Ad Nihilo / dimanche 3 novembre 2019
N.B [NdT] : Les accords de ce texte paraissent probablement incorrects mais nous avons fait le choix d’accorder aléatoirement pour ne pas avoir à utiliser des méthodes d’écriture inclusive qui tendent de plus en plus à être institutionnalisées. Ce choix nous appartient, nous n’avons ni l’intention que tout le monde soit d’accord avec, ni d’en faire une nouvelle norme.
« J’aurais pu insister dans mes écrits sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un plan pour l’hédonisme, chose que je n’ai pas prise en compte, étant en dehors de ces cercles. Je n’ai jamais voulu que quiconque fasse du stop, fouille dans les poubelles, vole dans les magasins et soit satisfait de le faire. Si tu n’utilises pas ce temps, cette liberté que tu te crées pour tenter de rendre le monde meilleur, je n’ai alors pas plus de respect pour toi que pour l’esclave salarié non qualifié qui traite sa vie comme si elle était jetable »
– Mack Evasion, auteur du livre « Evasion ».
Lors d’une nuit chaude et légèrement venteuse en Arizona, un train de marchandises de la BNSF me transporte assez doucement pour que je puisse m’asseoir sur le bord du wagon et scruter le désert. La Lune laisse entrevoir les silhouettes de petits buissons éparpillés sur le sol ainsi qu’un ruisseau asséché. Alors que je suis pétrifiée par une telle beauté, mon esprit vagabonde à travers tous mes souvenirs de quand je nettoyais les toilettes du casino, déchargeais des camions à Target [1] et remplissais les rayons des épiceries. Si seulement j’avais su il y a quelques années que ma vie pouvait être remplie d’autant d’aventures, je n’aurais jamais mis les pieds dans ces lieux de travail. Si seulement j’avais réalisé plus tôt que j’aurai pu me barrer de l’école, avoir autant de nourriture gratuite, éviter de finir dans un service psychiatrique, et que tout mon activisme et mon community organizing [2] deviendraient une spirale de déceptions sans fin… Bref. Peu importe. A présent, je suis là. Mieux vaut tard que jamais.
Je vois la société industrielle comme une prison multi-dimensionnelle qui divise sa population en fonction de la valeur productive de chacun. Celles et ceux qui contribuent le plus à la reproduction et à la pérennité de cette prison sont récompensés par la reconnaissance sociale et un meilleur accès aux ressources nécessaires à leur survie. Et celles et ceux qui contribuent le moins sont ridiculisées, humiliés et livrées à la mort. Le collectivisme global créé à travers la participation de masse normalise ce mode de vie binaire, engendrant une pression sociale qui mène à l’assimilation et décourage l’insoumission. Pour fonctionner, la société industrielle normalise l’esclavage salarial à travers l’apprentissage de l’infériorité. A mesure que les gens intériorisent ce sens de l’infériorité, ils deviennent dépendantes de la société industrielle et de sa représentation symbolique de l’ordre. A mesure que les gens acceptent individuellement leur faiblesse et leur impuissance, la prison sociétale favorise un sentiment de force du groupe et d’appartenance à celui-ci.
Je considère la société industrielle comme une prison parce que comme toutes les prisons, sa fonction est de soumettre par la répression. Mais la construction de cette prison nécessite que les individus se soumettent non seulement à une vision collectiviste de l’ordre et de la loi, mais aussi à l’acceptation unificatrice de l’atomisation. L’aliénation à la nature crée une peur qui est vaincue par un sentiment de sécurité retrouvé dans l’ordre, la prévisibilité, et la structure. De ce point de vue, l’institutionnalisation peut être vue comme le résultat de la crainte que notre propre potentiel sauvage franchisse les murs de la captivité civilisée.
Au niveau individuel, de années d’éducation comportementale (par exemple, l’industrie de l’éducation et son processus profondément traumatisant qui consiste à assimiler les enfants à la société civilisée) permettent d’inhiber le délit d’opinion d’insoumission sauvage.
Au sein de la société de masse, l’individu cesse d’être unique à mesure qu’il devient contrôlé, homogénéisée et assimilé à la mentalité collectiviste de l’appartenance sociale.
Le corps physique d’un individu n’est alors plus qu’une unité de production valorisée en fonction de sa contribution matérielle à la société industrielle.
L’individualité est redéfinie par la société et inhibée par des constructions sociales assignées qui le catégorisent au sein du système collectiviste.
