Selva / lundi 25 juin 2018 [extrait de Stramonio, n. 2 – novembre 2015]
« Je pense que si on ne peut pas avoir confiance en l’amitié d’un être, le moins qu’on puisse faire est de se considérer comme son ennemi ».
Renzo Novatore
Habituellement, quand un corps est en putréfaction, il est complètement inutile de s’affairer à le guérir coûte que coûte. Il est foutu, il vaut mieux s’en faire une raison ; qu’il repose en paix. Il n’y a pas besoin de diplômes de médecine pour savoir que garder en vie un organisme déjà mort signifie, tôt ou tard, finir par s’en nourrir. Se corrompant dans l’âme, ou dans l’esprit si on préfère. Si c’est vrai qu’à coucher avec des chiens on attrape des puces, cela est également indubitable que celui qui ne débranche pas le cadavre risque de le suivre assez rapidement dans l’au-delà.
Mais apparemment il n’y a pas que les blouses blanches qui subissent le charme de la pratique connue sous le nom d’ « acharnement thérapeutique ». En effet, c’est ce qui arrive depuis un moment à ceux qui s’entêtent encore à garder en vie un sujet paradoxal nommé Mouvement, de la survie duquel paraît dépendre leur salut. Faute de celui-ci, ils sombreraient dans le plus gris des désarrois, tel celui ressenti par quelqu’un qui, après une rafale de vent qui lui emporte les habits, se retrouve tout à coup nu. De toute évidence, ce corps ne doit pas trop lui appartenir.
L’Italie est probablement le pays d’Europe où l’État à pondu dans les dernières années, le plus grand nombre d’affaires judiciaires visant ceux qui désirent en finir avec l’autorité et ses lois. Du coup – et c’est de même en Espagne, Grèce, Chili, Mexique – la répression tombe ponctuellement sur ceux qui n’acceptent pas de vivre en esclaves et poussent les autres à cultiver ce rêve fou. Mais qu’est ce qu’il en est de la réaction des ennemis de cet ordre ? Sans crainte de se tromper, on peut dire qu’elle laisse assez à désirer, notamment du fait que le vent de la solidarité révolutionnaire, de plus en plus semblable à une arme sans tranchant, ne fait pas peur au pouvoir. La façon dont nous répondons à la répression est trop peu incisive, la survie à ce qui nous domine éternellement, et que nous ne faisons rien pour renverser, est misérable.
La solidarité est l’un de ces nombreux moments qui risquent de devenir un défilé creux fait de tapes dans le dos et regards attristés. Les autoritaires aux côtés des anarchistes, les amis de la politique avec ses ennemis – ennemis, d’accord, mais tout de même pas trop, après tout on ne sait jamais, et si un jour on devait avoir besoin même de la solidarité des premiers ?
Quelle confusion, n’est ce pas ? Et pourtant …
À bien y regarder, la meilleure façon d’éviter de se trouver dans l’embarras c’est de faire semblant que tout va bien, laissant tout problème derrière soi, ou bien en renvoyant sa solution à une date ultérieure. En déplaise à ceux qui ne veulent pas attendre pour vivre aujourd’hui ce qu’ils souhaitent pour le futur.
Face aux exigences dictées par les contingences, toutes les différences, même les plus profondes, sont au final recomposées et récupérées, comme cela arrive parfois pour une couple d’époux qui se détestent, quand leur fils se marie.
Par une série triste et infinie d’occasions, au lieu d’oser on préfère avaler tranquillement une soupe fade, produit d’une idée exhibée d’unité, prétendue solution à la lâcheté à laquelle nous semblons condamnés. Et voilà donc que le Mouvement est exhumé, pour l’intérêt de ceux qui ne voient dans la lutte contre le pouvoir rien d’autre qu’une bataille politique, dont il est nécessaire de bien garder en tête les ficelles dirigeantes, et de renvoyer à leur place d’éventuels provocateurs. Tout rentre ainsi dans l’ordre, cette réalité totale à laquelle nous sommes enchaînés jubile, tandis que notre soif de liberté se meurt à petit feu.
C’est chose bien connue, la création de mélanges de saveurs très différents entre elles, parfois même trop différentes, nous donne des mosaïques complexes mais fades. Plus la soupe sera hétéroclite, plus sa consistance sera édulcorée.
La peur de rester seuls nous pousse souvent à renvoyer le moment d’en finir pour toujours avec certaines fréquentations. C’est pourtant le cas pour tous les groupes d’amis, pour autant qu’on entende par amitié un lien bien plus profond que l’appartenance commune à un milieu. L’isolement, qui est une des conséquences possible du fait de savoir bien choisir ses amis, évoque pour certains une idée terrible : que cela soit, au fond, comme tâtonner dans le noir, une fois perdus ses repères. Il serait donc bien de faire attention, de brider sa fierté, car tout seul on ne va nulle part, tandis que si on est nombreux… Du coup ce n’est pas rare de voir ces inlassables médiateurs se jeter à corps perdu dans la vase de la politique dans le but de se maintenir ensemble, coûte que coûte, au delà de toute possibilité et évidence. Gare à leur faire remarquer leur ressemblance avec les vauriens qui siègent dans les palais du gouvernement !
