Désarticuler le monde de l’autorité
Traduit de Dissonanz, anarchistische Zeitung (Zurich), n°34 par Cettesemaine.info – 17 août 2016
Un mois est passé depuis l’attaque de l’antenne de Zurich—Waidberg, un mois de silence suspicieux du côté des médias et des autorités. Ce n’est que la semaine dernière qu’ont commencé à sortir les premiers détails, et on apprend par les médias que l’antenne en question n’était rien moins que le système radio d’urgence de la police de Zurich, qui devrait entrer en fonction au cas où le système radio normal ne fonctionnerait plus. Les câbles à la base de cette antenne ont été livrés aux flammes, causant des centaines de milliers de francs suisses de dommages, et la mettant hors service « pendant plusieurs jours », et on apprend aussi qu’un mandat d’arrêt international a été émis contre le compagnon recherché [voir « Ding Dong – C’est l’Etat » in Dissonanz, n. 32].
A la lumière de ces nouveaux faits, le silence qui a suivi ce sabotage ne nous surprend pas, parce qu’avec cette attaque, ce qui a été touché est un nerf à vif qui a mis dans l’embarras l’ensemble des forces de police de la ville de Zurich, en mettant en évidence sa vulnérabilité. Qu’aurait-il pu arriver si, à ce moment-là, pour une raison quelconque, il y avait eu une panne du système radio de la police ? Sans pouvoir utiliser la radio pour communiquer, transmettre des ordres et des informations, la police de Zurich se serait probablement retrouvée sérieusement limitée dans sa capacité à se coordonner et à réagir, créant une situation favorable pour quiconque a des comptes à régler avec cette société. Mais faisons un pas supplémentaire. Et si cela s’était produit lors de moments de tensions sociales, comme par exemple au cours des émeutes de Bellevue d’il y a quelques années ou celle d’Europa-Allee ? Sans pouvoir se coordonner, les forces de l’ordre se seraient retrouvées avec de sérieuses difficultés pour reprendre le contrôle de la situation et garantir un retour à la normalité. Ces émeutes, au lieu d’être des émeutes éclair de quelques heures, auraient peut-être eu assez d’oxygène pour se diffuser à travers l’espace et le temps. Même leur caractéristique aurait pu se transformer en quelque chose de différent : en créant une cartographie difficilement contrôlable par les autorités à cause de leur incapacité à se coordonner, elles auraient pu ouvrir de nouveaux espaces de réflexion. Europa-Allee, et ensuite ? Que voulons-nous ? Comment voulons-nous vivre ? Des questions qui auraient trouvé des réponses pratiques et immédiates sur le moment. Le problème de la gentrification, par exemple, est lié au problème de la richesse, de ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, et sans la protection des forces de l’ordre, l’expropriation de la part de ceux qui n’ont pas aurait pu être une réponse. La révolte pourrait même aller bien au-delà du seul problème de la gentrification, mettant en cause la propriété privée, et avec elle une des racines mêmes de la société de l’autorité.
Face aux injustices et aux abus de cette société, nous nous sentons souvent impuissants. Au fond, transformer la société est un objectif quasi impossible, alors, que peut faire une simple personne ? Sans trop y réfléchir, nous nous abandonnons à des traditions, des rituels, des identités collectives et des répétitions d’actes simplement parce que c’est ce qui s’est toujours fait.
La quantité de personnes descendues dans la rue, des dégâts causés et des flics blessés deviennent les paramètres de mesure du succès ou pas d’une manifestation. Nous ne voulons pas admettre que mesurer uniquement le côté quantitatif n’est rien d’autre qu’une illusion que nous nous créons pour continuer à réitérer les mêmes rituels. La logique du « dix aujourd’hui, cent demain » nous empêche de regarder au-delà de notre nez, de voir que quelque chose d’autre peut être fait, que même un petit acte peut changer plus drastiquement une situation que la répétition permanente de recettes « qui ont fait leur preuves ». Nous pensons qu’il est nécessaire de développer la capacité de regarder au-delà de tous ces rituels et de ces habitudes commodes qui atrophient notre capacité d’imagination, afin de trouver également d’autres manières d’agir.
