Détruire la Civilisation, détruire la Nature
Thèses pour la décivilisation et le devenir dangereux
Vagabond Theorist / sans date
1.
Un des préjugés prédominants les plus nocifs de cette époque est la foi dans une Nature en tant qu’entité unifiée, séparée et même opposée à l’Humanité (perçue elle aussi comme une entité unifiée). Dans le contexte de cette doctrine, ce qui est spécifiquement Humain – ce qui est crée par l’activité humaine consciente – est appelé Artificiel, en tant qu’opposé au Naturel.
2.
Le concept de Nature (à savoir le concept que tous les êtres, choses, relations et activités non crées par des êtres humains constituent un ensemble unifié qui est en contraste avec toutes les choses, êtres, relations et activités consciemment crées par des êtres humains) est lui-même un produit de l’activité humaine consciente et, de ce fait, artificiel.
3.
Étymologiquement, le mot « nature » fait simplement référence à ce qui est né dans quelque chose, quelque chose qui lui est inhérent ; « artifice » fait référence à quelque chose qui est fabriqué avec une compétence consciemment appliquée. Considéré de cette façon il n’y pas d’opposition nécessaire (« naturelle », si vous voulez) entre « nature » et « artifice », puisque ce qui est crée consciemment et avec maîtrise peut être fait seulement à partir d’êtres naturels (du moins pour le moment), avec une capacité innée à apprendre à agir consciemment et avec maîtrise.
Cela ne signifie pas que tout, ou même la plupart, des créations « artificielles » sont désirables. Tout comme il y a des réalités « naturelles » qui peuvent nous causer préjudice, il y a de nombreuses réalités « artificielles » qui nous sont nuisibles. De plus, tandis que les préjudices « naturels » sont normalement des événements temporaires que nous pouvons endurer et dépasser, les créations artificielles qui nous causent préjudice sont souvent censées être permanentes et même de plus en plus grandissantes. Ainsi, la seule possibilité de mettre fin à leur caractère nocif est de les démanteler ou de les détruire. Par exemple, les institutions, les structures de grande ampleur et les systèmes technologiques sont tous crées par l’activité humaine consciente. Ils forment un réseau qui définit et limite les possibilités de nos vies. Ils nous portent préjudice socialement et psychologiquement avec les limitations qui estropient l’imagination et la capacité créative. Ils nous portent préjudice physiquement, causant ou augmentant les désastres, les maladies, la pauvreté, la pollution etc. Les dépasser ne demande pas de l’endurance, mais plutôt une activité humaine consciente qui vise la destruction…
En outre, il y a des aspects de la réalité dans laquelle nous vivons qui ne sont ni « naturels », ni « artificiels », ni innés ni consciemment crées ; je parle là du large éventail des contingences historiques, sociales et culturelles qui se développent à partir du continuel, fluide entrelacement des relations humaines entre elles et avec les choses et êtres non-humains. Bien qu’elles se développent à partir de l’activité humaine, ce ne sont pas des créations conscientes, mais elles reflètent plutôt la rencontre avec le hasard et la nécessité de la vie dans ce monde. Pour cette raison, cela reflète souvent l’absurdité de la tentative de rationaliser institutionnellement le monde. Mais souvent cela offre aussi des possibilités de défier cette rationalisation institutionnelle. Ainsi, afin d’attaquer l’ordre dominant civilisé, nous devons regarder au-delà de la dichotomie « naturel »-« artificiel » et explorer cette sphère de contingence historique, sociale et culturelle, afin de saisir ce que nous pouvons utiliser comme arme pour notre révolte.
4.
La conception de la Nature en tant qu’entité unifiée est à la base de deux idéologies apparemment contradictoires, mais en fait complémentaires, qui servent l’ordre dominant, imposant le contrôle sur nos vies : l’idéologie moraliste qui associe le bien au Naturel et le mal à l’Innaturel, et l’idéologie métaphysique de l’aliénation inhérente, qui voit la nature comme une force hostile à l’Humanité et à son développement, une force à conquérir et à soumettre.
L’idéologie morale est appliquée à un plus ample degré dans le domaine sexuel, mais a été utilisé aussi contre les expériences magiques et alchimiques, tout comme toute activité qui est vue comme un défi à la domination de dieu (hybris). A notre époque, elle est employée contre une multitude d’actes sexuels, et aussi contre l’avortement. Les minorités sexuelles intéressées par l’assimilation essayent souvent de prouver la naturalité de leur sexualité (par exemple en déclarant que c’est génétique), opposée à l’innaturalité d’autres formes de sexualité (la pédophilie, dont la définition a été étendue dans les dernières années pour définir l’attraction sexuelle qu’un adulte prouve envers quelqu’un qui est en dessous de l’age légale de consentement (*) et, dans une moindre mesure, la zoophilie sont les principaux exemples contemporains de désir « innaturel »). Mais que ce soit utilisé contre l’hybris des prétendues sorcières, alchimistes ou courageux mécréants, ou bien contre certains actes sexuels ou reproductifs, cette Nature morale sert comme outil pour garder en échec la passion et le désir et donc pour nous garder sous contrôle.
