Santiago (Chili) : À la mémoire d’une guerrière anarchiste

Contra Info / dimanche 25 août 2024

À la mémoire d’une guerrière anarchiste. Paroles d’adieu à Belén Navarrete

Note : texte lu lors de l’enterrement de la compagnonne anarchiste Belén Navarrete Tapia.

Mercredi 21 août, j’ai reçu la terrible nouvelle de ton départ physique, tu avais quitté ce monde ; il y avait plusieurs doutes sur la façon dont cela s’était passé, mais la seule certitude était que tu étais partie.

Je ressens l’immense responsabilité, que j’ai assumée, de porter publiquement ton souvenir, aujourd’hui, et c’est un honneur. Je le fais avec un profond amour, avec affection, respect, complicité et conviction anarchiste. Tu n’étais pas une personne « normale », ni rangée, du coup ton histoire de lutte, que tu as menée avec tes idées claires, doit se multiplier avec la même ardeur que nous avons employé pour d’autres frères et sœurs.

Je peux parler de toi de façon familière, parce que nos vies se sont croisées. Je sais que tu as participé à ces beaux moments de violence de rue du mouvement étudiant, qui sont arrivés avec force après 2011 ; d’autre côté, tu étais déjà en train d’affûter ta position anarchiste, que tu disais fièrement être venue à toi à travers le véganisme, à l’école : très jeune, tu as vu la façon dont les animaux sont utilisés comme marchandise, violés, exploités, assassinés et ton choix de vie a été d’arrêter de les consommer. Cela a ouvert ton esprit, ta conscience politique, ce qui, inévitablement, t’a fait parcourir le chemin noir de l’anarchie.

À partir de là, tu t’es liée à des organisations anarchistes, tu as pris part à des initiatives sociales, à des bibliothèques, des ateliers avec des enfants, tu as contribué, avec le sérieux qui te caractérisait, à la mise en place d’activités, aussi en participant à la propagande, toujours nécessaire, avec des collages dans les rues, en diffusant des matériaux imprimés et bien entendu avec ta présence lors des manifestations publiques, en débordant les contenus étudiants, comme lors des manifestations historiques plus conflictuelles, comme, entre autres, le 1er mai et le 11 septembre.

C’est à cette époque que nous nous sommes croisé.es et déjà en 2012 nous avons commencé à partager des moments d’activité politique et aussi de divertissement, le punk a toujours été un bon refuge pour s’amuser et rire, enfin, pour passer un bon moment. Par les hasards de la vie, notre lien s’est renforcé en termes émotionnels, intimes, tandis que, parallèlement, les différences politiques avec l’organisation à laquelle nous participions devenaient évidentes, du coup nous nous en sommes retiré.es, en laissant derrière nous l’apprentissage, le parcours et les expériences de vie, et nous avons aussi vu tomber les masque de certains personnages malveillants. En fin de compte, cela a été un apprentissage. En tout cas, de là sont sorti.es un bon nombre de compas et d’ami.es, que je vois maintenant, en ces moments de profonde douleur.

Sortir de cette organisation ne nous a pas arrêté.es et le jour même où nous en sommes parti.es, nous avons crée notre propre collectif anarchiste, c’était en 2013, et celui-ci était caractérisé par une nette tendance à la défense de la violence politique et à la solidarité anticarcérale, qui étaient nos positions depuis longtemps.

Des dizaines d’initiatives réalisées avec ce collectif me viennent à l’esprit, tu faisais constamment de l’agitation dans la rue, tu publiais de la la propagande, tu créais des bulletins, tu organisais des activités de solidarité pour les compas en prison, tu envoyais des colis dedans et te liais à la réalité carcérale, tu écrivais – avec le style qui te caractérisait – des articles, des textes, des réflexions, tu étudiais à l’université, tu étais opiniâtre, intelligente, beaucoup de monde le sait et le soulignera. Tu as concilié études et politique, mais ta priorité a toujours été de propager l’anarchie, de la manière que tu pensais correcte.

De la même manière que tu étais active dans des initiatives, des coordinations, des réseaux, etc., la rue a toujours été le terrain pour mettre en pratique les idées que tu exprimais, tu le faisais déjà, comme je l’ai déjà dit, mais par la suite tu es allée plus loin, armée de courage, d’audace, en dépassant les barrières de la peur, qui pouvaient exister, tu as participé à la lutte de rue, mais à celle qui brise la monotonie, qui fait irruption sans préavis dans les rues, dans le rythme citoyen, et, depuis différentes universités, tu as pratiqué cette violence incendiaire anti-police, en t’ouvrant la voie, parfois tu étais la seule femme dans les groupes qui participaient à des actions de violence politique.