Ces identités socialement construites deviennent représentatives du Moi comme étant un simple membre des catégories figées de la classe, de la race et du genre.
A ce stade du processus civilisateur, l’individualité est interchangeable avec l’identité, perdant ainsi toutes ses couleurs et sa liberté d’animal unique.
Dans la prison sociétale, l’animal individuel est réduit à un détenu communément connu sous le nom de « citoyen ». Désormais, en tant que membre de cette société carcérale, chaque citoyen doit mettre son corps et son esprit à contribution pour la reproduction et la pérennité de cette prison. Elle est reproduite à l’échelle individuelle à travers la morale, les normes comportementales, les cultures et les traditions. Celles et ceux qui refusent cette obligation (ou qui pour n’importe quelle raison ne peuvent la remplir), sont condamnées à la pauvreté.
Je rentrais dans le magasin avec mon sac réutilisable à la main, en m’efforçant de ne pas rire à cause de mon allure dans les « beaux » habits que je venais de voler dans une friperie. En réajustant ma nouvelle tenue, coiffée avec un de ces longs bonnets de hipster, je commençais à scruter sereinement la foule. Qui ressemble à un agent de sécurité en civil ? Ça pourrait être n’importe qui. Mais lorsque tu fais ce genre de choses depuis assez longtemps, tu remarques quelques tendances. Par exemple, quelqu’un que tu vois plusieurs fois dans le magasin à différents endroits avec la MÊME bouffe dans son panier. Ou quelqu’un qui pousse lentement son caddie et semble être plus intéressée par les clients que par ses propres achats. Il a presque toujours un téléphone qu’il utilise sûrement pour se coordonner avec la personne qui contrôle les caméras. De toute façon, je ne suis qu’un client parmi d’autres. Je prends un caddie et le remplis, mais pas trop non plus pour ne pas me faire remarquer. Ce magasin a deux sorties. Une près des caisses, l’autre à côté des fruits et légumes. Je remarque quelques personnes en train de faire de la mise en rayon près de cette sortie mais contrairement aux caissiers, ils ne font pas attention à celles et ceux qui n’ont pas payé. Ils sont juste occupées à ranger des pommes et d’autres trucs. J’ai trois options pour sortir : 1. Sourire et saluer si on me regarde. 2. Faire semblant de répondre à un appel important. 3. Sortir mon faux ticket de caisse et regarder droit devant, peut-être m’arrêter et jeter un coup d’œil à quelque chose pendant que je me dirige vers la sortie pour bien exprimer « De quoi est-ce que je devrai m’inquiéter ? J’ai payé tout ça ». Je décide de répondre à un faux coup de fil pendant que je regarde mon faux ticket. C’est le moment le plus critique. Si un vigile m’a suivi, c’est là que je vais le savoir. Généralement ils attrapent le caddie, l’épaule ou le sac. Je pose mon sac réutilisable sur le tas de bouffe et commence à sortir. Si quelqu’un me touchait à ce moment, je sursauterais sûrement comme une chatte apeurée ! Je franchis les premières portes… puis les secondes… j’arrive au parking. Pas de « Hey ! », personne ne m’attrape. Rien d’autre qu’un caddie rempli de bouffe vegan gratuite qui va me faire le mois.
Ennemi public n°1 : L’anarchiste lifestyle [3]
« L’anarchisme ne doit pas se dissiper dans un comportement complaisant comme celui des Adamites primitivistes du seizième siècle, qui « erraient nus, chantant et dansant dans les bois », comme Kenneth Rexroth l’observait avec mépris, passant « leur temps dans une orgie sexuelle continue » »
– Murray Bookchin dans « Anarchisme social ou anarchisme mode de vie : Un abîme infranchissable »
J’entends souvent de la bouche des gauchistes le mot « lifestlist » pour décrire ce qu’ils considèrent comme étant une forme indésirable d’anarchie. Quand j’ai commencé à lire des écrits anarchistes post-left [4], j’ai été inspiré par les courageuses aventures d’exploration de soi dépassant les définitions catégorielles. J’ai apprécié les écrits de celles et ceux qui ont décidé de vivre en anarchistes – nihilistes et sauvages contre les forces sociales de la domestication civilisée. J’ai été étonnée que des personnes se proclamant anarchistes s’opposent à cette manière de penser et d’agir – allant jusqu’à utiliser l’expression « anarchiste lifestyle » comme une insulte. Je demande donc à ces personnes : Quelle est la différence entre l’anarchisme social et la monotonie de l’esclavage salarié ? D’année en année, il y a les vacances anarchistes, les manifs, les potlucks [5], les commune gatherings [6] etc. – tout ce qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas rapproché les masses d’un quelconque soulèvement pérenne. D’une certaine façon, l’esclavage salarial n’a pas eu plus d’effet sur les masses que n’importe quel militantisme : l’esclavage salarial étend toujours plus l’emprise du capitalisme dans le monde, alors que le militantisme a seulement conduit (au mieux) à de petites vagues de révolte qui ont finalement été gérées et réprimées par l’État. Alors où se place l’individu dans tout ça ? Y a t-il un tiraillement entre deux directions opposées qui ont pour point commun de tenter de transformer l’individu ?
