325 / mercredi 19 août 2020
Solidarité directe avec les anarchistes emprisonné.e.s
Gabriel Pombo Da Silva, Dinos Giagtzoglou, Alfredo Cospito, Anna Beniamino, Nicola Gai, Marco Bisesti, Christos Rodopoulos, Lisa Dorfer, Michael Kimble, Eric King, Monica Caballero, Francisco Solar
et tou.te.s les compas anarchistes en prison à travers le monde.
« Pour ma part, j’ai choisi la lutte […] J’ai affronté la société avec ses mêmes armes, sans baisser la tête… »
Severino Di Giovanni
« Le bûcher de l’athée, la réprobation envers l’homosexuel ou l’incestueux, la ségrégation du « fou » et l’enfermement du hors-la-loi ne sont que des façons différentes d’intégrer et de réprimer tous ceux qui dépassent les limites établis par la norme […].
Prisons, asiles, thérapies démocratiques et traitements orthopédiques ne sont que des façons différentes d’appliquer la même confiance dans un modèle. ».
Canenero, n° 3, 11 novembre 1994*
La semaine internationale de solidarité avec les anarchistes emprisonné.e.s est le fruit des efforts de plusieurs groupes de l’Anarchist Black Cross/Cruz Negra Anarquista (ABC/CNA) qui étaient déterminés à fixer une date en solidarité avec nos compas qui ont été kidnappé.e.s par l’État. Depuis l’été 2013, cette initiative louable nous offre l’occasion de leur témoigner notre soutien inconditionnel, ainsi que d’envoyer un message fort à l’ennemi, en réaffirmant que nos frères et sœurs ne sont pas seul.e.s. En outre, cette année nous pourrons dédier cet effort au compagnon Stuart Christie, qui vient de nous quitter.
Propagateur infatigable de la lutte anarchiste et artisan de la résurrection de l’ABC/CNA dans les années 60 du siècle passé, Stuart a stimulé la solidarité avec nos prisonnier.e.s dans ce scénario adverse qui les rendait invisibles à cause de l’imposition hégémonique de la vulgate marxiste. Cela en condamnant leurs luttes grâce à une très puissante machine de propagande – avec son siège à Moscou et une filiale à La Havane – qui ne reconnaissait qu’à ses alliés stratégiques la qualité de « prisonniers politiques »[1] ou de « prisonniers de guerre »[2] et condamnait à l’ostracisme toute autre action qui ne s’inscrivait pas dans la logique de la « guerre froide » et des opérations financées par les services de contre-espionnage du soi-disant « socialisme réel ».
Pour cette raison, je me félicite du fait qu’en cette semaine de solidarité nos ressources limitées soient adressées à des prisonnier.e.s spécifiquement anarchistes, en « retirant » de notre liste les autoritaires, les nationalistes, les misogynes, les homophobes, les taupes et les chefs religieux fondamentalistes, souvent inclus.e.s par des chrétiens charitables et des libéraux sous stéroïdes qui se sont installés dans nos milieux. À cette occasion, nous nous rappelons des compas anarchistes – ou d’anti-autoritaires proches des propositions de lutte anarchistes – qui sont enfermé.e.s dans les cachots de la domination. D’où l’importance de cette nouvelle semaine de solidarité, quatre-vingt-treize ans après l’assassinat légal de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, des compas qui ont été irréductibles jusqu’aux dernières conséquences.
Notes pour contextualiser
Les trois premières décennies du XXe siècle ont été des années difficiles pour l’action anarchiste, frappée par l’avancée des forces totalitaires et par la chasse implacable de la part de leurs agents. Dans l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) naissante, le fascisme rouge a été imposé par le sang et le feu, avec Vladimir Ilyich Ulyanov (Lénine) à sa tête ; en Italie, le fascisme a dominé depuis 1922, avec Benito Amilcare Andrea Mussolini en tant que Duce de la [dictature ; NdAtt.] ; dans la péninsule ibérique, le fascisme de style espagnol a été consolidé après le coup d’État du capitaine général de Catalogne, Miguel Primo de Rivera, en 1923 ; en Allemagne a été créé le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP), qui a immédiatement gagné le soutien des travailleurs et des paysans allemands, poussés par le racisme et le patriotisme ; au Portugal, la dictature militaire a cédé la place à l’Estado Novo d’Antonio de Oliveira Salazar ; en Pologne il y a eu la dictature de Józef Klemens Piłsudski ; en Autriche, l’austrofascisme avec Engelbert Dollfuß ; des événements qui offraient une perspective sombre pour le développement de nos luttes.
