Freedom / mardi 2 septembre 2025
Comment les gauchistes et les anarchistes occidentaux.ales ont trouvé des voix « convenables » en Europe de l’Est
Les débats sur l’antimilitarisme continuent de secouer le mouvement anarchiste dans la partie occidentale du monde. Souvent, dans ces débats, on peut voir des organisations d’Ukraine ou de Russie afficher leur soutien à la position « pas de guerre, mais guerre des classes ». Trois ans et demi après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, le mouvement anarchiste est extrêmement divisé. Les stratégies précédentes d’« écouter les voix locales » ont pour la plupart échoué, pour ceux/celles qui n’étaient pas intéressé.es du départ. Avec d’autres scandales qui viendront sûrement à l’avenir, il est important de comprendre comment nous en sommes arrivé.es là.
Il y a plus de 10 ans, la Russie a annexé la Crimée et occupé une partie de l’est de l’Ukraine. Déjà à l’époque, le Kremlin invoquait différentes raisons pour cette occupation, en fonction des opinions politiques du public ciblé. Pour le mouvement de gauche/antifasciste, les propagandistes russes ont préparé un récit selon lequel un régime fasciste avait pris illégalement le pouvoir à Kyiv. L’invasion de 2014 a été présentée comme une action antifasciste. Au cours de nombreuses années de propagande, la plupart des anarchistes et des antifascistes de la région avaient développé une immunité à ces mensonges. Mais pour certain.es antifascistes et gauchistes occidentaux.les, la présence de drapeaux fascistes pendant les manifestations de Maïdan était si choquante qu’elles/ils ont cru à l’histoire d’un coup d’État d’extrême droite, sans demander plus de preuves factuelles.
En Ukraine, à l’époque, beaucoup d’anarchistes croyaient que pour lutter contre l’Empire russe, il suffisait de se familiariser avec la situation, afin de comprendre ce qui avait lieu dans le pays, et de fournir des preuves factuelles de ce qui s’y passait. Au Bélarus, nous avions une idée similaire sur la manière de travailler avec des compas en Occident, dans la lutte contre la propagande russe. C’était : la vérité parle d’elle-même et ceux/celles qui insistent avec la position de Poutine sont simplement des gens qui, pour une quelconque raison, n’ont pas eu accès aux faits. Mais, même dans ce cas, nous avons rencontré des gens qui savaient mieux que toi ce qui se passait dans ta propre maison.
Je me souviens encore de la manière dont, lors d’une présentation, un.e militant.e anti-autoritaire d’Ukraine a parlé de Maïdan et de la situation après les manifestations et un.e expert.e allemand.e a répondu en disant que Kyiv avait simplement été occupée par des fascistes. Les tentatives de lui prouver le contraire ont été vaines, à ce moment-là. La propagande russe avait déjà fait son travail. À cette époque-là, alors que j’assistais à une présentation sur l’Ukraine, il ne m’était même pas venu à l’esprit que nous étions incroyablement naïf.ves de croire en la pensée critique au sein du milieu anarchiste et gauchiste…
Après l’invasion à grande échelle, j’ai été l’un de ceux/celles qui ont insisté sur la nécessité d’entendre les voix des anarchistes d’Ukraine, afin de comprendre la guerre et ce que nous pouvions faire dans cette situation, selon nos capacités. Dans mon esprit, ces appels auraient conduit à l’établissement de contacts permanents entre des groupes occidentaux et des militant.es d’Ukraine/Bélarus/Russie. Et, pendant un certain temps, c’est ce qui s’est passé, car les gens se sont intéressé.es, ont fait des recherches et ont écouté. Mais cela n’a pas duré longtemps. Peu après, des autoproclamés combattant.es contre le militarisme au sein du mouvement anarchiste sont apparu.es à l’horizon. Pour elles/eux, les messages des anarchistes ukrainien.nes et russes étaient inacceptables. Au lieu de s’organiser en leur solidarité, certains gauchistes et anarchistes occidentaux.les ont décidé de chercher des groupes, en Bélarus/Ukraine/Russie, qui correspondraient pleinement à leurs perspectives dogmatiques sur la guerre et le rôle des pays occidentaux dans celle-ci.