J’ai connu l’esclavage salarial et le militantisme. Et dans les deux cas, je suis arrivé à la même conclusion : l’insatisfaction. Les deux choix ont nécessité la soumission de mon esprit et de mon corps pour assurer leur fonctionnement, ce qui a inévitablement amené à une répétition monotone. Les deux choix partagent une logique circulaire : la participation, peu importe la difficulté, motivée par l’espoir qu’un jour les choses iront mieux. Donc plutôt que de rechercher une autre niche de la société à occuper et à laquelle s’identifier, je recherche l’émancipation – une évasion non seulement de la captivité de l’esclavage salarial morbide, mais aussi de l’ouvriérisme qui se cache derrière l’étendard du militantisme.
Alors que faut-il faire si on n’occupe pas son esprit avec l’esclavage salarial ni ne s’épuise par le militantisme ? La société, prison qui englobe ces deux choix de vie, est-elle digne de critique ?
Une prison peut se manifester de manière interne ou externe. La prison extérieure la plus aboutie est celle qui trouve son reflet parmi celles et ceux qu’elle détient enfermés. Les détenues renforcent cette prison en assimilant l’identité collectiviste « citoyenne ». Si nous ne sommes pas des individus libres qui vagabondent, dansent et explorent la nature sauvage au-delà des murs de la captivité industrielle, alors que sommes-nous ? Nous sommes des prisonnières de la société, identifiés par des numéros de sécurité sociale et par des dates de naissance. Nous sommes soumis à ces murs d’enceinte qui nous institutionnalisent, et en échange, on nous propose le matérialisme pour combler le vide dans lequel le chaos nous a autrefois connectés à la vie lors de notre naissance.
Si l’on comprend bien notre asservissement à la société, on arrive à la conclusion logique que les vies que nous prétendons posséder appartiennent en fin de compte à celles et ceux qui les exploitent le plus. C’est pourquoi personnellement je déteste le travail et n’ai d’affinité avec aucune idéologie qui idéalise l’identité ouvrière. L’emploi « à temps plein », c’est en moyenne 40 heures par semaine au cours desquelles l’esprit et le corps d’une personne lui sont volés en échange d’un accès financier à un matérialisme abrutissant ou aux biens de première nécessité. Sans détailler le fonctionnement de l’esclavage salarial, en échange d’une partie de ce que vaut réellement le produit de notre travail, ce sont des heures de notre vie qui sont perdues à jamais. Telle une prison, la société tient ses citoyens-détenues en achetant leur servitude à faible coût. Telle une prison, la société fonctionne et prospère grâce à une main-d’œuvre massifiée qui se soumet collectivement à la norme de la loi et de l’ordre pour accéder aux moyens de subsistance.
Mais qu’en est-il de l’individualiste qui refuse de participer ? Et peut-être, qui non seulement refuse de participer, mais sabote ?
Selon moi, le lifestylist préfère se rebeller immédiatement plutôt qu’attendre les « masses » – en expropriant la vie, les ressources et le temps pour une aventure hédoniste. Et le lifestylist n’est pas un spécialiste de l’anarchie : Toute personne soumise à la société est capable d’ insubordination individualiste. Il y a des épiceries, de la nourriture qui peut être récoltée dans la nature, la lune et les étoiles pour couvrir les personnes vêtues de noir qui libèrent la terre et les animaux. Il y a beaucoup de matériel servant à l’abattage d’arbres à saboter, de vitrines à briser. Il y a des cris de révolte sauvage à partager à travers le monde entre toutes celles et ceux qui sont déterminées à jouir de leur vie contre la domination de la misère.