Cependant, malgré des conditions difficiles, l’ambition de réorganiser une coordination internationale acrate – inspirée par la mythique Internationale noire de 1881 – qui redonnerait à l’Anarchie son élan insurrectionnel et encouragerait la propagation de la guerre contre toute autorité, a pris son élan au sein de groupes informels et parmi certains individus anarchistes de l’époque. Sacco et Vanzetti ne sont que deux noms dans cette bande tenace qui a tout fait pour que ce rêve devienne réalité. Disséminé.e.s dans le monde entier, beaucoup de ces compas ont réussi à articuler une coordination internationale qui a permis de concrétiser à nouveau la propagande par le fait. Dans ce but, Nicola et Bartolomeo se sont installés dans le nord du Mexique, aux premiers mois de 1917, avec l’intention de se joindre à la lutte insurrectionnelle anarchiste. Ils seront bientôt déçus, en voyant dans la « révolution » mexicaine une lutte fratricide entre des parties rivales, pour le contrôle de l’État. De retour aux États-Unis, ils rejoindront le groupe d’anarchistes italien.ne.s regroupé.e.s autour du journal Cronaca Sovversiva, auquel, eux aussi, ils collaboreront activement. Ce groupe particulier marquera l’histoire, avec ses expropriations et ses actions de propagande par le fait à travers tout le territoire américain.
Les actions fortes de ces compas les conduiront à devenir le groupe anarchiste le plus persécuté par les autorités fédérales des États-Unis. Cependant, l’adaptation de l’histoire – et pas seulement de l’histoire « officielle », mais aussi de l’historiographie à caractère libertaire – passe sous silence leurs actions et leurs apports théoriques. L’« anarchisme légaliste » s’est chargé de fournir à Sacco et Vanzetti une fausse histoire, les transformant d’abord en « victimes », puis en « martyrs », pour finir par les canoniser, de la même façon que cela avait été fait auparavant avec les anarchistes de Chicago : « Les martyrs de Chicago ».
À l’exception des contributions de l’historien Paul Avrich** – qui s’est penché sur l’activité anarchiste de cette époque-là – et d’un essai d’Alfredo Bonanno***, le reste de la littérature publiée sur l’affaire insiste sur l’ « innocence » des compagnons Sacco et Vanzetti, et nie qu’ils aient été impliqués dans l’expropriation de South Braintree, pour laquelle ils finiront par être condamnés à mort.
Les expropriations faisaient partie de l’action conséquente du groupe dans lequel Sacco et Vanzetti étaient fortement impliqués. À cette époque-là, il y avait d’ innombrables expropriations. Les fonds collectés étaient utilisés pour aider les compas emprisonné.e.s et leurs familles, pour imprimer de la propagande anarchiste et pour financer les attaques – dites représailles – contre les représentants du pouvoir.
L’assassinat de Sacco et Vanzetti dans le Massachusetts sera le déclencheur de l’action anarchiste de 1927. À La Havane, à Montevideo et à Buenos Aires des engins ont explosé, en réponse au crime d’État. L’argent venant d’une expropriation à Paterson se transforma en nitroglycérine, détruisant le consulat italien à Buenos Aires ; les fonds venant d’un nouveau braquage à Los Angeles devinrent la matière première nécessaire à la puissante bombe posée devant le siège de J.P. Morgan au cœur de Wall Street ; l’emprisonnement et la torture de compas dans n’importe quelle ville du monde impliquent d’avance une riposte, là où l’ennemi s’y attend le moins. La solidarité internationale devenait à nouveau une réalité qui dépassait les mots !
Éclats gutturaux
Du 23 au 30 août, nous aurons à nouveau l’occasion de rendre visibles les histoires de vie qui sont derrière la lutte anarchiste et de dénoncer – sans victimisme – les abus quotidiens auxquels sont confronté.e.s nos compas. Cependant, ces sept jours d’activisme anti-carcéral ne sont qu’un geste symbolique qui tente de diffuser des informations sur la situation des anarchistes emprisonné.e.s. Depuis la perspective de la tendance anarchiste informelle et insurrectionnelle, les 365 jours de l’année sont là pour exprimer une solidarité directe avec ceux/celles qui sont emprisonné.e.s pour avoir encouragé la lutte contre le pouvoir, dans tous les coins du monde.
C’est pourquoi, lorsque nous déclarons que la solidarité acrate est plus que quelques mots, nous ne parlons pas seulement du soutien économique et émotionnel envers nos prisonnier.e.s et du soutien à leurs luttes, mais de cette manière nous confirmons également les fondements de notre lutte. Bien entendu, il n’y a pas de soutien plus approprié envers nos compas emprisonné.e.s que d’organiser leur évasion ou de faire exploser le bus qui transporte leurs matons, mais nous n’avons pas toujours les moyens pour ces actions spectaculaires ; néanmoins, il existe de nombreuses façons de montrer notre soutien et de concrétiser la solidarité, grâce à notre imagination. Il y a une infinité d’actions susceptibles d’entraver le fonctionnement du complexe pénitentiaire et celles-ci ne nécessitent que de quelques recherches préalables pour être menées à bien. Certes, toute attaque contre le système de domination, au-delà des symboles, leur apportera toujours de la joie, en évoquant l’odeur de la poudre noire et ses implications.
