Takku / mercredi 1er janvier 2025
En décembre 2024, un militant des Solidarity Collectives a parlé avec Takku de l’organisation des anarchistes en Ukraine et de leurs points de vue sur les défis du mouvement plus large.
Je m’appelle Sergueï. Actuellement, je me consacre complémentent aux Solidarity Collectives. Avant la guerre, j’étais impliqué dans un large éventail de projets de gauche, dont le plus réussi était peut-être le syndicat étudiant « Action directe ». J’ai aussi été actif dans des médias de gauche, ainsi que dans le suivi des mouvements d’extrême droite en Ukraine. Je le fais encore, mais en ce moment j’emploie presque tout mon temps dans le travail bénévole dans les Solidarity Collectives.
Auparavant, Takku a interviewé un compagnon servant dans l’armée ukrainienne, qui a appelé les anarchistes à s’organiser. Je suis d’accord : il est vraiment temps pour les groupes anti-autoritaires, en Ukraine et ailleurs, d’essayer de créer leurs propres structures. En temps de guerre, nous jetons les bases de l’après-guerre.
Après la fin de la guerre, la vie politique ukrainienne sera très active. Pendant un an et demi, après le début de l’invasion russe à grande échelle, la vie politique était en quelque sorte en pause. Récemment, elle a progressivement repris. Au début de la guerre, il y avait peu de critiques envers le régime. L’essentiel était l’ennemi commun. Maintenant, la situation change. Différents groupes ont commencé à critiquer le régime et à proposer leurs propres alternatives. De nouveaux candidats à la direction politique émergent. Tous les groupes politiques comprennent que l’avenir dépend de la mesure dans laquelle leurs voix sont entendues maintenant.
C’est pourquoi il est important que nous ayons nos soldat.es anti-autoritaires et nos activités de bénévolat. De cette façon, nous pouvons construire un capital social et une visibilité médiatique. Nous avons une réponse quand quelqu’un viendra nous dire : « Qu’avez-vous fait, vous les antifascistes ? Et de toute façon qu’est-ce que votre antifascisme, c’est l’antifascisme de Poutine ? ». Non, notre antifascisme est la lutte contre le poutinisme. En effet, l’un des objectifs de nos collectifs est de montrer aux Ukrainien.nes que les antifascistes sont contre l’invasion de Poutine et que la Russie de Poutine n’a rien à voir avec l’antifascisme. Il vaut la peine de le signaler aussi à des compas partout dans le monde, car, pour une raison inexplicable, certain.es voient la Russie moderne comme le successeur de l’Union soviétique, comme une sorte d’ordre mondial alternatif, antifasciste, qui peut nous conduire vers un monde plus juste, plus multipolaire. Ce n’est pas le cas. Le monde multipolaire que la Russie offre maintenant va certainement vous décevoir.
Au début, je pensais aux Solidarity Collectives comme à un projet pour le temps de guerre et je n’y voyais aucun avenir après. Nous venions de milieux et de groupes différents et personne n’avait prévu de continuer les Solidarity Collectives après la phase active de la guerre. Nous pensions nous séparer à nouveau en différents groupes. Mais, maintenant, je vois la nécessité qu’ils continuent à fonctionner et à développer leur contenu politique même après la guerre. Il y aura une reconstruction de l’Ukraine, dans laquelle nous pouvons jouer un rôle très concret. Par conséquent, il est logique de continuer à s’organiser autour d’activités de bénévolat et de questions pratiques, concrètes, mais de manière à mettre en évidence le côté politique, idéologique et à populariser plus activement l’anarchisme.
Je pense donc qu’il y a un avenir pour les Solidarity Collectives. Je pense qu’il est important que nous ayons des gens actifs et aussi un grand nombre d’autres, autour de nous, qui nous connaissent. Comme je l’ai dit, cela sert pour jeter les bases de l’action politique de l’après-guerre – un activisme qui n’est pas aliéné de la réalité mais qui a les pieds bien posés sur terre.
