Bélarus : Quand l’idéologie fait obstacle à la solidarité

Anarchist Black Cross Belarus / mardi 16 avril 2024

Au cours des quinze ans d’existence de notre collectif, nous avons traversé plusieurs crises politiques majeures. Pendant les élections, les protestations et la répression politique, le mouvement anarchiste biélorusse n’a pas été confronté à l’isolement, de la part de ses compas. De Los Angeles à Hong Kong, des gens du monde entier ont montré leur solidarité dans la lutte contre la dictature biélorusse et pour une société juste et libre.

Pendant cette période, nous n’avons que rarement rencontré des gens qui essayaient de nous expliquer que le régime biélorusse n’est pas si mauvais et que toutes ses horreurs ne seraient que de la propagande libérale. Depuis 2014, nous avons rencontré, à l’étranger, des antifascistes ou des anarchistes qui, d’une manière ou d’une autre, croyaient à la propagande russe à propos des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk. Mais, avant 2022, nous avons rarement rencontré des « expert.es en l’Europe de l’Est » qui nous auraient parlé avec assurance d’une réalité qui n’existe que dans le domaine de la propagande politique.

Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, la situation a changé de façon vraiment spectaculaire. Soudain, au sein des mouvements anarchistes et antifascistes, ont fait leur apparition des « spécialistes » des réalités de l’Europe de l’Est, qui nient complètement les faits, en faveur d’un modèle simpliste du monde. De nombreuses discussions sur la guerre en tant que conflit entre l’OTAN et la Russie ou sur le régime fasciste de Kiev ignorent foncièrement les faits objectifs. Dans ce texte, nous voudrions discuter de la manière dont cette attitude affecte le développement de la solidarité internationale et dont certain.es anarchistes choisissent de déformer la réalité dans la lutte pour la suprématie idéologique.

L’Internationale des fédérations anarchistes (IFA)

En Europe de l’Est, peu de gens ont entendu parler de l’IFA, une organisation anarchiste internationale fondée en Italie en 1968. Au moment de la rédaction de ce texte, la Fédération est composée de groupes d’Europe, d’Asie, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. À un moment donné, elle comprenait aussi des organisations de l’ancienne Union soviétique, y compris du Bélarus.

Avec le déclin de la Fédération des anarchistes du Bélarus (FAB), notre groupe est devenu l’organisation de contact de l’IFA dans ce pays. Pendant de nombreuses années, nous avons travaillé en étroite collaboration : nous avons rendu visite à des compas dans différentes régions et, avec d’autres organisations, nous avons fait des tours d’information dans différents pays. Jusqu’en 2022, nous n’avons pratiquement pas eu de conflits politiques graves avec les organisations membres de l’IFA. L’invasion de l’Ukraine a profondément changé l’attitude de nombreux.ses membres de l’Internationale à l’encontre de notre groupe.

L’une des raisons réside dans notre initiative de tenir des réunions informelles en ligne avec des membres de l’Internationale sur la guerre en Ukraine : l’objectif principal à ce stade-là était de transmettre des informations objectives sur ce qui se passait et de lutter activement contre la désinformation russe. Ces réunions devaient avoir lieu toutes les deux semaines. Dès la deuxième réunion, nous avons rencontré de graves problèmes, lorsque certain.es participant.es, membres de l’Internationale, ont commencé à répéter presque mot pour mot la propagande russe sur l’OTAN, le fascisme en Ukraine, etc.

La série de réunions en ligne s’est terminée assez rapidement. D’une part, la réticence de nombreux.ses anarchistes à accepter des faits objectifs les a entravées. D’autre part, certain.es membres de l’Internationale ont insisté pour officialiser de telles réunions, ce que nous avons considéré comme une tentative flagrante de « bureaucratiser » des informations gênantes.

Nous avons rencontré le problème de la « bureaucratie sélective » un an plus tard, quand, lors d’une des réunions formelles de l’Internationale, nous avons proposé d’inviter des compas d’Ukraine et de Russie, pour expliquer la situation dans ces régions et la possibilité d’interagir directement avec les militant.es locaux.ales, plutôt qu’avec des informations provenant des réseaux sociaux et de groupes douteux.

