reçu par mail / vendredi 25 octobre 2019
A l’heure actuelle, au Chili on vit sous l’état d’urgence décrété par le gouvernement de droite de Sebastián Piñera à la suite du déclenchement d’une révolte qui a éclaté le vendredi 18 octobre 2019.
Ce texte naît de la nécessité d’informer les compas des différentes latitudes du monde sur la situation qui se vit actuellement sur ce territoire.
Nous partageons ici ce que nous considérons, d’un point de vue anarchiste, comme des points essentiels dans le but de faire connaître et de contribuer à comprendre le moment présent.
Prélude : La jeunesse en lutte et l’étincelle qui a allumé le feu
Avant la hausse du prix des titres de transport, en octobre, après une semaine de fraudes massives dans le métro, dont les protagonistes ont été principalement des lycéen.ne.s, se sont produits, à différents endroits de la ville de Santiago, de multiples épisodes de désobéissance individuelle et collective qui ont entraîné des destruction d’infrastructures et des affrontements avec les forces de police, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des stations de métro.
Vendredi 18 octobre, la généralisation de ces fraudes massives et le niveau de radicalité qu’elles ont acquis étaient insoupçonnés pour beaucoup et sous-estimés par le gouvernement qui, avec ses fidèles journalistes et enquêteurs sociaux, ne peut toujours pas s’expliquer pourquoi ces événements ont conduit à une situation de chaos généralisé qui perdure jusqu’à ce jour.
Première acte : Déclenchement d’une révolte sans précédent dans le Chili de l’après-dictature
Le vendredi 18 octobre, la situation de révolte s’est radicalisée quand les affrontements avec la police et la destruction d’infrastructures capitalistes se sont répandues dans les rues du centre de Santiago. Commencées aux abords du palais du gouvernement, les violences de rue n’ont pas tardé à se répandre dans divers endroits de la ville, jusqu’à tard dans la nuit.
Face à une situation de rébellion généralisée et de chaos diffus dans de nombreux secteurs de la ville, les forces de police ont été incapables de contenir l’explosion de rage qui, depuis ce jour là, a contaminé de larges secteurs d’une société apparemment endormie et blasée par différentes formes d’oppression et de précarisation de la vie, qui trouvent leur origine dans la continuité du système économique néolibéral et de l’État policier, installé au Chili sous la récente dictature civile et militaire (1973-1990), des conditions d’existence et de domination aggravées par les gouvernements de centre-gauche et de droite qui se sont alternés au pouvoir après le retour à la démocratie.
Aux émeutes commencées dans le centre-ville se sont jointes des milliers de personnes qui ont manifesté dans les quartiers, en battant sur des pots vides en guise de protestation et aussi en déclenchent des foyers d’émeutes, d’incendie et de destruction, qui se sont concrétisés dans des dizaines de bus et des bâtiments publics et commerciaux attaqués, pillés et brûlés, tout en gardant comme élément crucial les dizaines de stations de métro que des hordes d’individus plein.e.s de rage ont vandalisées et brûlées jusqu’aux petites heures de la nuit.
Manifestement dépassé, le gouvernement n’a pas laissé passer beaucoup de temps avant de décréter l’état d’urgence dans la ville de Santiago, un état d’exception qui inclut le déploiement des militaires dans les rues et le contrôle de l’ordre public par les Forces armées.
Cependant, une révolte sauvage, non organisée, massive et sans précédent dans le scénario post-dictature était déjà en cours, détruisant en pratique l’obéissance, la soumission et la peur imposées par des décennies de régime capitaliste au Chili.
Deuxième acte : Extension de l’insubordination destructrice et début du couvre-feu
Le samedi 19 septembre, face à la persistance et à l’exacerbation des émeutes, les forces militaires ont été déployées en divers points de la ville. Dans le centre de Santiago ainsi que dans les quartiers périphériques, l’armée surveille les rues, les installations commerciales et les stations de métro. Cependant, les manifestant.e.s de toutes sortes n’ont pas reculé et ont condamné la présence des militaires par la mémoire vivante de la répression vécue il y a quelques décennies, pendant les années de dictature.
Ce même jour, le nombre de bus, de voitures et de stations de métro incendiés par les manifestant.e.s a augmenté. En même temps, les pillages des supermarchés et des grands centres commerciaux deviennent incontrôlables et l’image de centaines de personnes qui reprennent en main leurs vies, en arrachant des marchandises aux centres de consommation, a été l’une des images les plus marquantes des jours de révolte et ont constitué un facteur important pour que le gouvernement, accablé par la violence des pillages, décrète cette même nuit le couvre-feu dans la ville de Santiago.