L’idéologie qui voit la Nature comme une force hostile que l’Humanité doit conquérir afin de satisfaire ses besoins, survient dans une certaine mesure avec toute civilisation, mais elle semble être devenue la conception dominante seulement avec la civilisation occidentale, au cours des derniers 5000 ou 6000 ans. Son ascension à la position dominante, en effet, correspond à l’ascension du capitalisme et au début de l’industrialisme. Ça a été nécessaire de commencer à canaliser les efforts créatifs humains dans une activité qui exploite au maximum toute les ressources économiques possibles – naturelles et humaines – et cette idéologie a fourni une justification pour un tel développement de l’exploitation. Elle utilise les maladies, les tempêtes, les inondations, les sécheresses, les tremblements de terre et d’autres soi-disant problèmes et catastrophes naturelles pour appuyer cette perspective et justifier les interventions technologiques de contrôle les plus intrusives. Plus que l’idéologie morale, cette perspective est la justification moderne de la domination et du contrôle.
5.
La civilisation est un réseau d’institutions qui nous aliènent matériellement et pratiquement de nos vies et de notre créativité et, en même temps, de la myriade de relations avec la variété infinie d’êtres et de choses qui composent le monde dans lequel nous vivons. Cette aliénation est ce qui transforme la multitude d’êtres et de choses dans l’unité de la Nature. Cette unité est le miroir de l’unité imposée de la civilisation.
6.
Surmonter l’aliénation peut donc être vu comme un processus de décivilisation. Mais qu’est que cela signifie ? Cela ne signifie pas un retour à l’état sauvage, revenir en arrière à l’état primitif, revenir à la Nature. Toutes ces idées impliquent le retour à une façon d’être qui est, en réalité, un modèle conceptuel (le Monde sauvage, le Primitif, le Naturel) et donc un idéal de civilisés. La décivilisation n’est pas le retour à quoi que ce soit. Le flux de relation entre des individus en perpétuelle évolution, qui est l’existence en dehors de la dichotomie Civilisation-Nature, n’est pas reproductible. Ainsi, la décivilisation doit être comprise et explorée sans modèle aucun, sans aucun concept de retour.
7.
Un processus de décivilisation serait, au contraire, un processus de destruction et de démantèlement. Certes, d’institutions et de structures matérielles et sociales ; mais aussi de structures idéologiques, les fausses unités conceptuelles (les « fantômes » de Stirner) qui canalisent la pensée à un tel niveau que la plupart de nous ne s’aperçoivent même pas de ces chaînes autour de notre pensée. L’unicité de la nature, l’unicité de la Vie, l’unicité de la Terre sont toutes des constructions idéologiques civilisées qui perpétuent la vision de notre relation avec le reste du monde à travers le prisme de l’aliénation.
8.
Dans cette optique, le désir d’attaquer et de détruire les institutions, les structures et les personnes qui imposent la domination du régime civilisé, devient significatif seulement si on expérimente des façons de saisir nos vies comme quelque chose qui nous appartient et des façons de se rapporter aux autres êtres en tant qu’individus qui s’efforcent de créer leur vies – par exemple quand nous attaquons concrètement les structures idéologiques qui canalisent nos pensées et désirs. Cela ne signifie pas rejeter toute catégorisation, mais plutôt reconnaître leurs limites en tant qu’outils précis. Les catégories peuvent, par exemple, nous aider à faire la différence entre plantes vénéneuses et comestibles. Mais elles ne peuvent pas nous dire la réalité, ni même les aspects les plus significatifs d’un autre être: ses désirs, ses aspirations, ses rêves…
9.
Reconnaissant et rencontrant l’unicité de chaque être à chaque moment, nous trouvons les bases pour déterminer comment réaliser nos désirs, pour reconnaître quand la complicité et l’entraide sont appropriées, quand le conflit est inévitable ou désirable, quand des rencontres passionnantes peuvent éclore et quand l’indifférence a un sens. Ainsi, nous sommes capables de nous concentrer sur ce dont nous avons besoin pour réaliser notre désir, quelle place, dans ce processus créatif, ont les autres êtres et choses et les relation que nous construisons avec eux.
10.
En ce qui concerne attaquer la civilisation, cela veut dire rejeter toute conception monolithique de celle-ci, sans perdre de vue son caractère de réseau entrelacé d’institutions et de structures interdépendantes. Ces institutions et structures fondamentales peuvent exister seulement à travers l’aliénation des individus de leurs vies. Cette aliénation est leur base. C’est pour cela que nous ne pouvons jamais faire nôtres ces institutions et structures fondamentales, et ça ne sert à rien d’essayer de les saisir comme elles sont. Il faut plutôt les détruire, les éliminer de notre chemin.