La participation d’anarchistes d’Ukraine et de Russie a été bloquée et après plusieurs mois de tentatives constantes pour exclure les gens de Bélarus, d’Ukraine et de Russie des discussions sur la guerre en Ukraine, nous avons décidé de nous retirer de l’Internationale [1].

Cette situation a été la première d’une longue série de barrières érigées autour du thème de la guerre en Ukraine par certains groupes d’« expert.es », qui préfèrent la même vision simpliste du monde. Malheureusement, dans certains pays, nos anciens.ne compas de l’Internationale jouent un rôle actif dans le maintien du mythe de « l’OTAN contre la Russie ».

Le conflit au sein de l’IFA nous a montré à quel point les liens internationaux sont fragiles face aux programmes gouvernementaux de désinformation, au dogmatisme idéologique et à la réticence de nombreux.ses anarchistes à comprendre des conflits internationaux complexes.

Foire du livre et congrès

À l’été 2023, nous avons demandé de participer à la Foire du Livre anarchiste de Ljubljana, où nous avons fait une présentation sur la répression au Bélarus, avec une session séparée pour discuter de la façon dont la guerre en Ukraine affecte les luttes politiques des anarchistes. Quand nous avons vu les panneaux « pas de propagande de guerre », les membres de notre collectif ont été quelque peu confus.es, sachant que la position sur la guerre des organisateur.trices de la foire du livre est ambiguë. Nous n’avons jamais compris à qui s’adressaient ces affiches, même si, à un moment donné, nous avons eu peur qu’on nous dise de retirer des brochures avec des entretiens sur la guerre de différent.es anarchistes d’Ukraine et de Russie.

Lors de cet événement, nous avons rencontré, entre autres, des compas qui par le passé avaient organisé des événements de soutien financier et des présentations de l’ABC [Bélarus]. Certain.es d’entre elles/eux ont complètement refusé de nous parler, tandis que d’autres ont préféré communiquer sous la forme de déclarations politiques plutôt que de dialogue.

Au congrès anarchiste de Saint-Imier, nous avons commencé à parler ouvertement de nos craintes que notre position politique sur la guerre en Ukraine n’affecte la solidarité avec les compas réprimé.es au Bélarus : plus nous essayons de remettre en question les positions qui ne tiennent pas compte de la situation dans la région, plus nous devenons des « parias » dans certaines branches du mouvement anarchiste, qui étaient prêtes, auparavant, à apporter un soutien varié aux compas de la région BUR (Bélarus, Ukraine, Russie).

En Suisse, nous avons également pris conscience du fait que nous commencions à être considéré.es comme des militaristes et des partisan.es de la guerre en Ukraine, bien que personne ne nous l’ait dit directement. Nous avons été informé.es de cette perception presque un an après notre voyage en Suisse.

Les organisations partenaires

Avant d’aborder notre « engagement en faveur du militarisme », nous voudrions discuter brièvement de la manière dont les anarchistes et les gauchistes occidentaux.les trouvent des partenaires « alternatif.ves » dans cette région, pour confirmer leurs opinions politiques.

Par rapport à la situation en Ukraine, le principal partenaire des antimilitaristes était l’odieux groupe de média Assembly [Assembleia], de Kharkiv, qui préfère se dissocier du reste du mouvement anarchiste et qui coopère activement avec le groupe de Vadim Damier, un historien russe [et membre de la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes – KRAS ; NdAtt.] qui, depuis 2014, propage le mythe d’une Ukraine fasciste. Si vous voulez en savoir plus sur Assembly, demandez aux anarchistes ukrainien.nes.

Dans le cas du Bélarus, la situation est devenue assez bizarre, car les antimilitaristes et les pacifistes ont tout à coup commencé à travailler avec la controversée Olga Karach, une « professionnelle » de l’activisme des ONG, au passé douteux, ce qui était déjà bien attesté avant les événements de 2020. Les personnes qui sont familières avec la scène politique du Bélarus ont entendu parler de Karach et comprennent le danger d’une interaction politique avec cette personne : pour Olga, la désinformation est l’un des outils pour construire du pouvoir politique et pour collecter de l’argent.

Il s’avère que l’organisation Our House, dirigée par Olga, participe activement à la création d’un mythe sur un mouvement de masse de déserteurs, à l’intérieur Bélarus, qui veulent quitter le pays pour tenter d’éviter la mobilisation. En novembre 2022, il y aurait déjà eu des dizaines de milliers de ces fugitifs [2]. Combien de ces fantasmes Karach a vendu à la gauche occidentale reste à ce jour un mystère.

