NdAtt. : à la suite d’échanges avec l’auteur, on a corrigé, dans cette traduction, quelques petites coquilles qui s’étaient glissées dans l’article paru en italien. 18 janvier 2019
Vetriolo, giornale anarchico, num. 2 / automne 2018
L’insurrection qui sera
Il y a un anarchisme qu’on pourrait définir « asocial ». Il court derrière les luttes, il est toujours à la recherche du bon terrain où intervenir, mais une fois qu’il l’a trouvé, il en est dégoûté. Il nourrit de la rancune envers l’inertie de la société, avec laquelle cependant il faut toujours qu’il revienne à se confronter. Parce que l’insurrection c’est un fait social. Chaque geste de révolte dans le monde est social, généralisé, patrimoine de tout le monde. Qu’il s’agisse d’un djihadiste en Syrie ou d’un black-out dans le petit village de Colleferro, qu’importe ? Le monde est en feu. Il est naturellement difficile de savoir à quelle volonté cela est du, cependant c’est un fait. Coup de bol ou action consciente, et avec quel objectif… cela ne doit avoir aucune importance. La clarté on l’exalte parmi les compagnons, dans l’effervescence sociale elle ne marche pas, on la stigmatise consciemment. Parce que l’insurrection sera sociale ou ne sera pas. L’insurrection, qu’est ce qu’elle sera ?
Et alors l’ « asocial » essaye de se plonger dans ces fameux faits, là où ça bouge, dans les zones d’interventions. Non, pas à Colleferro. Il va en France, par exemple. Du coté de Nantes. Sur la ZAD, laboratoire de résistance à un aéroport et d’expérimentation d’une « vie autre». Une expérience de cohabitation.
L’insurrection qui viendra
Là, l’« asocial » trouve le social, la grande masse des citoyens. Il la regarde en chien de faïence, il prouve instinctivement pour elle de la répulsion, mais il sent que c’est là qu’il doit aller, là où ça bouge. Parmi les masses, il trouve un groupe : celui-ci aussi, il parle d’insurrection. Il se définit d’invisible. Mais pour lui l’insurrection, vue égalent comme encore embryonnaire, mais diffuse à perte de vue, est quelque chose à orienter, à diriger ; elle ne peut pas y arriver toute seule, elle a besoin de l’art de la politique avec tous les moyens. L’insurrection viendra ; elle a simplement besoins de chefs et de manœuvre, pour grandir. L’insurrection qui viendra.
Noir fumée
En plus du mantra insurrectionnel, « asociales » et invisibles ont donc en commun une certaine fascination pour ce qui est éthéré, ce qui est indistinct. La fumée des barricades fonctionne comme du brouillard : l’effervescence apparaît comme diffuse et non définie. Généralisée et vague.
Les deux revendiquent leurs contours flues : les invisibles pour mieux se cacher derrière des cabales, d’où diriger ; les « asociales » pour mieux creuser parmi le peuple bariolé. Caméléons les premiers, incognito les deuxièmes.
Entre les deux, il y a les citoyens, qui semblent presque la pomme de discorde d’un duel.
Ce n’est pas que je me serais laissé aller à une vision simpliste du monde, mais, que cela puisse plaire ou pas, c’est sur le corps social que les deux font leurs calculs. D’un côté on veut le manipuler, de l’autre on veut y coller dessus ses propres théories. En tout cas, c’est une galère, cette expérience d’une « vie autre » !
Mais il est difficile de faire la différence entre toutes ces projectualités avides. Des contradictions apparaissent. Non pas celles internes à la lutte, non. Celles-ci on a décidé de les accepter à partir du moment quand on a choisi de faire converger sur le même terrain autoritaires et anti-autoritaires. Des contradictions apparaissent parmi les « asociales » eux-mêmes. Du coup, ils font leur apparition des groupes de type Légal Team, mais contre l’État et la police, bien entendu. On jacasse de « force du collectif », de « lutte de pouvoir asymétrique ».