Mais le développement de la civilisation a crée une grosse quantité de sous-produit de toute sorte : matériaux, outils, bâtiments, espaces de réunion, idées, capacités, etc. Si nous regardons la civilisation de façon simpliste, comme un monolithe compact, nous ne pouvons que déplorer notre besoin de continuer à utiliser quelques-uns de ces sous-produits, tandis qu’on rêve d’un futur lointain dans lequel on vivra dans un paradis où toute trace de ce monolithe aura disparu.
Si, en revanche, on arrive à faire la différence entre ce qui est essentiel pour la civilisation et ses sous-produits, et à se rapporter à ces dernier sans médiations, en termes de nos besoins et désirs (c.a.d. d’une manière décivilisée), de nouvelles possibilités s’ouvrent pour explorer comment vivre à notre manière.
11.
C’est comme ça que les hors-la-loi, les dénommées « classes dangereuses » tendent à se rapporter au monde. Tout ce qui n’est pas cloué au sol est là pour être pris et utilisé pour créer de la vie. En tant qu’anarchistes qui reconnaissent la civilisation comme institutionnalisation de relations de domination et d’exploitation, nous pouvons aussi nous rapporter à ces sous-produits en termes de comment ils peuvent être utilisés pour attaquer, détruire et démanteler la civilisation.
12.
Mais comment l’idée de se relationner à chaque être individuel en son unicité affecte le besoin humain de créer consciemment et habilement ? Si nous concevons les myriades de relations en constant changement autour de nous comme une Nature monolithique qui nous est foncièrement hostile, les méthodes techniques et les structures que nous développons viseront à conquérir, contrôler et dominer cette force hostile (peut-être même à la détruire). Si, en revanche, nous nous voyons nous-mêmes et tous les êtres autour de nous comme des individus uniques dans des rapports d’interaction toujours mouvants les uns par rapport aux autres, nous continuerons d’utiliser notre adresse, mais pas pour conquérir un monolithe. Au contraire, nous les utiliserons pour tracer notre voie à travers une merveilleuse danse de relations – détruisant les institutions figées qui bloquent cette danse – d’une façon qui porte la plus grande jouissance dans nos vies.
13.
Une pratique de cette sorte demande une imagination vitale et active et une ferme espièglerie.
Par imagination j’entends la capacité de « voir au-delà » ce qui est, de voir les possibilités qui défient et attaquent la réalité actuelle plutôt que la développer. Je ne parle pas ici de l’adhésion à une vision utopique précise – qui tendrait à créer des monstruosités autoritaires à la recherche d’adhérents à dévorer – mais de la capacité d’une exploration utopique permanente, sans destination, sans finalité.
Peut-être que cela est ce qui distingue les anarchistes des autres hors-la-loi. L’imagination a déplacé leur conception de jouissance de la vie au delà de la simple consommation, vers une création ludique. Certes, les façons dont les hors-la-loi ont souvent consommé, dans l’histoire – le gaspillage de tout ce qu’ils ont gagné avec leur intelligence et audace, dans des excès de festins débauchés et la jouissance immédiate de la luxure – va à l’encontre de la valeur capitaliste de l’accumulation, il n’empêche que ça résume toujours la richesse des objets, reflétant l’aliénation des relations actuelles. Une imagination active, pratique, peut nous montrer la vraie richesse, qui peut bondir de relations libres et de l’activité créative.
Par ferme espièglerie, j’entends le refus de se compromettre en assumant une identité qui nous définit entièrement, le refus de prendre au sérieux précisément ces choses auxquelles cette société donne de l’importance, l’insistance sur l’expérimentation à tout moment, dans sa vie, sans se préoccuper d’un futur qui n’existe pas. Le monde est rempli de jouets, de jeux et de défis qui peuvent accroître l’intensité du vivre. Ils sont souvent cachés, enterrés en dessous du sérieux institutionnel ou des nécessités de la survie imposées par l’ordre dominant. L’appréhension rebelle et hors-la-loi de la vie implique le fait de briser ces barrières.
14.
Ainsi, un processus de décivilisation, de libération de soi des contraintes et des obligations imposées par le réseau d’institutions que nous appelons civilisation, ce n’est pas un retour à quoi que ce soit. Cela ne tourne pas autour de l’apprentissage de quelques compétences et techniques ou de l’application de certaines mesures utilitaires. Il s’agit plutôt de refuser la domination de l’utilitaire, la domination de la survie sur la vie, d’insister sur le fait de sortir dans le monde pour jouer à notre manière, nous emparant de ce qui nous donne du plaisir et détruisant ce qui se met en travers de notre chemin.
Note :
* A l’origine, cela signifiait l’attraction sexuelle d’un adulte envers un enfant non pubère.