans la revendication solidaire ». Ils expriment aussi de la préoccupation à cause des quelques colis piégés envoyés en mars 2020, notamment dans les environs de Rome, afin de justifier « l’effectivité du danger ». Ces derniers sont d’ailleurs présents dans une note complémentaire à la demande des détentions provisoires, ce qui confirme selon moi leur caractère préventif. Comme dans le cas de l’opération Ritrovo, cette demande d’incarcération aussi se trouvait depuis plusieurs mois dans un tiroir du bureau du Juge d’instruction ; avec l’état d’urgence qui a accompagné l’épidémie de coronavirus, il doit y avoir eu une propension à l’urgence qui a poussé le Juge d’instruction à la signer.
Je pense que l’accélération de certains procès de l’évolution de l’État-Capital, entraînée par la crise du coronavirus, touche aussi au domaine de la répression et de la gestion des ennemis intérieurs et de l’ordre public en général, et qu’il serait bien de commencer dès maintenant à développer des raisonnements qui puissent nous aider à y faire face.
J’espère que cet écrit puisse être une contribution en ce sens ; j’invite tout le monde à y répondre et à développer ces réflexions, qui sont forcément limitées à ce que je peut savoir, donc partielles.
Avec le cœur, avec l’esprit, avec la main.
Nico,
un des six de Bialystok