En Russie, de tels alliés ont été trouvés de manière relativement rapide. Pour les antimilitaristes, les positions de l’organisation russe KRAS-MAT s’intégraient facilement dans l’analyse occidentale, éculée, des guerres. Ils/elles ont transformé l’attaque du Kremlin contre l’Ukraine en un affrontement entre les élites dirigeantes des deux pays. Des textes appelant la société ukrainienne à déposer les armes et à commencer à combattre son propre gouvernement ont commencé à se répandre à travers différents sites web anarchistes et gauchistes. Les gauchistes et les anarchistes n’étaient pas particulièrement intéressé.es aux critiques portée au KRAS-MAT par d’autres groupes de la région concernée. La proximité idéologique de la gauche occidentale avec le KRAS-MAT était plus importante que tout problème politique avec ce syndicat d’universitaires, qui, depuis longtemps, avait cessé d’essayer de participer au mouvement des travailleur.ses en Russie.
Cependant, la position du KRAS-MAT était relativement faible, même aux yeux des anarchistes occidentaux.les. Après tout, cette organisation subsiste à l’intérieur de l’État agresseur, où la résistance à la guerre est presque complètement absente. Dans cette situation, certain.es pacifistes et antimilitaristes de gauche ont commencé à chercher, de manière chaotique, en Ukraine et au Bélarus, des allié.es qui pourraient confirmer leur analyse politique de la région.
En 2022-2023, des pacifistes et des antimilitaristes ont fondé l’Ukrainian Pacifist Movement [Mouvement Pacifiste Ukrainien] (UPM). L’UPM n’a jamais déclaré d’engagement en faveur d’aucune idée de gauche et sur les plateformes d’information de cette organisation on peut souvent trouver une combinaison d’idées de droite et de gauche. De plus, les gauchistes occidentaux.les n’étaient pas particulièrement dérangé.es par le fait que l’un des dirigeants de l’organisation était le blogueur pro-russe Ruslan Kotsaba, qui a été expulsé de l’organisation en 2023. Neuf mois plus tard, il est devenu membre de l’organisation de droite, pro-russe, Another Ukraine [Une autre Ukraine].
Pendant la même période, les anarchistes et les gauchistes européen.nes ont aussi découvert Assembly [Assemblée], une autre organisation ukrainienne. Cependant, ce ne sont pas les gauchistes qui ont afflué vers Assembly, mais plutôt les auteurs d’Assembly qui, avec l’aide de traductions automatiques, ont fait irruption dans des plateformes gauchistes comme Libcom, en remplissant complètement le champ d’information sur l’Ukraine.
Les textes de ce collectif, souvent écrits dans un style sensationnaliste, s’accordent bien avec les vieilles analyses politiques des gauchistes et de certaines organisations anarchistes occidentales. Pour la plupart des militant.es, Assembly peut être compris à partir de cet extrait, qui commence l’histoire de la résistance à la mobilisation en Ukraine :
« À travers tout le territoire de l’obscurité du Goulag, au milieu de l’Europe, se répand une guerre populaire contre la guerre. Les héritiers des Cosaques zaporogues, des Makhnovistes et des rebelles de Karmaliouk et de Dovbouch, épris de liberté, répondent par leur propre violence à la violence des héritiers du NKVD, de la Gestapo et des escadrons de la mort de Pinochet. Et nous sommes seulement au seuil d’une mobilisation à grande échelle des conscrits, qui est attendue après le 16 juillet. »
En substance, Assemby n’écrit rien de spécial. Ils/elles recueillent plutôt le mécontentement présent au sein de la société ukrainienne, tel que la lutte contre la corruption, la résistance à la mobilisation, l’arbitraire des fonctionnaires locaux. On écrit à propos de tout cela dans les médias ukrainiens et sur les réseaux sociaux. L’absence de critique du régime russe et leurs tentatives de mettre la Russie et l’Ukraine sur un pied d’égalité d’un point de vue politique montrent la réticence, au moins, d’Assemby à comprendre le monde russe. La relative popularité d’Assemby dans les milieux occidentaux n’a fait que renforcer le dogmatisme du groupe, qui est complètement éloigné de toute organisation anarchiste de la région. La seule exception étant leur coopération active avec le susmentionné KRAS-MAT.
Des militant.es d’Ukraine et du Bélarus ont essayé sans succès d’attirer l’attention sur l’insuffisance d’Assembly. Assembly, comme d’autres organisations, s’est révélée bien plus convenable, pour les antimilitaristes occidentaux.ales, que la vérité objective, qui nécessite un effort plus important, avec une recherche constante, des discussions et même de voyages dans des pays ravagés par la guerre.
La situation au Bélarus était encore plus compliquée, pour la gauche occidentale, que celle en Ukraine. Après la répression de 2020 contre la dissidence et les manifestations, il ne restaient au Bélarus que quelques organisations anarchistes et le mouvement gauchiste était largement absent et inintéressant. Les organisations anarchistes biélorusses ont immédiatement condamné la guerre et appelé à la résistance contre l’agression russe. Dans ce pays, il n’y avait pas d’équivalent d’Assemby ou du KRAS-MAT. Cependant, quelque part dans l’immensité d’Internet et du secteur économique des ONG, la gauche allemande a déterré Olga Karatch et son projet Our Home [Notre maison], qui, depuis 2022, essaye de vendre à l’Occident des histoires sur la résistance de masse au service militaire obligatoire, au Bélarus.