Le Président et le chef militaire en charge de la ville ont communiqué sans aucun problème aux médias la restriction des « libertés civiles », qui a commencé à s’appliquer ce jour-là de 19 heures à 6 heures du matin. Cette nuit-là, les manifestations, émeutes, pillages, incendies et affrontements avec les forces répressives se sont poursuivies dans toute la ville, jusqu’au petit matin.
Entre samedi et dimanche, l’étincelle de rage s’est largement répandue, provoquant des manifestations de masse et des scènes de violence sauvage dans d’autres régions du pays, laissant place à un moment de chaos généralisé, avec de multiples actes de rébellion et d’émeutes dans diverses villes, qui, en quelques jours, ont mis à sac et réduit en cendres une bonne partie des infrastructures urbaines, avec des barricades, du vandalisme et des incendies dans des structures municipales, des bâtiments gouvernementaux, des centres commerciaux et des bâtiments des médias officiels. A ce moment, la révolte avait déjà débordé toute demande spécifique, faisant en sorte que des personnes d’origines et de lieux différents se rencontrent dans la rue, au milieu des protestations et des émeutes, en ouvrant une grande fracture critique dans le système néolibéral chilien et son modèle d’exploitation capitaliste/extractiviste, qui touche tout le territoire.
Depuis le dimanche 20 octobre, l’état d’urgence et le couvre-feu ont été décrétés par le gouvernement à l’encontre des villes insurgées, cependant les émeutes ont continué tard dans la nuit, en dépassant les interdictions et en démontrant que la colère et la violence déclenchées par les gents contre l’ordre établi avaient brisé la peur et la passivité qui dominait depuis des décennies dans de larges pans de la population chilienne.
Troisième acte : Dignité et lutte contre la stratégie de répression étatique
Depuis le début de l’état d’urgence, la répression de l’État s’est intensifiée et ouvertement répandue dans les différents territoires insurgés.
En tant qu’anarchistes, il est clair que la position de victime n’est pas la nôtre, mais il est toujours bon de partager des informations sur les tactiques que la domination met en place, comme moyen de la confrontation avec les émeutier.e.s, les rebelles et la population révoltée en général.
Dans la situation actuelle, l’arsenal répressif de l’État chilien s’est concrétisé par :
– plus de deux mille personnes arrêtées et plus de 15 personnes assassinées, ainsi qu’un nombre indéterminé de personnes portées disparues ;
– des tirs contre les manifestant.e.s, avec différents types de projectiles, y compris des grenades lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des armes de guerre, laissant un nombre croissant et inconnu de personnes blessées et tuées dans la rue, ainsi que des riverain.e.s et des animaux qui ont été blessé.e.s et tué .e .s par les tirs ;
– des coups et des tortures physiques, psychologiques et sexuels infligés à des personnes sur la voie publique, ainsi qu’à l’encontre de personnes détenues, dans les véhicules et dans les commissariats de police ;
– des enlèvement de personnes dans des véhicules de police et des véhicules civils ; on a vu des images de personnes enfermées dans les coffres des véhicules de police ;
– des coups de feu tirés dans le dos des personnes à qui l’on a donné la fausse possibilité d’échapper à des arrestations, dans la rue ;
– de fausses autorisations, de la part la police et l’armée, de piller des supermarchés, qui aboutissent à des arrestations et à des meurtres qui sont ensuite signalés comme dû aux émeutes ;
– des incendies dans de grands locaux commerciaux, causés par des forces répressives pour que les entreprises puissent toucher l’assurance ; dans certains de ces incendies, ont été retrouvés des cadavres brûlés ;
– le fait jeter des gens d’une voiture de police en mouvement pour les tuer ;
– la suspension des corps des personnes tuées dans zones désertes et des personnes vivantes dans les casernes de la police.
L’utilisation massive des réseaux sociaux tels que Instagram, Twitter et Facebook a permis la diffusion immédiate d’innombrables témoignages audiovisuels des situations décrites ci-dessus, diffusés par des groupes d’information « alternatifs » et liés aux luttes, en brisant la stratégie de communication déployée par le gouvernement et soutenue par les médias officiels, historiquement serviles vis-à-vis du pouvoir.