Le silence qui a suivi cette attaque a donc été la feuille de vigne qui a tenté de couvrir une vérité simple : la supériorité numérique et en armement ne comptent pas beaucoup face à l’intelligence et à l’ingéniosité humaines. Un noeud de câbles livré aux flammes au bon endroit et au bon moment par une personne singulière ont le pouvoir de désarticuler une armée entière, de transformer une situation qui peut sembler statique en quelque chose de nouveau, de différent et d’imprévisible. Maintenant, si on pense au fait que la société dans son ensemble ne peut fonctionner que grâce à la présence d’infrastructures qui permettent la circulation des flux, des informations, de l’électricité, des marchandises, des personnes, etc., au fait que ces infrastructures sont présentes partout dans l’espace physique, c’est un monde entier de possibilités d’agir et interagir qui s’ouvre sous nos yeux.
Ces derniers mois, on a vu comment [un petit feu, au bon endroit peut aussi paralyser « la moitié de la Suisse » [voir Tout paralyser, in Dissonanz nr. 30 [reproduit ci-dessous; NdAtt.]], comment les câbles d’une antenne brûlée peuvent mettre hors d’usage une partie du système de communication de la police : qu’aurait-il pu arriver si ces sabotages s’étaient produits à des moments particuliers en interagissant avec d’autres événements ?
L’Etat, l’économie et l’autorité ne sont pas du tout abstraits et intouchables, il suffit d’en trouver les points faibles, il suffit d’un peu d’esprit et d’imagination.
Pour qui sait où regarder, le roi est nu et vulnérable.
Au compagnon en fuite, nous souhaitons bonne chance, où qu’il soit.
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Tout paralyser
Traduit de Dissonanz, anarchistische Zeitung (Zurich), n° 30, par Cettesemaine.info – 22 juin 2016
Le petit incendie d’un puits de câbles à « Bahn-Nadelöhr » la nuit du 7 juin 2016 dans le nord de Zurich a paralysé « la moitié de la Suisse »*. Un petit incendie, que n’importe qui a pu allumer. « Si on veut intentionnellement nuire un système, on trouvera toujours des manières pour le faire, » précisait le porte-parole de Pro Bahn Schweiz, l’association des navetteurs, sans bien sûr vouloir inciter à commettre de tels actes. Un effet décisif, facile à faire et impossible de surveiller tous les câbles et les puits où ces câbles se rejoignent… Bonne nouvelle donc pour tous ceux qui ont à coeur de saboter la machine économique dans laquelle on est tous contraints de tourner.
Les médias ont essayé de présenter « les navetteurs » comme des sortes de victimes. Nerveux, stressés, en retard, ayant raté leur vol d’avion. Mais à quel point est-ce vraiment grave que le quotidien, pressé dans un train bondé, en route pour la journée tellement belle de travail, d’école, d’examens… soit quelque peu bousculé ? Nous ne croyons pas, comme les médias cherchent à le représenter, que les gens d’ici soient déjà tellement abrutis qu’ils n’arrivent pas à s’imaginer autre chose que la routine ordinaire. Joliment lisse, chaque jour pareil. Mais si c’était quand même le cas, il serait temps de les amener à réfléchir un petit peu. Car, contraint à rester sur la voie de l’habitude, le potentiel humain reste généralement dans l’impasse. Une impasse qui consiste en trains bondés, en trottoirs stressants et en activité mécanisée, avec comme panorama la grisaille du béton des murs et des rues. Une impasse où l’homme tourne frénétiquement en rond, pour gagner sa vie, afin de ne pas rester complètement sur le carreau. Emprisonné dans une machine, comme le rouage d’un mécanisme, qui bientôt ne l’utilisera même plus en tant que tel…
Au quotidien, qui devient si vite habitude, il ne reste alors guère de temps pour réfléchir. Quand on devient un être-condamné-à-végéter, on a certes du temps pour réfléchir, mais cela ne nous fait pas avancer, car dans une telle situation on est coupé de toute possibilité d’agir. La réflexion tourne alors en rond. Une interruption de la normalité, provoquée par un court-circuit, peut toujours être une source de lumière dans ce scénario. Une grande comme une petite. Ce qu’il faut, c’est de l’imagination et du courage. De l’imagination pour faire sortir la réflexion des méandres de l’habitude ; le courage pour agir en conséquence.