Quant aux soldat.es anti-autoritaires dans l’armée ukrainienne, comme on le sait, au début il y a eu une tentative de créer une unité toute composés de compagnons. Cette tentative a échoué pour des raisons bureaucratiques et le groupe s’est dissous lorsque les compagnons ont rejoint différentes brigades et se sont dispersés dans toute l’armée. Il reste cependant quelques groupes, avec non seulement un ou deux, mais entre cinq et dix anti-autoritaires réuni.es. Ces groupes comprennent Kaifariki, composé d’anciens hooligans antifascistes de l’équipe de football Arsenal Kiev, et le groupe biélorusse, qui a été rejoint par plusieurs anarchistes biélorusses et, plus récemment, par un compagnon de la République tchèque. Ensuite, il y a le groupe des mortiers, auquel se sont joint.es plus d’une dizaine d’anti-autoritaires, dont le bien connu artiste anarchiste David Chichkan.
Je pense que des groupes comme ceux-ci sont importants, parce que leur voix est beaucoup plus forte que celle des individus. Habituellement, les individus anti-autoritaires ne font pas beaucoup d’efforts pour plaider en faveur de leurs idées, mais se concentrent sur leurs tâches militaires. Les Solidarity Collectives sont bien entendu en contact avec eux/elles et nous pouvons parfois écrire sur leur situation et leur rôle, mais les compas, pris individuellement, n’ont pas un impact médiatique particulièrement important. Leur capacité à représenter de manière significative les anti-autoritaires est limitée. Au contraire, un groupe peut avoir son propre profil, son propre visage, ce qui lui donne de la visibilité et de l’impact. Des inquiétudes ont été soulevées par rapport au fait que, en étant groupé.es, les compas pourraient être tué.es tou.tes d’un seul coup. Mais cela est très improbable et une telle menace n’a pas empêché l’extrême droite de former ses propres unités militaires et d’assembler ses propres forces. Ils se sont regroupés et ont ensuite réussi à faire connaître à l’opinion politique leurs idées politiques, non seulement celles des soldats pris individuellement, mais celles de groupes et d’unités entiers. Ces groupes produisent du contenu sur les médias sociaux et sont activement engagés dans un travail de relations publiques, pour promouvoir une idéologie d’extrême droite. Ils ont été interviewés dans des médias grand public en tant que représentants de leurs unités. C’est une bonne stratégie, malheureusement elle est appliquée par l’extrême droite. En théorie, nous pourrions faire la même chose, mais, dans la pratique, les choses ne se passent pas toujours comme nous l’espérons. Les transferts au sein de l’armée sont difficiles et les compas qui se trouvent dans différentes brigades se sont déjà adapté.es à leur environnement et vont y rester. L’échec initial à former une unité anti-autoritaire de base, que tou.tes les compas auraient ensuite rejoint, rend difficile la création d’une telle unité. Par exemple, on ne peut pas appeler les centaines de compas qui sont dans l’armée à rejoindre le Kaifariki. Ce n’est pas comme ça que l’armée fonctionne. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les compas ne peuvent pas et ne veulent pas être transféré.es dans une seule unité. Que cela nous plaise ou pas, nous devons faire avec plusieurs groupes militaires anti-autoritaires distincts. Les compas d’Ukraine et de l’étranger peuvent rejoindre ces groupes, qui accueillent tou.tes les volontaires anti-autoritaires. La participation de nouveaux.lles volontaires motivé.es est très précieuse. Nous pouvons renforcer les cellules existantes et les rendre plus visibles et influentes. Il n’y aura pas une seule unité anti-autoritaire, mais une série de cellules influentes est encore possible et en fait cette possibilité se renforce continuellement.