L’offensive de communication du gouvernement représente une autre partie de l’action répressive, visant à coloniser l’esprit des gens par les moyens suivants :
– la censure et le contrôle de l’information, afin de cacher, justifier et/ou remettre en question de manière hypocrite des informations concernant la répression ;
– des discours télévisés des autorités gouvernementales, qui ont reconnu l’existence d’une crise sociale à résoudre au moyen d’un « nouveau pacte social » ;
– l’établissement d’un état de guerre explicite contre un ennemi interne supposément organisé avec un plan pour semer le chaos et attaquer des petits magasins, des écoles et des hôpitaux ; un accent particulier a été mis sur la criminalisation des figures de pillard.e.s et de vandales ; par ailleurs, dans un reportage sur la chaîne de télévision publique, il a été mentionné que les émeutes auraient été organisées par des cellules anarchistes nihilistes ;
– une couverture médiatique commune à différents journaux, tout au long de la journée, qui installe la peur des pénuries et des pillages, répandant l’idée que les vols se généraliseraient aux maisons de tout un chacun ;
– le partage discursif des manifestants entre gentil.le.s, légitimes, pacifiques et festif.ves, et, à l’opposé, les violent.e.s, contre lesquel.le.s toute forme de répression serait justifiée ;
– la présentation d’un plan de mesures sociales et économiques visant à montrer l’intérêt de résoudre la crise existante ;
– la présentation de l’armée en tant que forces de paix et de protection.
Heureusement, la stratégie répressive et de communication de ce gouvernement discrédité n’a pas eu l’effet escompté et la désobéissance s’est maintenue, malgré le fait que certains citoyen.ne.s éternellement soumis.e.s et obéissant.e.s ont collaboré avec le pouvoir, en participant volontairement au nettoyage des rues et à la surveillance des quartiers, habillé.e.s avec des gilets jaunes, en donnant à cette tenue un sens complètement différent de celui qui a fait sa renommée rebelle depuis les manifestations sauvages en France.
Notre position anarchiste : Notes sur un épilogue qui n’existe pas encore
Entre le mercredi 23 et le jeudi 24 octobre, le gouvernement et la répression ont tenté de montrer un visage moins dur, face à la persistance des manifestations et à un grand nombre de foyer de révolte, auxquelles s’ajoute la divulgation permanente de documentation sur les actes répressifs, ainsi que la reconnaissance publique, par une enquête judiciaire, de l’utilisation d’une gare de métro comme centre de détention clandestin et des témoignages de torture.
En ces jours, tous les signes semblent indiquer que la révolte généralisée a un peu diminué d’intensité, se limitant à une situation permanente de journées de protestation, avec la présence constante d’émeutes et d’affrontements. Beaucoup d’entre nous pensent que cela pourrait céder la place à un contexte de pacification progressive, avec la persistance de quelques poches de révolte, renforçant la répression sélective contre des personnes déjà connues pour leur participation politique dans des mouvements sociaux, des collectifs et des milieux de lutte radicale. De fait, des personnes liées à des mouvements étudiants et environnementaux ont déjà été arrêtées.
Malgré ce qui pourrait arriver, celles/ceux d’entre nous qui ont affronté le pouvoir et l’autorité bien avant l’explosion sociale actuelle savent que toutes les pratiques répressives et de communication énumérées ci-dessus font partie de l’arsenal auquel nous et d’autres groupes et individus avons été confrontés tout au long de l’existence de l’État et de l’autorité à travers l’histoire. Nous assistons donc aujourd’hui à une réactualisation postmoderne des méthodes et des stratégies déjà déployées sous les régimes dictatoriaux et démocratiques précédents du Chili, d’Amérique latine et dans le reste du monde, où la domination a vu ses intérêts mis en cause et n’a pas hésité à montrer son véritable visage d’oppression planifiée et systématique.
Nous savons que, au cours des siècles, d’innombrables générations de rebelles, de réfractaires, de révolutionnaires et de subversif.ve.s de toutes sortes ont été les protagonistes de la confrontation et de l’opposition au pouvoir, de la même manière que nous sommes certain.e.s que c’est nous, les anarchistes, ainsi que les communautés mapuches résistantes et les jeunes cagoulé.e.s, qui au cours de ces deux dernières décennies avons connu la torture, l’emprisonnement et la mort, dans le cadre de la politique répressive de l’État face à la résistance et à l’attaque continue que nous avons portée contre l’ordre social capitaliste et autoritaire.