« Que fais-tu dans la vie ? » est la première question que les gens me posent. Et ma réponse est sensée inclure une forme d’esclavage salarial qui me permet financièrement de vivre. Lorsque j’étais activiste, on me demandait combien j’étais payée à faire ça. J’en riais à chaque fois, et à mon grand étonnement, j’ai fini par comprendre que l’activisme avait aussi une place lucrative au sein du capitalisme. J’ai l’habitude de distribuer des brochures gratuites et de publier tous mes écrits sur le site The Anarchist Library (et partout où on tolère mes divagations). Mais il y a des gens qui font des conférences et des discours à l’université et qui se font pas mal de tune. Je préfère obtenir de l’argent illégalement – pas en essayant de marchandiser la révolte plus qu’elle ne l’est déjà. Donc à la question « Que fais-tu dans la vie ? », je réponds généralement « l’anarchie » ; Je vis et survis de cette façon, aussi librement que je le peux, et n’ai aucune intention de retourner à l’esclavage salarial ou au militantisme.
Après être sorti de la voiture, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point la nuit est calme et silencieuse en centre-ville. C’est SI calme que j’ai l’impression que ma respiration est trop bruyante. Je continue donc de contrôler ma peur pendant que nous faisons le tour du quartier. Nous pouvons maintenant voir notre destination. Chacun de mes pas est plus léger qu’habituellement parce que j’ai peur que quelqu’un nous entende. Peut-être que je m’inquiète un peu trop. Mais c’est vraiment calme ce soir. Nous nous approchons de notre destination et je m’arrête pour m’accroupir, faisant semblant de refaire mes lacets. Nous scrutons toutes les deux la zone à l’affût du moindre mouvement. Rien. Je commence à sentir mon cœur battre pendant que nous nous préparons, ma main tenant fermement une pierre de la taille d’un poing. Après avoir revu attentivement les plans, vérifié une dernière fois la présence de quelqu’un en voiture ou à pied, nous commençons. Le bruit de mon complice en train de taguer rompt un peu le silence, mon cœur bat plus fort pendant que mon regard fait des allers-retours entre la route et ce qu’il est en train de faire. L’excitation envahit tout mon corps. Le tag est presque terminé. Un dernier coup d’œil aux alentours. Rien. C’est parti pour la touche finale. Alors que des souvenirs d’images et de vidéos d’abattoir parcourent mon esprit, je m’énerve et jette la pierre sur les portes vitrées. Avec un vieux bruit sourd, elle les percute et retombe directement. A la fois enragé et morte de rire, je me précipite pour ramasser la pierre et la relance, mais cette fois-ci bien plus fort. La pierre passe à travers les portes vitrées extérieures ET intérieures, heurtant le comptoir. Après un élan de satisfaction enjouée, je me retourne et cours derrière mon complice. Mon cœur bat la chamade alors que nous rebroussons chemin à toute vitesse. A croire qu’on s’est garées à des kilomètres. L’air frais de la nuit m’assèche la bouche et la gorge à chaque bouffée. On approche enfin de la voiture. On se calme. On ouvre doucement les portes. On les referme sans les claquer. On s’éloigne doucement en suivant l’itinéraire prévu. Personne n’a rien vu. Mais le bruit sourd et le dernier coup étaient hyper bruyants. Quelqu’un a donc peut-être entendu ? Mais maintenant on est partie. Une joie immense et l’adrénaline nous traversent. On jubile en riant frénétiquement et en se checkant. Et la nuit vient de commencer. On en a encore deux autres à faire.
PRIVILÉGIÉES OU JUSTE DÉTERMINÉES ?
Une autre critique de la vie comme anarchie que j’ai fini par être fatigué d’entendre est le mythe selon lequel le voyage clandestin en train de marchandises, l’expropriation de nourriture et de ressources et autres formes individualistes de rébellion sont des activités de « blancs » qui en plus font du tort à la classe ouvrière. Cette critique vient souvent d’une hypothèse basée sur l’identité qui stipule que la « classe ouvrière » et les POC [7] sont un bloc homogène incapable de concrétiser la libération au niveau individuel. Le gauchisme nous amène à croire que la population, particulièrement les POC, a besoin d’être menée à la révolution à l’aide d’une éducation rigoureuse dispensée par une avant-garde radicale. Non seulement cette mentalité est condescendante, mais elle repose fortement sur l’hypothèse que tous les POC et/ou les travailleurs pensent de la même façon et partagent le même intérêt politique. C’est peut-être la raison pour laquelle, malgré des années et des années de militantisme et à propager « la révolution », le capitalisme dispose toujours d’une main-d’œuvre puissante, étendant encore plus ce complexe techno-industriel cauchemardesque ?