Quant à la question plus large de l’organisation, il me semble qu’il y a, à cette époque, une sorte de crise générale des conceptions politiques, aussi parmi les anarchistes. Les grands événements d’aujourd’hui opposent des opinions et créent de la confusion. La guerre en Ukraine et l’un de ces grands événements. Les attitudes à son égard ont déchiré tous les mouvements, même s’il y a sûrement des différences régionales. Bien sûr, il y a eu des divisions avant, mais maintenant le fait que quelqu’un.e soutienne des principes et des objectifs anarchistes ne vous dit rien sur son attitude face à la situation en Ukraine. Des anarchistes ont des points de vue complètement opposés sur cette question. Les principes de l’anarchisme qui autrefois semblaient si clairs ne nous donnent plus de réponses sur la façon d’interpréter les événements globaux. C’est le signe d’une crise idéologique. Cependant, les personnes de droite ont maintenant le même problème : la moitié de l’extrême droite est d’un avis, l’autre moitié de l’autre.
Somme toute, je pense que c’est un moment important. Par le passé, il y avait des dogmes qui étaient d’actualité et probablement corrects, pendant les quelques décennies où les États-Unis étaient en effet dans une position dominante tellement hégémonique qu’on pouvait en parler comme de l’unique ou du plus grand, et de loin, pays impérialiste. Il aurait pu sembler raisonnable de préconiser des alternatives, même problématiques. Aujourd’hui, cependant, il est faux de prétendre que tous ceux qui s’opposent aux États-Unis sont en quelque sorte bons ou que les alternatives qu’ils offrent sont certainement progressistes. Souvent, le contraire peut être vrai. Il est bien de garder un œil sur les nouveaux développements, de constater que de nouveaux pays impérialistes sont apparus dans le monde, des pays impérialistes qui – comme les États-Unis l’ont fait jusqu’à présent – essaient de prendre le contrôle de nouveaux territoires. La gauche doit analyser la situation et chercher de nouvelles réponses. Ces dernières décennies, la pensée pacifiste s’est largement répandue au sein de la gauche. Être contre la guerre est bien sûr logique : pas de guerre mais la guerre des classes. Cependant, dans la situation actuelle, nous devons être capables de prendre position sur ces conflits, de dire qui a raison et qui a tort. Nous ne pouvons pas simplement dire « la guerre, c’ est mal » et avoir l’air malin. Nous devons analyser attentivement les situations et ensuite élaborer notre opinion. Nous aussi, les anarchistes, devons, en fin des comptes, penser à la sécurité et à la légitime défense au niveau local, régional et même mondial. Nous devons penser à la production d’armes : peut-être qu’il ne s’agit pas toujours seulement des profits des grandes entreprises, mais du fait que nous devons être en mesure de nous défendre. Nous devons réfléchir à comment gérer le processus pour nous armer, pour qu’il s’agisse vraiment d’autodéfense et ce ne soient pas quelques grandes entreprises et la guerre qui dictent notre logique. Ce sont des questions difficiles, auxquelles personne n’a de réponses, pour le moment. Le débat sur ces questions est vraiment important.
Il est important aussi de prendre en compte les expériences et les points de vue de celles/ceux qui sont actuellement en guerre. En ce sens, maintenant, le mouvement de gauche, anarchiste d’Ukraine devrait être écouté. Il faudrait essayer de comprendre nos points de vue et aussi de les examiner de manière critique. Je ne dis pas que nous pouvons expliquer aux autres ce qu’ils/elles doivent faire. Nous avons nos propres points faibles. Mais, croyez-moi, vous aussi. Tout cela devrait être considéré et réfléchi ensemble. Nous devons travailler ensemble, tant sur le plan pratique (heureusement, il y a déjà une coopération pratique !) que théorique. Nous avons beaucoup de problèmes, mais aussi des opportunités de trouver des solutions. Même dans toute son horreur, la guerre a aidé les anarchistes ukrainien.nes et européen.nes à se retrouver. Le mouvement anti-autoritaire ukrainien devient partie du mouvement international. Nous ne sommes plus isolé.es. Je crois que c’est dans l’intérêt de tou.tes.