Aujourd’hui, bien plus de gens sont témoins de ce que nous avons maintenu pendant des années : que les puissants ne se soucient pas de tromper, torturer et assassiner pour protéger le monde qu’ils ont construit à leur profit et que la seule issue possible à la domination sur nos vies commence par la rébellion destructrice contre tout ce que nous imposent ceux qui cherchent à faire de notre existence un régime permanent d’esclavage et de vol de nos libertés.
Nous sommes pleinement conscient.e.s que toutes les nuances de la répression étatique, y compris celles qui prétendent avoir un visage « humain », font partie des pratiques contre-insurrectionnelles inaugurées en Algérie, améliorées par les dictatures latino-américaines et poursuivies par les troupes d’occupation en Irak, en Haïti et ailleurs dans le monde. Nous savons très clairement que les montages et les tactiques de communication de la guerre psychologique, la répression massive et sélective, les tortures, l’extermination ne sont pas une nouveauté et aujourd’hui nous les vivons et les affrontons dans un scénario que nous avons toujours conçu comme possible : vivre notre vie quotidienne et notre lutte dans un état d’exception, avec des militaires dans la rue.
Nous savons aussi que l’existence, la prolifération et la persistance, au cours des dernières décennies, d’idées et de pratiques de lutte anarchistes, dans le territoire chilien, constituent quelque chose de réel, de vital et dynamique, qui, dans les troubles actuels, contribue d’une certaine manière à l’identification et à l’attaque des symboles et des objectifs liés au pouvoir, ainsi qu’à la diffusion d’une conscience individuelle de lutte radicale contre le monde du capital et de l’autorité. Cependant, soyons honnêtes et disons clairement que le mécontentement qui a éclaté avec une violence sans précédent dans le Chili démocratique correspond à une révolte généralisée sans chefs ni dirigeants, dans laquelle les individualités anarchistes ne sont qu’un acteur de plus.
Nous n’avons jamais cru aux bonnes intentions du mensonge démocratique, nous ne sommes donc pas surpris.e.s que les forces répressives visent avec leurs balles des enfants, des personnes âgées et des animaux. Aujourd’hui, nous apprenons aussi à vivre avec le couvre-feu, qui limite notre mobilité, nos déplacements et la possibilité d’embrasser et de partager entre ami.e.s, compas et relations affectives.
Beaucoup d’émotions et de sensations s’entremêlent chaque jour et d’une minute à l’autre : rage, impuissance, nervosité et beaucoup d’anxiété envahissent l’esprit et les cœurs de nombreuses personnes dans ces moments, mêlant l’entrain et la chaleur donnés par la lutte avec le fait indéniable d’être en train de briser des chaînes subjectives et matérielles, ensemble avec d’autres personnes qui, auparavant, n’étaient pas du même côté de la barricade que nous. Néanmoins, nous n’avons pas excessivement confiance et nous ne nous faisons pas d’illusions, parce que nous savons que cela peut être, de la part des masses, qu’une simple décharge de colère auparavant contenue et que cela peut revenir par la suite à une nouvelle normalité, saisie par des opportunistes de toute couleur politique, comme quelques uns ont essayé de le faire durant ces jours de chaos. Dans un tel moment, et toujours, en tant qu’individualités anarchiques, nous resterons déterminé.e.s contre toute forme d’autorité.
Ils nous veulent paranoïaques, angoissé.e.s et isolé.e.s, mais nous continuons d’être déterminé.e.s dans le combat, mettant aussi en pratique des outils d’auto-soin et de soutien psychologique et émotionnel à un niveau personnel et collectif, pour continuer à être vivant.e.s et sur le pied de guerre.
Alors que nous finissons d’écrire ce texte, des hélicoptères militaires volent au-dessus de nos têtes, des barricades brûlent dans les quartiers et le bruit des protestations et des confrontations reste fort et nous remplit de force, pour continuer à écrire l’histoire, dans la grande expérience de la lutte pour la libération totale.
Nous sommes reconnaissant.e.s pour tous les gestes de solidarité internationaliste témoignés par les compas du monde entier et nous vous invitons à diffuser ces mots et à les traduire dans les langues les plus diverses.
RIEN N’EST FINI, TOUT CONTINUE
AUJOURD’HUI PLUS QUE JAMAIS, CONTINUONS À LUTTER CONTRE L’ÉTAT, LE CAPITAL ET TOUTE AUTORITÉ.
Sin banderas ni fronteras