« Mais enfin, nous sommes des anarchistes, sacrebleu! »
Rester seuls, c’est ça la crainte qui vous enlève le sommeil ? Même si la tentation de voir dans l’individu et le groupe deux pôles opposés ne nous touche pas, nous demandons : celui qui vit dans la préoccupation constante de se référer aux autres plutôt qu’à soi-même, d’autant plus si avec ces autres il ne partage rien du tout, ne devient-il pas le premier maton de son individualité ?
N’est-il pas exact que là où l’individu a la pleine possession de ses facultés, là est l’anarchie ? De quelle manière la peur de voir se réduire le groupe de ses compagnons pourrait influencer celui qui a compris que la conscience est affaire d’existence individuelle et pas de classe ? Et si, comme le dit Galleani, ceux qui parlent d’organisation n’ont d’autre fixation que les masses qu’ils aspirent à gouverner, quoi dire de ceux qui ne veulent vraiment rien savoir des sinistres [« sinistri » – aussi « de gauche » ; NdAtt.] prosélytismes, mais qui pourtant veulent que l’incendie éclate ?
Qu’ils se calment, les divers politiciens de la « rinsurrection ». Pour certains, penser et agir sans prêter le flanc à l’opportunisme et au calcul de la politique ne signifie pas du tout tâtonner dans le noir. Au contraire, cela signifie voir plus clairement, respirer à pleins poumons. Et où est-ce que l’air est plus pur ? Ce n’est pas une réponse facile, tellement il est rare de tomber sur de tels lieux. Cependant, il y a une chose qui est certaine : pour les trouver, on ne peut pas se contenter de ce qu’il reste. D’ailleurs, même si nous ne sommes pas du tout réfractaires à la pratique dionysiaque de l’orgie, il y a partouze et partouze. L’orgasme est quelque chose de sérieux, puisque il a à voir avec le plaisir et c’est justement pour cela qu’on ne peut pas partager son lit avec des balances, des délateurs, des autoritaires et leurs amis.
Il y a quelques temps, parlant de nucléaire et de sabotage, il a été dit qu’on voit plus clair dans le noir. Nous sommes d’accord. Le problème est que l’obscurité fait peur à de nombreuses personnes, puisqu’elle entraîne avec soi incertitude, risque, dans certains cas solitude. Trop souvent nous sommes prêts à nous en remettre plus au caractère concret du réel plutôt qu’au désir de vivre, au pragmatisme plutôt qu’aux rêves. Le premier craint les ténèbres : il porte avec soi l’intention de réduire tout sous sa lumière. La lumière oppressante du ciel. Mais les rêves, non : ils privilégient la nuit.
Loin de la conviction qu’un modèle donne forme à la réalité, nous refusons l’intention d’en élaborer un : que s’occupent de cela les amants de l’objectivité, bons seulement à changer de patron. Que nos potentialités croisent plus les possibilités du désordre que les formules de l’intellect. Et si notre intention, comme le disait E. Armand, est celle de vivre pour vivre – puisque la vie, celle qui est vécue pleinement, suffit à elle-même et nie radicalement la misère quotidienne – nous devons développer notre capacité de nourrir notre esprit à la source de la destruction, en imaginant et en créant des espaces avec ceux qui continuent d’être intimement secoués par cette perspective.
C’est sur le chemin de la vie, qui n’est rien d’autre qu’une longue lutte, que nous pouvons rencontrer des compagnons de jeu. Sur la route de la subversion de cette réalité il y a d’autres rebelles avec lesquels nous pourrons nous engager sur des modalités les plus fantaisistes et jouissives. Et rire, avec d’autres ou seul, à l’ombre des ruines de ce qui existe.
Il y a peu de questions au sujet desquelles on peut avoir des certitudes. Parmi celles-ci, une simple idée : on ne peut pas être en faveur de la liberté et en même temps faire de l’œil à l’autorité ; ni s’entretenir avec ceux qui la font, parce qu’avoir beaucoup d’amis c’est mieux qu’en avoir peu ou, pire encore, ne pas en avoir du tout. Nos pieds continueront de chausser une chaussure à la fois et de s’entourer de ceux qui n’hésiteront pas à cracher sur la rationalité du politicien. Au fond, la liberté a un prix élevé. Mais c’est comme ça, nous n’avons pas un drapeau à exposer au souffle du vent. Nous voulons être le vent, qui explore les risques de l’inconnu.
La peur de perdre le peu d’assurance que la société-prison nous garantit, tout en se moquant de nous, frappe tous ceux qui prennent au sérieux l’intention de renverser ce monde. Tout abandonner (et dans certains cas, si nécessaire, abandonner tout le monde) pour se lancer dans le vide c’est pour les fous. Mieux vaut s’accrocher très fort aux barreaux, car même si ce sont des barreaux, on les connaîtra toujours mieux et ils seront toujours plus rassurants que l’inexploré. Nous connaissons l’enjeu et – devinez un peu ? – nous voulons être fous.