Le sabotage – un moyen utilisé depuis des siècles par les exploités et les exclus afin de combattre la machinerie qui produit leur situation – suscite souvent le mécontentement chez ceux qui ont pourtant toutes les raisons pour (aussi) se réjouir des défaillances qui en résultent. Les esclaves heureux, ou tout simplement les peureux, qui défendent le cadre de l’habitude, alors que… Alors que l’habitude a toujours été le pilier le plus costaud de la servitude volontaire : celui qui préfère sauvegarder le joug même s’il était possible de s’en défaire sans danger. Si nous étions à l’inverse pas si bienveillants et si heureux que ça, mais plutôt opposés et obstinés contre les cages du quotidien, on pourrait probablement imaginer comment profiter d’une telle situation de rupture. Une telle situation chaotique peut en effet rendre beaucoup de choses possibles, ne serait-ce qu’en mettant par là en évidence à quel point beaucoup de gens s’accrochent sans grande raison à la normalité habituelle. Et si c’était vraiment vrai que les gens ne peuvent plus s’imaginer autre chose, alors cela offrirait un terrain favorable supplémentaire pour répandre des idées anarchistes et défendre le sabotage et la révolte afin de stimuler la capacité d’imagination. Si les gens voulaient saisir cette occasion pour défendre à tout prix les structures et les institutions de la domination, et bien alors, malgré tout, une telle situation ne laissera au moins pas de place pour se tenir à l’écart. Car celui qui veut vraiment la liberté doit d’abord commencer par arrêter de demander la permission !
L’identification avec l’ensemble du réseau de travail et de contrôle peut très bien être répandue dans nos contrées, qui sait ? Au moins ce sabotage a-t-il pas mal essayé de le mettre en évidence. Mais je peux à peine m’imaginer que la réjouissance suite à une paralysie des transports ne soit pas du tout diffuse… même si elle reste aujourd’hui souvent silencieuse. « L’opinion publique » fonctionne comme une priorité, et vient vite faire passer le fait d’avoir raté un examen ou le début de la journée de travail ou d’école quasi comme une sorte de catastrophe personnelle… Comme si tous ces gens étaient partis joyeusement, le sourire enthousiaste aux lèvres, pour débuter leur magnifique quotidien. Oui, la psyché de l’animal de labeur reste pour moi un mystère, et j’ai du mal à ne pas douter de son existence. Il est certes connu que de nombreuses personnes se mettent une immense pression intérieure pour être performantes et pouvoir fonctionner comme un rouage. Mais il est aussi connu que cette pression intérieure mène aussi vers des effondrements divers et variés comme la dépression, le burnout, le suicide,…
Mais si on est fatigué de tout et qu’on est pas prêt nous aussi à intérioriser la pression que ce monde de travail et de consommation nous impose, mais qu’on cherche plutôt à s’en débarrasser le plus possible, alors le sabotage est un des moyens qui est bien plus à portée que ce qu’on croit généralement. Souvent le sabotage n’est pas trop compliqué à réaliser, il n’est pas nécessaire d’être un génie technique. Tout ce qu’il faut, c’est garder les yeux et les oreilles ouverts. Trouver un point faible, et allonger la main. C’est cela que prouve notamment le sabotage de début juin. Un petit incendie qui a paralysé « la moitié de la Suisse ». Il y a des milliers de raisons pour la paralyser, et ce sabotage aura certainement eu ses propres motivations. Je crois que le plus intéressant, ce n’est pas de spéculer sur ces motivations, mais d’attaquer ce monde de travail oppressant avec ses propres raisons, idées et possibilités.
Notes :
* Coupures de presse (NdT.)
« Les grandes lignes, les trains internationaux et les RER sont fortement perturbés autour de Zurich, en raison d’un incendie que la police qualifie d’intentionnel. Des milliers de pendulaires ont été affectés. Le trafic ferroviaire est paralysé mardi entre Zurich-Oerlikon et Zurich-Aéroport à cause de l’incendie intentionnel de câbles des CFF. Plus aucun train ne relie la ville à son aéroport. Il faut prendre le tram ou faire un important détour pour prendre l’avion. »
« Le feu s’est déclaré à 3h dans un conduit de câbles des CFF, le long du tronçon reliant Oerlikon à l’aéroport. Tout indique que l’incendie est d’origine criminelle [le feu a été bouté en deux endroits], écrit la police municipale. Les flammes ont pu être rapidement éteintes, mais des installations techniques sont endommagées. »
« Le tronçon est resté bloqué jusqu’à 19h00 pour le trafic grandes lignes. Le trafic régional a été rétabli progressivement à partir de 20h00. »