La jeunesse biélorusse résiste effectivement au militarisme, mais cela n’a pas commencé en 2022. Il existe depuis plusieurs décennies. Des sites web et des forums avec des informations sur la manière d’éviter le service militaire sont apparus au début des années 2000. Mais pour les militant.es occidentaux.les, l’histoire d’Olga Karatch semblait très plausible. Pourtant, l’idéologie d’Our Home peut être décrite comme… l’argent. Ce projet existe depuis longtemps et, au cours de son existence, a réussi à obtenir des fonds suffisants, auprès de fondations européennes et américaines pour le développement de la démocratie et des droits humains. Mais les problèmes d’Olga Karatch ont commencé après 2020, quand Svetlana Tikhanovskaïa est apparue sur la scène et des dizaines de nouvelles organisations libérales ont émergé, faisant de la concurrencer aux projets d’Our Home. Pendant un certain temps, Karatch a essayé de lutter contre Tikhanovskaïa pour la leadership de l’opposition, mais elle avait relativement peu de chances, étant donné que tout le monde au sein de l’opposition savait qui était Karatch. En novembre 2022, le groupe Pramen a publié un article sur Karatch, avec des informations indiquant que des pacifistes occidentaux.les avaient commencé à collecter des fonds pour ses projets. J’ai dû échanger personnellement avec certain.es militant.es gauchistes allemand.es à ce sujet, mais les informations sur Our Home ont été largement ignorées. Au fil des nombreuses années passées dans le monde des ONG, Olga est devenue très habile à vendre les bons messages aux différents groupes politiques et elle semble être devenue une collaboratrice régulière du journal anarcho-pacifiste allemand Graswurzel Revolution (Révolution d’en bas).
Je doute que, pour l’instant, des discussions ou des présentations puissent conduire à une meilleure compréhension de ce qui se passe, de la part de ceux/celles qui sont « sceptiques » quant à la lutte contre le « monde russe ». De plus, à bien des égards, trois années de discussions sur la guerre en Ukraine ont une fois de plus montré ma propre naïveté, quant à ma confiance dans les anarchistes. Par exemple, quelque part dans le passé, on a perdu la trace de l’organisation ukrainienne Borotba, stalinienne et pro-russe, qui a renforcé pendant de nombreuses années les mythes sur le régime fasciste ukrainien, sans qu’aucune quantité de textes ou de discours publics n’ait pu éradiquer ce mythe. Les liens de Borotba avec le Kremlin sont passés largement inaperçus aux structures gauchistes occidentales et les dégâts causés par cette organisation au mouvement antifasciste, en Ukraine et au-delà, restent significatifs.
Pour moi, la situation au sein du mouvement anarchiste rappelle beaucoup quelque chose qui m’est arrivé en Grèce. Pendant l’un de mes voyages à travers ce pays, j’ai eu la chance de me retrouver dans la même voiture que des antifascistes grec.ques. C’était un long voyage et je me suis endormi assez rapidement. Une demi-heure plus tard, j’ai été réveillé par du rap nazi russe. Quand j’ai demandé aux antifascistes grec.ques où elles/ils avaient trouvé cette musique, ils/elles ont répondu que c’était un cadeau de leurs ami.es antifascistes du Donbass. Quand je leur ai dit que c’était du rap nazi, ils/elles ont simplement ignoré ma remarque. Par chance, les antifascistes grec.ques n’ont pas insisté pour que nous continuions à écouter la musique de leurs ami.es du Donbass.
Des exemples venant des trois pays, avec différents groupes politiques, montrent que le concept selon lequel « il faut écouter les voix venant de cette région » ne fonctionne pas dans les cas de dogmatisme idéologique. Les gauchistes occidentaux.les et certain.es anarchistes sont prêt.es à travailler avec des organisations ouvertement malhonnêtes, juste pour préserver de vieux principes idéologiques. Avec cette approche, et dans une atmosphère de guerre de l’information, il devient relativement facile de trouver une personne ou un groupe qui répétera des slogans qui sont convenables et d’ignorer complètement une partie importante du mouvement anarchiste organisé.
Nikita Ivansky





















