Je demande donc à celles et ceux qui accusent l’individualiste de mépriser les travailleurs : Combien de fois gaspilles-tu du temps, de l’argent et de l’énergie à essayer la même chose, selon les mêmes hypothèses, en t’attendant à des résultats différents ? Reproches-tu honnêtement aux lifestylists de refuser de céder leur vie à la monotonie épuisante de l’esclavage salarial ou au militantisme ? Lorsque l’anarchie est limitée à et définie par le devoir d’éduquer et d’organiser les autres, elle est alors déjà domestiquée. N’est-ce pas un cliché raciste que de supposer que seules les personnes « blanches » sont capables de créer des activités basées sur l’autonomie individualiste ?
Une fois j’ai entendu quelqu’un dire que les anarchistes lifestyle étaient privilégiées. J’y ai réfléchi pendant un moment. J’ai essayé de comprendre comment prendre la courageuse initiative de reprendre possession de sa vie pouvait être un privilège. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’une telle accusation était le résultat de la défaite intériorisée ; une défaite si puissante que l’on ne peut percevoir l’émancipation individuelle que comme un luxe inatteignable. Comme les prisons identitaires de la race et du genre, cette mentalité nous encourage à nous considérer comme des victimes de la société éternellement impuissantes. Au lieu de se considérer comme créateurs ultimes de la liberté, on se considère seulement dans les termes des prisons mentales.
Au fils des années, j’ai observé l’anarchisme devenir une plateforme d’intériorisation et de glorification de la victimisation. J’ai émis une critique à ce sujet dans un précédent texte, mais la pertinence ici est qu’il y a un message subtile dans l’anarchisme qui dit « si tu n’es pas une victime, tu dois être privilégié. Et si tu es privilégiée, tu dois te sentir coupable d’améliorer la qualité de ta vie. Si l’on souffre, TU dois souffrir aussi. ». Je pense que c’est ce genre de message subtile, diffusé dans les espaces radicaux, qui est responsable de la tendance qui étiquette la pensée individualiste comme « privilégiée », et encourage l’abandon de toute idée qui remet en question la prison intériorisée de la moralité.
Selon moi, l’anarchie en tant que sauvagerie est une bombe qui ne cesse jamais d’exploser. C’est la mauvaise herbe résistante aux pesticides qui fissure les fondations de la société industrielle et de la conformité organisationnelle. L’anarchie est une abomination pour les structures formellement organisées. Elle se reflète dans l’hédonisme de l’individu courageux et ingouvernable, qui se rebelle aujourd’hui sans attente d’un lendemain. Il n’y a aucune construction sociale – de race, de genre ou autre – qui puisse véritablement représenter celles et ceux qui refusent les définitions, les rôles et les limites imposées par la société. L’individualisme sauvage est l’ennemi fou à lier combattant de la société, mettant le feu au contrat social de la subordination mentale. Dans cette prison sociétale, la race, le genre et autres identités socialement construites sont comme des nombres marqués au fer rouge, regroupant les gens selon une vision autoritaire. Les politiques d’identité renforcent la prison intériorisée qui limite l’unicité de chaque individu et projette le contrôle de l’esprit et du corps des autres.
Si la liberté de l’individualité n’est définie que par l’engagement d’un individu envers le groupe, alors qu’est-ce qui rend ce dernier moins autoritaire qu’un État ? Si la critique anarchiste du gouvernement est qu’il ne peut jamais accorder la liberté, alors pourquoi le gouvernement d’une identité, d’une communauté ou d’une société serait-il acceptable ?
Alors que je monte dans ce que l’on appelle un « ferroutage » dans un train de marchandises, je jette un coup d’œil de dessous la semi-remorque et inspire lentement pour mémoriser la magnifique vue d’un torrent bordé de grands arbres. Nous le traversons sur un haut pont et pour la première fois de ma vie, je réalise que je vois devant moi quelque chose que je croyais n’exister que sur les chaînes de télévision consacrées à la nature. Je tague « ni espoir, ni avenir ; que l’aventure commence ! » à l’intérieur de l’une des ailes de la semi-remorque avec mon nom, me demandant ce que va penser celui/celle qui le trouvera. Après quelques minutes, je m’allonge sur mon tapis de sol poussiéreux et écoute le son du train. Et durant ce trajet de Bakersfield à Dunsmir, en Californie, je me suis rendu compte que j’étais enfin en train de m’évader de prisons mentales qui me décourageaient de vivre l’anarchie au-delà de la politique.