En prenant l’exemple de l’organisation mentionnée ci-dessus, il devient évident que, dans leur recherche de nouveaux « partenaires » en Europe de l’Est, les gauchistes et les anti-autoritaires [occidentaux.les] sont prêt.es à travailler avec des figures douteuses, pour autant qu’elles confirment les faits nécessaires à leur vision du monde. Le critère de la confiance devient non pas la tentative de comprendre la situation réelle dans la région et la volonté de soutenir la lutte, mais plutôt l’interaction avec celles/ceux qui confirment des idées préexistantes, fausses.

Avec cette approche, certains groupes d’activistes risquent de tomber dans le piège d’escrocs qui s’intéressent avant tout à l’aspect financier des choses. L’incapacité ou la réticence à creuser certaines questions font des anarchistes des proies faciles pour ceux/celles qui, traditionnellement, « parasitent » les forces politiques progressistes et de centre-gauche.

Est-ce que l’ABC Bélarus soutient la guerre en Ukraine ?

Il y a quelques mois, l’ABC Bélarus a demandé à participer, avec une table de presse et/ou une présentation, à une foire du livre à Berlin [3]. Les organisateur.trices de la foire ont déclaré qu’elles/ils prévoyaient d’accorder une grande attention à la question de la guerre en Ukraine. La réponse à notre demande a été catégoriquement négative et contenait la formulation suivante :

« …Vous êtes en faveur de la guerre en Ukraine, alors nous n’avons plus rien à dire… »

Et il est évident que cette perception des anarchistes de la BUR qui résistent à l’impérialisme russe continue à se renforcer dans l’esprit d’une partie du mouvement anarchiste. Au lieu d’une analyse critique et de tentatives de dialogue, nous nous heurtons encore et toujours à un mur d’ignorance politique flagrante. En conséquence, l’ABC Bélarus ne se rendra pas à la foire de Berlin (notre dernière intervention dans cette ville, qui a traité de la situation de la répression dans notre pays, a eu lieu avant le début de l’invasion à grande échelle [de l’Ukraine]), et les organisateur.trices de cet événement pourront mener des débats dans une atmosphère de « consentement » général, s’étant assuré.es de l’absence d’opposition de la part de personnes qui mènent leurs activités directement dans la région de la BUR.

Alors que la guerre en Ukraine se poursuit et que les militant.es occidentaux.ales « se lassent » de ce sujet, nous nous attendons à ce que cette approche envers notre collectif ne fasse que croître et que les « mauvaises herbes » de la désinformation et des mensonges purs et simples se développent à la place de la solidarité.

Nous ne frapperons pas aux portes fermées des centres sociaux de l’Ouest, pour essayer de raconter l’histoire de notre lutte ou de la répression contre nos compas. Nous avons beaucoup d’espace où diriger nos énergies telles qu’elles sont. Mais est-ce que les personne qui censurent des groupes de solidarité se rendent compte que, si elles sont vraiment attachées aux idées de l’internationalisme et de l’anarchisme, elles devraient alors se charger de soutenir avec leurs propres forces les compas réprimé.es ? Il est donc également de la responsabilité de ces groupes d’informer de la répression le mouvement anarchiste au sens large et de collecter des fonds pour apporter un soutien de base à celles/ceux qui poursuivent la lutte en prison.

Pour notre part, nous voulons exprimer notre gratitude à ceux/celles qui continuent à soutenir notre collectif et nos compas au Bélarus, en Ukraine et dans d’autres pays d’Europe de l’Est. Malgré tous les défis et les obstacles, c’est vous qui montrez l’exemple de la solidarité internationale et de la disponibilité à se tenir côte à côte dans les moments les plus difficiles de notre lutte, peu importe le nombre de kilomètres et de murs qui nous séparent !

 

Notes :
1. Au cas où quelqu’un.e douterait de notre participation à l’Internationale, la prouve en est au lien : https://web.archive.org/web/20220616161216/http://i-f-a.org/members/ (archive du site web, à partir de 2021)
2. https://pramen.io/ru/2022/11/trusost-evropejskogo-patsifizma/
3. https://anarchistischebuechermesse.noblogs.org/

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