reçu par mail / vendredi 6 janvier 2016
Ayant appris que le 9 janvier à Paris se déroulera un débat sur la justice, je voudrais essayer d’y contribuer par lettre bien que, tous les permis de visite et de contact téléphonique m’ayant été refusés, je n’ai aucune information sur la teneur exacte du débat.
Le thème de la justice pose une multitude de questions, celle de la répression, de l’autorité, de l’enfermement, du maintient de la classe dominante et de l’ordre, celle de la soumission ou de l’insoumission, évidemment liée à celle de la défense ou de l’attaque, de la résignation ou de la dignité, de l’inaction ou de la vengeance.
Ce choix personnel appartient bien entendu à chaque individu et je ne veux pas me présenter en donneur de leçons, ni en martyr ou en héros que je ne suis pas. Je ne parlerai donc que de mon propre choix qui n’est pas motivé par un devoir révolutionnaire fantasmé, mais par la volonté, la nécessité qui m’est propre, de me sentir plus libre, plus digne, plus vivant que ne le voudraient mes geôlier.
Mon bagage intellectuel et théorique est relativement limité, mais ma vie ressemblant plus à celle d’un voyou qu’à celle d’un universitaire, j’arpente les couloirs des palais de justice depuis l’âge de 13 ans et ceux des prisons depuis mes 17 ans.
Ces quelques remarques sont donc bien plus le fruit de mon expérience personnelle, très subjective, que celui d’une quelconque posture idéologique pré-établie.
Bien que je me reconnaisse aujourd’hui dans l’anarchie je n’en avais pas la moindre conscience lorsque, encore enfant, j’ai connu ma première détention en garde à vue.
Très jeune, j’ai toujours été révolté par les inégalités, ceux qui les permettent et possèdent tout, et ceux qui les protègent, c’est donc naturellement que j’ai appris à dépouiller les premiers et attaquer les seconds. Chez les voyous, on a un proverbe : 9 fois pour toi et une fois pour les flics. C’est inévitable, dans la guerre sociale, asymétrique par définition, le moindre choc frontal nous sera fatal car ils seront les plus forts.
La première fois qu’ils m’ont choppé, j’étais apeuré, mes potes avaient réussi à fuir et je me suis retrouvé seul coincé dans une impasse, j’ai essayé de me battre du mieux que je pouvais contre les flics qui me barraient le seul passage vers la liberté mais bien sûr je me suis fait défoncer puis embarquer.
Une fois en cellule je me suis senti comme un jeune animal sauvage que l’on a mis en cage après avoir été battu. Je pense que ce fût une réaction inconsciente et naturelle, j’ai arrêté de mordre et je me suis soumis. Il a donc fallu que je rentre dans leur logique, on ne peut plus civilisée, il a fallu que je m’innocente, que je me disculpe, moi qui n’avait jamais ressenti aucune culpabilité il fallait que, poussé par la peur, je m’excuse et je regrette avec hypocrisie.
Il fallait que je me renie moi-même, que je renie mon intégrité libre et sauvage face à la divine mission de leur logique civilisatrice. Et donc ce jour-là j’ai « commencé à ne plus me prendre pour moi-même », comme diraient les épiciers du marketing de l’insurrection qui voudraient nous faire croire que ce choix est motivé par une tactique longuement réfléchie afin de masquer leur effroi de la répression.
La peur, dans une telle situation, est pourtant quelques chose de naturel et il faut l’accepter, la reconnaître, afin de la dépasser et de se remettre à raisonner de façon honnête.
Il n’y a pas de héros, et s’il y en avait, nous n’en voudrions pas. Toujours est-il que ces jours-là, et ceux qui ont suivi, je me suis senti au plus mal. J’avais honte, pas d’avoir eu peur, mais d’avoir perdu ma dignité. Je ressentais au plus profond de moi-même que j’avais nié ma nature libre et sauvage pour la soumettre au dictât de la sociabilité judiciaire. La soumettre à cette société pleine d’inégalités que je ne comprenais pas et que je haïssait.
Lorsque j’ai pris conscience de cela je me suis juré de ne plus jamais me soumettre, de ne plus jamais me laisser juger et dompter comme un fauve apprivoisé servant d’attraction dans les cirques de leurs salles d’audience.
Depuis, les dents de lait ont laissé place à des canins bien aiguisés dans les cellules de mitard et les quartiers d’isolement, et je rend coup par coup. Pour une dent, une mâchoire!
Au tribunal j’ai toujours aussi peur, mais c’est en transformant ma peur en haine que je trouve la force de ne pas me soumettre et de ne pas les laisser me juger.
Ils sont les plus forts, oui, mais ce n’est pas pour autant que je leur octroierai une quelconque légitimité en acceptant leur logique d’innocence et de culpabilité.
Je ne reprendrai pas à mon compte leur logique répressive pour en faire une logique victimisante en me déclarant innocent.
De plus, il s’agit de comprendre ce que cette logique induirait en terme de solidarité. Quelle solidarité voulons nous? Sur quelles bases et avec qui?
Si je me déclare innocent, et surtout si les compagnon-nes dehors organisent la solidarité autour de mon innocence et non du simple fait que je suis anarchiste, alors à qui parlons nous?
Aux démocrates? Aux partisans d’une république plus juste et plus véritable dont la justice plus populaire n’enfermera qu’en connaissance de cause? Au pouvoir? Ah oui, mais pas le même ! …
Et alors, quelle seront les bases de cette solidarité consensuelle? Que restera–t-il comme substance – sans oser même parler de potentiel – subversive et révolutionnaire? Ces mêmes personnes, à qui on en aurait appelé au consensus solidaire parce qu’innocent, l’auraient-ils été dans le cas d’une culpabilité avérée? Et dès lors, que nous resterait-t-il comme perspective offensive? Ne jouerait-on pas le jeu de la récupération politique, l’appelant même, par le consensus autour de valeurs humanitaires et républicains?
Les réponses à ces questions simples sont évidentes, avec un minimum de logique et d’honnêteté on peut déjà les considérer comme
des affirmations. Qui plus est, ce sont des conceptions historiquement vérifiés.
« Comment sortir de ce dilemme? D’une façon simple. en partant toujours du fait que pour nous le fait technique est secondaire, et que si les compagnon-nes sont accusés, emprisonnés, et à certaines occasions également exécutés, cela advient seulement parce qu’ils sont anarchistes, abstraction faite du fait objectif qui constitue l’élément du débat de la justice, mais qui ne nous intéresse, en tant que révolutionnaires, que de façon marginale. »
Alfredo Bonanno, « Notes sur Sacco et Vanzetti », 1989.
Ainsi, si le choix de se déclarer innocent ou celui de refuser d’être jugé appartient à l’individu pour les raisons qui lui sont propres, je pense par contre que la communication relative à l’affaire judiciaire doit s’articuler, au minimum, autour de ce simple principe.
J’espère avoir pu apporter quelque chose au débat et que vous me ferez parvenir ce qu’il en est ressorti.
Toujours solidaire, mais surtout complice.
[début janvier 2017]
Damien
Pour lui écrire :
Damien Camélio
n° d’écrou 432888
MAH de Fleury-Mérogis (Bâtiment D5)
7, avenue des Peupliers
91705 – Sainte-Génevieve-des-Bois
NdAtt. : une autre lettre de Damien (avec des infos sur son affaire) ici.