lesinrocks / vendredi 21 mars 2014
[Tag rue Saint-Eleuthère, à deux pas du Sacré-Coeur, jeudi 20 mars]
Des slogans anarchistes ont été tagués sur la façade de la basilique du Sacré-Cœur, à l’aube du 18 mars, jour de commémoration du déclenchement de la Commune de 1871. L’édifice religieux avait été construit pour “expier” symboliquement les communards. Une mémoire qui, 143 ans plus tard, ne passe toujours pas.
“Ni Dieu, ni maître, ni Etat”, “Feu aux chapelles”, “Fuck tourism”, “Vive l’insurrection”. La mère supérieure de la basilique du Sacré-Cœur a dû blêmir, à l’aube du 18 mars, en découvrant les tags rouge et noir ostentatoirement inscrits sur la façade du Sacré-Cœur. Le 20 mars à midi, tout avait déjà disparu. A peine notait-on quelques traces rouges incrustées dans la pierre ici et là. Le tourisme de masse avait repris son cours normal – frénétique – en cette journée ensoleillée. Par grappes, des visiteurs du monde entier gravissent la butte Montmartre et entrent dans l’édifice à un débit impressionnant, après avoir effectué une incontournable pause-selfie à l’entrée.
“Vive la Commune”
Face à ce temple mi-touristique, mi-religieux, à l’intérieur duquel ce qui ressemble fort à des cash-machines distribuent pour la modique somme de deux euros des médailles-souvenirs, l’agit-prop antiautoritaire fait sens. D’autant plus que le 18 mars, c’est le jour où, il y a 143 ans (en 1871), la Commune de Paris éclatait. La butte Montmartre est l’endroit d’où la première étincelle est partie. Pendant 72 jours, la révolution saluée par Marx dans La Guerre civile en France avait alors ébranlé le monde, avant d’être brutalement réprimée par Adolphe Thiers et l’armée versaillaise.
Loin du catéchisme révolutionnaire, Patrick fabrique des porte-clés fantaisies au pied de la basilique depuis quarante ans. Selon lui, hier encore, on pouvait lire en rouge, sur le côté gauche de l’entrée, un flamboyant “vive la Commune de 1871″. Aucune photo n’en atteste, car les tags ont vite été effacés, mais un graff “vive la Commune” plus discret orne la rue Saint Eleuthère, à quelques pas de là. Les lieux sont chargés de mémoire.
“Le symbole de la répression et de l’expiation”
Le Sacré-Cœur en lui-même est un symbole anti-communard. “Ce n’était pas la seule raison, mais il a été en grande partie construit en expiation de la Commune, explique l’historien Jean-Louis Robert, président de l’association des Amis de la Commune. Cette église est devenue le symbole de la répression et de l’expiation des Parisiens qui avaient participé à l’insurrection”. La construction d’une église sur la colline de Montmartre avait même été déclarée “d’utilité publique” par l’Assemblée nationale le 24 juillet 1873, “dans le cadre de l’ordre moral qui a suivi la Commune”, précise l’historien.
On comprend mieux pourquoi les anarchistes ont ciblé ce “sanctuaire de l’adoration eucharistique et de la miséricorde divine”, tel qu’il se présente. D’autant plus que, selon Jean-Louis Robert, cette mémoire a été “occultée, malgré un certain nombre d’efforts”. Christiane, guide vacataire au syndicat d’initiative de Montmartre, nous confie qu’elle ne parle guère de la Commune aux jeunes belges qui visitent le quartier ce midi. “Le cliché, pour les touristes, c’est la place du Tertre, la bohème et les peintres”, explique Nadia Laraba, responsable accueil au Syndicat d’initiatives.
“Maintenant qu’elle est là, il faut faire avec”
Cependant, le procédé anarchiste pour lutter contre ce semblant d’amnésie n’a pas la cote. NKM s’est dite “choquée par la profanation de la basilique”, Jean-François Copé a condamné cette “odieuse profanation”, Manuel Valls, dans un communiqué, déplore cette “offense aux fidèles catholiques et [cette] atteinte grave à l’un des monuments emblématique du patrimoine architectural parisien”, et le candidat FN Wallerand de Saint-Just s’est insurgé “contre cette dégradation et contre la complicité du pouvoir socialiste”.
Patrick, qui se défend d’être un “cul béni”, a son avis sur la question :
“Que les communards et l’origine de la construction de cette église soient oubliés, c’est dommage, surtout que la répression a été sanglante [entre 10 000 et 20 000 morts – ndlr], mais il faut quand même respecter ce monument”, affirme-t-il.
Lui dont l’activité dépend du tourisme a d’autant plus intérêt à ce que le monument ne soit pas égratigné que “c’est la basilique la plus visitée après celle de Rome, explique Nadia Laraba au Syndicat d’initiatives. Entre dix et douze millions de personnes par an la visitent”. Le tourisme de masse et le tourisme religieux ont créé un véritable enjeu économique autour du Sacré-Cœur.
Les anarchistes sont des habitués de ce genre d’action coup de poing. A Grenoble, en 2003, ils étaient allés jusqu’à débaptiser la rue Thiers, pour la rebaptiser “rue de la Commune de Paris”. Jean-Louis Robert désapprouve l’usage des tags, même si le Sacré-Cœur n’est “pas [son] église préférée” : “C’est une église qui n’est pas aimée de tous les Parisiens, et pas que des anars, mais c’est un monument de Paris, on ne va pas demander qu’on la détruise. Maintenant qu’elle est là, il faut faire avec”.
“Des contre-lieux laïcs”
Les tags passent d’autant moins bien que la mémoire de la Commune a réinvesti certains lieux depuis une quinzaine d’années. Pour accéder à la basilique depuis la rue Steinkerque, on doit ainsi passer par le square Louise Michel, la fameuse “vierge rouge” communarde, qui avait en son temps initié une pétition contre la construction du Sacré-Cœur. Une statue du Chevalier de la Barre, dernier exécuté en France pour blasphème et sacrilège, en 1766, est aussi érigée dans le square Nadar, tout près du Sacré-Cœur. “La République a créé, bien après la Commune et la construction du Sacré-Cœur, des contre-lieux laïcs”, explique Jean-Louis Robert. La mémoire de la “grande fédération des douleurs” (Vallès) reste tout de même à fleur de peau, dans un climat de regain du mouvement national-catholique – la variante cléricale de l’extrême droite – depuis la Manif’ pour tous.
L’universitaire Jean-Raphaël Bourge, qui habite le XVIIIe arrondissement, a ainsi été violemment pris à partie le 19 mars sur Twitter, après avoir tweeté que “l’existence-même du Sacré-Cœur est une forme de vandalisme qui défigure Paris”, et, sur un ton qui se voulait plus humoristique : “empêchons que le Sacré-Cœur soit de nouveau ‘profané’, rasons-le !”
Pendant 24 heures, il a reçu les messages d’insulte d’une réacosphère indignée, ainsi que plusieurs soutiens estomaqués, comme celui du politologue Julien Salingue, qui dénonce dans un tweet cet “assaut des néo-Versaillais”.