Mais tu voulais aller plus loin, la lutte de rue lors de manifestations de masse, dans les universités, dans les quartiers populaires lors de dates importantes, faisait partie d’un axe nécessaire de la lutte anarchiste, il fallait la pratiquer, mais il fallait aussi augmenter la conflictualité contre le monde de l’autorité, c’est ce que tu pensais et, avec la détermination et le sang froid qui te caractérisaient, tu as mené certaines actions dans le cadre de ce que l’on appelle la nouvelle guérilla urbaine anarchiste, une pratique armée historiquement utilisée par les groupes d’action pour défier l’ordre établi, tu as mis en pratique tes idées révolutionnaires, de manière rudimentaire, sans spécialistes, sans dirigeants, de manière autonome, digne, avec détermination, audace, courage, avec une conviction guerrière prête si nécessaire à affronter la prison, voire la mort, et dans chacune de ces situations tu as donné de ton mieux.

Ensuite est arrivée la révolte, en 2019, et tu étais là où tu devais être, en contribuant à la lutte dans la rue, dans le centre-ville et dans le quartier où tu vivais – et dans d’autres aussi – avec des barricades nocturnes et en contribuant à alimenter le combat commun, c’était ce qui t’a motivé, tu devais le vivre, expérimenter ces mois et tu as tout donné, même quand la mort guettait ou une mutilation pouvait arriver, par les mains de la maudite police, tu as continué, aussi en protégeant les tien.nes.

La mort murmurait depuis que nous avons appris le départ physique, le 11 août dernier, du guerrier Luciano Pitronello, dont tu as été la compagnonne d’idées et de pratiques, avec qui tu as mené des activités, publiques et illégales. Nous nous sommes rencontré.es à son enterrement et j’ai vu ton visage triste, tu n’arrivais pas à croire que cet événement tragique s’était passé, comment la vie d’un compagnon pouvait s’en aller de cette façon, nous nous sommes fait.es courage, je t’ai dit que maintenant c’était aussi notre responsabilité de porter partout sa mémoire et ses actions. Tu m’as souri avec assurance, mais maintenant tout a changé et c’est moi qui écris ces mots pour toi.

Tu m’as laissé la responsabilité d’écrire tes mémoires, plus d’une fois nous avons parlé de la possibilité de la mort, aussi de ce qu’il y a après, s’il y a un après. Tu étais athée, tu ne croyais ni aux dieux ni aux maîtres, mais tu croyais à l’énergie de celles/ceux qui s’en vont, à l’essence de chaque personne qui, d’une certaine manière, reste avec nous.

Je n’ai pas de mots pour décrire la douleur profonde que je ressens dans ma poitrine, la façon dont les pleurs et l’amertume surgissent ; je me souviens de toi avec une immense affection et un amour guerrier, nous avons partagé de longues années comme compagnon.nes de vie et de lutte. Dans mon esprit sont gravés des faits mémorables, qui ont été des humbles contributions au conflit anarchiste de ce territoire, auquel tu as participé, il y a gravé l’intimité subversive entre compas, des jours et des nuits de conspirations, des faits concrètes et des rêves de voir brûler ce monde autoritaire et ses bâtards de flics.

Il me reste beaucoup, tu m’as beaucoup laissé, de beaux souvenirs d’avoir partagé ma vie avec une guerrière, de longues années, avec une intensité que très peu de gens peuvent connaître ou même arriver à comprendre. Je garderai avec plaisir, dans mon esprit et dans mon cœur, des épisodes qui ont été tatoués sur ma peau, des épisodes pleins d’un amour profond, d’affection, de fraternité, de débrouille, de solidarité sans restrictions, de complicité, de différences, aussi de colères et de désaccords, mais c’est la vie, avec ses multiples allers-retours.

Je t’emmènerai avec moi, tu marcheras avec moi sur le chemin du conflit anarchiste, tu fais déjà partie de cet univers de compas qui sont parti.es, ton histoire va parcourir d’autres endroits, tu seras dans des tractes, des publications et des activités, ton nom résonnera dans chaque balle, chaque barricade et chaque tumulte, tu continueras à être dangereuse pour l’ennemi, cela dépendra de nombreuses personnes, de nous qui t’avons connue dans la vie et de ceux/celles qui commenceront à te connaître à partir du jour de ta mort.

Pour ma part, il ne me reste que des mots de gratitude, pour avoir eu la chance de tes rencontrer.

Force aux compas qui pleurent ton départ, dans la rue et en prison, à tes ami.es et à ta famille.

Bon voyage, compagnonne et guerrière.

RIEN N’EST FINI, TOUT CONTINUE !
BELÉN NAVARRETE PRÉSENTE !

24 août 2024
Santiago, Chili

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