Ukraine : Il y a des valeurs que nous plaçons au-dessus des États

Good night imperial pride / mardi 14 janvier 2025

Un anarchiste qui se bat pour l’Ukraine : « Il y a des valeurs que nous plaçons au-dessus des États »

Depuis le premier jour de l’invasion à grande échelle, l’anarchiste D. a pris part à la résistance armée ukrainienne contre la Russie. Il a rejoint le peloton anti-autoritaire, en tant que volontaire, et ensuite il a servi comme secouriste. En 2023, quand les drones à pilotage en immersion sont apparus, D. a reconnu leur potentiel, il a suivi une formation d’opérateur et a continué à se battre en tant que pilote de drones de combat.
Nous avons parlé avec lui de la situation au front, des tactiques offensives des Russes et des perspectives du mouvement anarchiste contemporain.

 

Quelle est la situation sur la ligne du front, à l’heure actuelle ?

La Russie avance dans le Donbass. Ils ont récemment pris Kourakhove, l’une des villes clefs pour la défense ukrainienne. En même temps, il y a une une bataille pour Pokrovsk, qui est également un point clef pour la défense.

L’Ukraine se replie partout dans le Donbass, à cause du manque d’infanterie. Il y a plusieurs raisons à cela. La partie la plus motivée de l’armée ukrainienne est déjà fatiguée, beaucoup sont mort.es, et toute la société ne se joint pas au combat. Il nous manquent beaucoup de ressources.

Nous avons aussi pu sentir l’impact du manque d’assistance militaire occidentale, au moment de la contre-offensive dans la région de Zaporijjiaa. À cause de son retard, la contre-offensive a commencé plus tard, ce qui, entre autres, a conduit à l’épuisement des brigades et à des lourdes pertes et, par conséquent, à un manque de personnel de qualité.

Pour l’essentiel, la retraite est ordonnée, nous avons le temps d’occuper de nouvelles lignes défensives. Les drones jouent un rôle énorme, du coup arriver sur des positions, à l’heure actuelle, est beaucoup plus problématique et dangereux qu’en 2022 ou même qu’en 2023. La zone grise (le secteur entre les premières lignes ukrainiennes et russes) est devenue beaucoup plus large.

Les occupants mènent principalement des assaut avec l’infanterie. Par petits groupes, ils atteignent des casemates, des fortifications, des villages et ils se retranchent dans des caves. Sur le chemin, ils sont partiellement détruits, mais ils attendent des renforts sur leurs positions, pour avancer encore. C’est une de leurs tactiques principales, quand ils font face à une forte résistance. Maintenant que le rythme de leur offensive a augmenté, ils ont aussi commencé à employer des assauts motorisées, ce qui était moins le cas en 2023.

L’Ukraine ne peut pas mettre fin à la guerre maintenant, parce que les Russes avancent rapidement et ils ne veulent pas s’arrêter. Au contraire, ils essayent d’imposer des conditions plus sévères à l’Ukraine. En décembre 2024, ils ont eu le nombre de pertes le plus élevé de toute la guerre, ce qui indique leur intention d’avancer, pas d’arrêter, sans tenir compte des pertes.

 

Que fais-tu sur la ligne du front ? Que s’est-il passé dans ta vie et dans ton unité au cours de la dernière année ?

Je suis directement impliqué dans les opérations de combat, au cours de la dernière année j’ai piloté beaucoup de drones de combat. Je suis aussi impliqué dans des processus organisationnels. Je crois qu’il est important de développer des compétences en direction, c’est l’un des maillons faibles de l’armée ukrainienne, qui ne fait que commencer à s’éloigner des bases autoritaires soviétiques post-communistes. Les personnes qui se sont battues dès le début ont pris beaucoup de responsabilités et n’ont pas beaucoup avancé verticalement, plutôt horizontalement : elles ont pris de plus en plus de responsabilités, ont été épuisées ou sont mortes. Malheureusement, cette ressource est maintenant perdue et à la place de personnes motivées et expérimentées venant de l’infanterie, la direction des batailles au quartier général est souvent prise en charge par des opportunistes. L’Ukraine est en train de mettre plus de personnes ayant de l’expérience de combat dans des postes de direction, mais il est un peu tard.

Cela aurait dû être fait dès le tout début, les personnes qui ont combattu pendant un an et demi auraient dû être transférées au quartier général, à la direction, pour évincer la nomenklatura soviétique, les bureaucrates et les autres qui veulent laisser passer la guerre en restant assis dans un endroit confortable.

La question de l’organisation rationnelle des processus, de la gestion des crises, de la gestion sous contrainte de ressources – ce sont toutes des questions cruciales à la fois pour le combat en guerre et pour la croissance du mouvement anarchiste. Dans notre unité, les processus sont organisés de la manière la plus démocratique possible. C’est-à-dire que nous n’avons pas une gestion vraiment verticale et que nous comptons plus sur la médiation que sur l’imposition.

Notre personnel est principalement composé de volontaires et nous avons beaucoup contribué à rendre la victoire plus proche.

 

Quelle est ta motivation principale pour combattre ?

Ma motivation principale est que je vis ici. Je vois ce qui se passe, je sais ce que la Russie a fait dans les territoires occupés, comment ils massacrent tou.tes celles/ceux qui ne sont pas d’accord. Ce régime autoritaire doit être arrêté.