UNE ÉVASION
s’il existe une réelle possibilité que la population se soulève d’une quelconque manière insurrectionnelle, cela viendra certainement d’une prise de conscience individuelle qu’être une esclave salariée renforce en dernier lieu les murs de cette prison qu’on appelle « société ». Et aussi longtemps que les individus continueront de s’identifier comme ses citoyens inférieures, la soumission sera normalisée intérieurement et extérieurement.
Si les allées aseptisées des épiceries ne sont pas suffisantes pour questionner leur rôle dans l’ajout de briques aux murs de cette prison qui ne cessent de s’étendre, comment les groupes auteurs de best-sellers de l’insurrection tels que le Comité Invisible y parviendront ? L’anarchie comme mode de vie anti-social et individualiste ne peut tout simplement pas être prêchée aux « masses » sans être édulcorée et perdre son hostilité envers l’ordre civilisé. Au sein du capitalisme, l’anarchisme en tant que mouvement social est devenu collectivisé en un loisir qui coexiste avec l’esclavage salarial. De nouveaux visages arrivent et commencent rapidement le travail militant, pour s’épuiser et se retirer plus tard dans une nouvelle ère présidentielle. Tel une nouvelle directrice de prison, un nouveau président prend la place et domine.
Alors que l’hiver approche, je réfléchis à mon été riche en activités amusantes. Je me rends compte que chaque saison apporte son lot d’opportunités différentes. Je me rends compte que peu importe où je voyage et où je me pose pour un temps, le capitalisme est partout autour de moi. Il y a beaucoup de prisons desquelles s’évader et beaucoup de ruptures à apprécier au cours de ce réensauvagement.
Ce court texte se veut être un plan pour l’hédonisme. Si j’ai de la chance, il encouragera des gens à commettre des actes illégaux, se cacher dans les trains de marchandises, fouiller dans les poubelles, voler à l’étalage et être satisfaits de le faire. Si le temps que certains individus prennent pour créer leur liberté inspire d’une manière ou d’une autre d’autre individus dans la création de la leur, qui a besoin de mouvements et d’avant-gardes universitaires ? Inspirée par les aventures d’autres rebelles nomades qui ont fuit cette prison sociétale, je refuse de demeurer un détenu. Je préfère l’aventure sauvage – les bons moments comme les mauvais – à l’esclavage salarial dans la pérennisation de la société industrielle.
Amour et soutien à celles et ceux qui ont quitté l’école et qui ont affronté la vie avec rien de plus qu’un kit de crochetage et un sac à dos. Amour et soutien à celles et ceux qui participent à des émeutes dans les prisons psychiatriques et correctionnelles. Amour et soutien à celles et ceux qui ont armé leur vie, emportant leur rébellion dans la tombe en choisissant la mort plutôt que l’enfermement. Un cri aux ex-travailleurs qui ont trouvé une joie féroce dans l’anarchie concrétisée de leurs rêves les plus fous.
Flower Bomb
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Notes :
[1] NdT : Target est une entreprise de grande distribution.
[2] NdT : Le community organizing est une méthode d’action et d’organisation collective utilisée par des personnes issues des quartiers pauvres et aux intérêts communs. Le but est de pouvoir améliorer la qualité de la vie citoyenne dans le quartier par des moyens démocrates et légaux.
[3] NdT : Terme péjoratif initialement utilisé par Murray Bookchin pour désigner les personnes qui se contentent soi-disant d’adopter les codes superficiels d’un mouvement (ici l’anarchisme) sans être des militants dédiés à « la cause ». Il y inclut les individualistes.
[4] NdT : L’anarchisme post-left est un courant récent de l’anarchisme venant des États-Unis qui marque une rupture avec le gauchisme et l’anarchisme traditionnel. De tendance individualiste et insurrectionnaliste, il propose de vives critiques au sujet de théories, concepts et pratiques partagés par les anarchistes, alors considérées comme étant obsolètes mais surtout contraire à l’émancipation individuelle et l’autonomie.
[5] NdT : Un potluck est un repas où chaque personne amène un plat partagé avec les autres.
[6] NdT : Les commune gatherings sont des événements organisés par les appellistes aux États-Unis.
[7] People Of Color, expression utilisée aux États-Unis pour désigner les personnes victimes de racisme.
[Traduit de l’anglais et repris de Warzone Distro, 2019]