La prison est une possibilité toujours présente, pour celles/ceux d’entre nous qui assumons notre anarchisme sans remords. Une menace latente, à chaque étape de la pratique. Cependant, lorsque nous devons faire face à ce danger, cela ne signifie pas la fin de notre guerre contre la domination, mais le début d’une nouvelle lutte pleine de combats quotidiens qui, pour être menés – et pour survivre physiquement et émotionnellement – nécessitent l’aide constante de nos compas de l’extérieur. La prison n’est pas ce lieu mythique dont rêvent les libéraux humanistes. Il n’y a rien à exalter des conditions des prisonniers. Ces hauts murs n’abritent pas des insurgés in nuce, ni des anti-autoritaires à l’état brut. Derrière les barbelés se trouve un miroir brisé et encagé, qui reflète la société dans son ensemble. « À l’intérieur » habite la même faune de carriéristes, d’autoritaires, d’agresseurs, de religieux, de balances, de moralistes, de corrompus et de violeurs, main dans la main avec une proportion de servitude volontaire identique à celle que l’on trouve au quotidien à l’extérieur. C’est précisément dans cet environnement hostile, face à face avec la bête d’État, qu’il faut survivre en tissant des liens d’affinité, non pas sur des bases idéologiques mais dans une pratique cohérente et réfractaire ; pour cela il est essentiel de savoir que nous n’avons pas été abandonné.e.s et que toute attaque contre ce système de domination porte une dédicace faite d’éclats gutturaux imprégnés de soufre et de nitrate de potassium.
Après tout, tout ce que nous pouvons faire, c’est d’avoir recours à la poudre noire et de faire preuve de solidarité, en donnant vie à l’Anarchie.
Gustavo Rodriguez,
Planète Terre, 17 août 2020
Notes:
1. Selon Carl Aage Norgaard, ancien président de la Commission européenne des droits de l’homme, « un prisonnier politique est une personne qui est emprisonnée en raison de ses convictions et de ses activités politiques ». Ce concept est régulièrement utilisé pour qualifier des comportements politiques transgressifs qui ont été commis pour des raisons politiques. Lorsque ces infractions contre l’État ou la Constitution ont été commises sans recours à la violence, une personne est généralement considérée comme un « prisonnier d’opinion », selon la définition d’Amnesty International : « Une personne emprisonnée ou soumise à d’autres formes de contrainte physique en raison de ses convictions politiques, religieuses ou autres convictions de conscience, ainsi que de son origine ethnique, de son sexe, de sa couleur, de sa langue, de son origine nationale ou sociale, de sa situation patrimoniale, de sa naissance, de son orientation sexuelle ou d’autres circonstances, à condition qu’elle n’ait pas eu recours à la violence ou n’ait pas préconisé son utilisation ».
2. L’article 4 de la troisième Convention de Genève sur traitement des prisonniers de guerre de 1949 définit les prisonniers de guerre comme « les personnes qui, appartenant à l’une des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de l’ennemi :
1) les membres des forces armées d’une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées ;
2) les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit et agissant en dehors ou à l’intérieur de leur propre territoire, même si ce territoire est occupé, pourvu que ces milices ou corps de volontaires, y compris ces mouvements de résistance organisés, remplissent les conditions suivantes :
a) d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;
b) d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
c) de porter ouvertement les armes ;
d) de se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre ;
3) les membres des forces armées régulières qui se réclament d’un gouvernement ou d’une autorité non reconnus par la Puissance détentrice ;
4) les personnes qui suivent les forces armées sans en faire directement partie, telles que les membres civils d’équipages d’avions militaires, correspondants de guerre, fournisseurs, membres d’unités de travail ou de services chargés du bien-être des forces armées, à condition qu’elles en aient reçu l’autorisation des forces armées qu’elles accompagnent, celles-ci étant tenues de leur délivrer à cet effet une carte d’identité semblable au modèle annexé ;
5) les membres des équipages, y compris les commandants, pilotes et apprentis, de la marine marchande et les équipages de l’aviation civile des Parties au conflit qui ne bénéficient pas d’un traitement plus favorable en vertu d’autres dispositions du droit international ;
6) la population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de se constituer en forces armées régulières, si elle porte ouvertement les armes et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre. »
Disponible sur : https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Article.xsp?action=openDocument&documentId=D4FEB229F02EA4B9C12563BD002BEF97 (consulté le 23/8/2020). Les soi-disant « armées insurgées » et les groupes de guérilla léninistes ont ajouté à ce concept « les personnes qui ont été détenues pour avoir enfreint le cadre juridique, en déclarant publiquement la guerre à un État, en luttant pour un changement politique structurel révolutionnaire de l’État ».
Notes d’Attaque :
* Traduction française : Massimo Passamani, « Sans rendre de comptes », dans Hérésie, n. 4, été 2020.
** Paul Avrich, « Sacco and Vanzetti: The Anarchist Background », Princeton University Press, 1991.
*** Alfredo Maria Bonanno, « Noterelle su Sacco e Vanzetti. In margine a un Convegno di studi », publié dans « Anarchismo » n. 63, juillet 1989. Réédité sous le titre « Morire innocenti fa più rabbia », dans « A mano armata », Edizioni anarchismo, 2008. Disponible (en italien) à ce lien : https://www.edizionianarchismo.net/library/alfredo-m-bonanno-a-mano-armata.pdf