Dans une perspective historique, tout ce que nous faisons maintenant est un grand investissement, qui sera utile dans la lutte future contre la Russie. Même si le conflit est gelé, les progrès réalisés par l’Ukraine sont inestimables pour la future résistance des sociétés démocratiques. Quand il s’agit d’un conflit ouvert, toutes les motivations et les convictions se cristallisent.

En plus, je veux venger mes ami.es du mouvement qui ont été tué.es ou fait.es prisonnier.es par des régimes autoritaires, qui subissent l’emprisonnement pour leur résistance. Les ami.es, si vous lisez ceci, je suis désolé d’avoir arrêté de vous écrire. Je suis toujours avec vous dans mes pensées et dans mes actions.

 

Est-ce que tu considères qu’il est contradictoire pour toi, en tant qu’anarchiste, de combattre dans l’armée ukrainienne ?

Pour ma part, je n’y vois aucune contradiction. Oui, dans toute armée il y a une certaine structure de coercition, mais dans l’armée ukrainienne moins qu’ailleurs. Initiative, motivation, autodiscipline : telles sont les valeurs des personnes qui restent fidèles à l’anarchisme sur le long terme et ces mêmes valeurs sont très précieuses et pertinentes dans les opérations de combat. C’est ce dont nous avons besoin maintenant.

Je connais beaucoup de cas où des anarchistes, ici, avec peu d’efforts, ont créé autour d’elles/eux des structures organisées et efficaces sur lesquelles repose toute la défense. En considérant qu’il s’agit d’une lutte vraiment existentielle, d’une lutte pour la survie, pour des choses fondamentales, alors, pour un anarchiste, combattre pour l’Ukraine est une nécessité. C’est en soi la chose juste et éthique à faire.

C’est comme se demander si les anarchistes auraient dû participer à la résistance française. Parce que c’était probablement pour l’État français, n’est-ce pas ? Il y a des valeurs que nous plaçons au-dessus des États, au-dessus du capital, au-dessus des processus superficiels. Tels sont les types de luttes et de significations auxquelles les anarchistes sont habituellement très sensibles. Il est donc difficile d’imaginer un anarchiste, en Ukraine, qui ne s’impliquerait pas dans cette lutte, directement ou dans un rôle de soutien.

 

À ton avis, quels changements politiques le mouvement anarchiste d’aujourd’hui peut-il atteindre ? Où devrions-nous concentrer nos ressources politiques ?

Je suis en dehors des processus globaux, mon travail de combat me prend 24h/24 et 7j/7. Mais je peux dire avec certitude qu’il vaut la peine d’organiser des structures anarchistes, de soutenir les anarchistes dans l’armée ukrainienne et de concentrer l’attention des anarchistes, en Europe, sur les menaces à venir.

Elles/ils devraient réfléchir aux domaines dans lesquels ils/elles vont affronter des partis comme l’AfD allemande, le Rassemblement national en France ou Vox en Espagne, c’est-à-dire toutes les forces de droite et populistes qui utilisent l’argent russe pour changer l’opinion politique majoritaire, pour prendre le pouvoir et les structures de l’État, alors que la gauche est sur la touche.

Je pense que ce conflit s’intensifiera et que les personnes de gauche et les anarchistes, surtout en Europe, doivent s’impliquer dans l’agenda actuel. Peut-être que ce sera un choc désagréable avec la réalité, peut-être que certaines visions idéalistes seront perdues, mais, dans une lutte active, toutes les convictions sont mises à l’épreuve. Aujourd’hui, alors que le discours politique se déplace si fortement vers la droite, si nous ne nous préparons pas pour l’avenir, je ne sais pas ce que nous pouvons espérer.

 

Penses-tu qu’une communauté anarchiste ou anti-autoritaire internationale pourrait trouver un terrain d’entente avec nous et dépasser les contradictions ?

Les militant.es européen.nes devraient penser à ce qui se passera dans 10-15 ans et construire leurs stratégies à partir de là, parce que, pour l’instant, la société en Europe s’est montrée immature. Quand nous parlons de la société ukrainienne, nous critiquons les personnes qui ne se sont pas impliquées dans le conflit, mais cette critique est plutôt tempérée. Pendant ce temps, en Europe, le choix politique à l’ordre du jour est celui d’ignorer cette guerre.

Les anarchistes qui veulent combattre leurs États en Europe devraient prendre en considération deux choses. Tout d’abord, combattre la flotte fantôme de pétroliers russes, qui aide la Russie et les capitalistes à commercer du pétrole pour contourner les sanctions. Les énormes profits du commerce maritime de produits pétroliers sont canalisés par la Russie dans la guerre. Ici, je voudrais faire un appel en particulier aux anarchistes en Grèce, qui ne montrent aucune initiative dans la lutte contre la flotte commerciale grecque, qui sert les intérêts pétroliers russes et fait des profits gigantesques grâce à cet argent ensanglanté.

Deuxièmement, les anarchistes devraient rechercher qui, à côté d’elles/eux, appuie l’agenda russe : habituellement ce sont des mouvements d’extrême droite et anti-migrant.es, mais parfois les services secrets russes se font passer aussi pour des partis et des médias de gauche. L’État de droit européen est en train de se révéler impuissant à combattre l’influence russe qui le mine. Les anarchistes devraient utiliser toutes les tactiques possibles pour contrer cela. Selon le New York Times, entre 2014 et 2022, la Russie a investi au moins 300 millions de dollars dans des partis politiques européens. Nous pouvons déjà voir les fruits de ces investissements dans la montée de partis d’extrême droite fidèles à la Russie en Allemagne, en Hongrie, en Italie, en Slovaquie et en Autriche.

 

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