Fumée dans les yeux
Tout cela est facile pour les invisibles. Ils sont un groupe plus pragmatique, ils prennent en main la situation, ils dictent la politique à suivre. Ils se posent en caïds de la future insurrection, celle qui viendra, utilisant pour cette finalité les citoyens sociaux et les anarchistes « asociaux ».
Du coup ces derniers, non plus agissants mais agis, cultivent leur rogne, à cause de l’énième arnaque subie. Ils se sont rendu compte en retard que le pouvoir se trouve des deux côtés de la barricade qu’ils ont construit, mal caché derrière la façade collective, et comprennent que du coup l’expulsion sera sociale ou ne sera pas. Cette fois-ci ils devinent. C’est l’expulsion, et elle est sociale, diarne !
Chassé par le pouvoir collectif et social qui voit ensemble citoyens et invisibles, l’ « asocial » ne se laisse pas abattre. Après un premier désarroi et quelques années passées à morfler, il revisite la critique des petits chef. En une semaine à peine, il renverse les formules qui étaient acceptées comme valides jusqu’à la veille. Mais d’ailleurs, les contours mal définis servent à cela aussi : à brouiller les eaux.
Pour se donner à nouveau un ton, il déclare être contre la composition, puisque après avoir été réprimé par ses voisins de cabane, c’est le tour d’être rejeté par les deux autres composants. Pourtant, même si touché, il continue à s’attarder sur le passé. Maintenant il est contre la composition, mais il continue à faire peser la Trahison de la « gestion collective de la ZAD » sur ceux qui ont présenté des « projets individuels ». En somme, il n’arrive pas encore à croire à son refus d’un front uni.
D’un côté : invisibles, de l’autre : volontairement aveugles.
Noir poison
La rogne grandit à vitesse grand V et avant le point de non-retour l’ « asocial » explose. L’assemblée des décisions collectives qui ne sont plus appréciées devient un « organisme du pouvoir bureaucratique sur la ZAD ». La ZAD elle-même est maintenant « un pouvoir en plus à renverser ».
Cela est le modus operandi classique de l’ « asocial » dans toutes les luttes. Remarquez-le à l’occasion du prochain foyer qui brillera à l’horizon. Au début il est fasciné par l’agrégation multiforme et indéfinie, puis il commencera à marmonner à cause de l’arrivée de la politique.
Jaloux de sa niche, il préfère voir le compromis seulement lors des moments de plus forte « popularité » des luttes (quand ils arrivent en soutien auteurs de bandes dessinées, intellectuels, musiciens et délateurs différents et variés). Un peu comme l’attitude des punks par rapport aux Green Day.
Du coup, quand la lutte ne sera plus pour vrais connaisseurs, il s’en sortira avec poison et communiqués, maudissant l’intrusion d’autres luttes plus pop. Entre une insulte et l’autre il trouvera le temps, pour pédanterie ou pour auto-absolution, d’expliquer aux autres anarchistes (qui peut-être prennent bien garde de se faire des illusions, dans de telles situations) qu’une merde est une merde, qu’un politicien est un politicien, qu’on ne négocie aucun projet et qu’on ne présente pas de pétitions. Son éruption contre les invisibles est une catharsis.
C’est totalement correct, ou presque, ce que tu dis en retard, mon cher ami « asocial » . Je croyais que tout le monde le savait déjà. Entre-temps, tes derniers feux de rage devraient être éteints. Ta haine – tout comme ta rogne – est psychosomatique : elle s’apaise en crachant sur les barricades que tu laisses derrière toi, pendant que t’es déjà à la recherche de la prochaine arnaque.
« Celui qui frappe ne haïra pas l’ennemi, puisqu’il ne pourra pas le voir ; et la victime ne haïra pas celui qui la frappe, puisque celui-ci ne sera pas perceptible »
Günther Anders
Marco
prison d’Alessandria, août 2018