La parole écrite subversive

La Nemesi / vendredi 15 mars 2024

Une intervention du compagnon Toby Shone, depuis la prison de Garth (Royaume-Uni), à l’occasion du débat « Pensée et action », débat organisé dans le cadre du Tattoo Circus qui a eu lieu à El Paso, à Turin, le 9 et 10 mars 2024.

Chers compas,
Ici c’est Toby Shone, un anarchiste emprisonné suite à l’opération Adream, une enquête anti-terroriste contre le projet de contre-information 325. J’appelle depuis une prison du nord-ouest de l’Angleterre, une prison de haute sécurité, pour détenus avec des longues peines, et le fait que nous puissions voler des moments comme celui-ci est vraiment important.

Comme vous le savez peut-être déjà, l’opération Adream a été une attaque répressive de l’État britannique lors de laquelle trois projets d’habitation collectifs, un domicile familial et un local de garde-meuble ont été perquisitionnés par les flics. J’ai été accusé d’être un administrateur du site 325.nostate.net, ce qui m’a valu quatre chefs d’inculpation terroristes : en vertu de l’article 2 (diffusion de publications terroristes), de l’article 15 (financement du terrorisme) et deux fois en vertu de l’article 58 (possession d’informations susceptibles d’être utilisées à des finalités terroristes). J’ai aussi été accusé de plusieurs actions directes et d’être membre de la FAI [Fédération Anarchiste Informelle ; NdAtt.], de l’ELF [Earth Liberation Front ; NdAtt.] et de l’ALF [Animal Liberation Front ; NdAtt.]*. Des centaines d’agents de police ont été impliqués en ces perquisitions simultanées, mais, malgré cela, seulement un.e des compas a été brièvement arrêté.e et ensuite relâché.e, faute de preuves. Il est clair, au vu de mes conditions de détention et de la surveillance constante, qu’une investigation active se poursuit, avec la surveillance et des filatures des compas dehors, ainsi que par l’observation de centres sociaux anarchistes.

Pourquoi cela ? C’est parce que l’anarchisme est une menace pour l’ordre technocratique existant, nos groupes d’action directe ont une existence palpable, bien que minime par rapport à la tâche à accomplir, et la constellation de projets de contre-information continue à briller dans les nuits obscures et elle devient plus facile à utiliser et à consulter. Les publications anarchistes sont vues par la police et les services de renseignement comme quelque chose d’inacceptable. C’est probablement parce que le fait de rendre compte de l’action directe anarchiste, des luttes sociales et des révoltes crée un récit de subversion, qu’il est la cible d’autant de répression que celle exercée à l’encontre de celles/ceux qui réalisent les actions dont on rend compte. Il s’agit d’une stratégie qui existe depuis très longtemps. Dans le cas de l’opération Adream, la police a été effrayée par la rhétorique explicitement anarchiste insurrectionaliste et anti-civilisation, combinée à la diffusion de publications en ligne et sur papier. Pendant les interrogatoires, une préoccupation particulière des enquêteurs était le but des publications anarchistes sur papier. Tous les documents électroniques ont une signature numérique juridique-scientifique, connue comme hash value, qui peut être suivie à travers Internet et les appareils numériques, même s’ils ont été effacés de ces appareils. Par contre, les publications sur papier ne peuvent pas être suivies, une fois qu’elles ont été distribuées, une enquête sur celles-ci nécessite une expertise judiciaire matérielle et une investigation de police traditionnelle : cela demande plus de ressources, d’argent et de personnel, notamment dans le cas d’initiatives éditoriales clandestines, qui peuvent avoir un calendrier de publication irrégulier et des méthodes de distribution « informelles ».

Cela nous ramène au but des publications anarchistes : des copies sur papier existent et ont la possibilité, en passant de main en main, d’avoir une existence matérielle percutante. Ils accumulent également les traces judiciaires, les livres, les revues, les brochures dont on parle, des idées dangereuses, qui peuvent inspirer nos vies. Leur durée est différente de celle des publications numériques et nous pouvons voir cela en conséquence. Nos publications, même si elles sont condamnées à rester dans des bibliothèques universitaires, des librairies commerciales, ou, pire, dans des musées et des galeries d’art, restent toujours controversées et même, dans certains cas, illégales. Leur but est la guerre sociale et la destruction de l’État. Dans le dossier d’enquête de l’opération Adream, la police cite des dizaines de publications anarchistes, dont une bonne partie nous semblent aller de soi, étant librement disponibles dans des salons du livre anarchiste, dans des squats, des centres sociaux et sur des tables de presse lors des manifestations. Pourtant, pour la police, l’unité spécialisée et les procureurs, elles font partie d’une conspiration amorphe qui vise à renverser le système, ce qui est vrai, mais pas exactement selon l’interprétation perverse qu’ils veulent en donner. Pour qu’on se comprenne : nous sommes souvent confronté.es au modèle répressif qui attribue une fonction particulière aux théoriciens et aux écrivains, celle de « leadership ». Ces personnes sont accusées de donner des ordres et des instructions et ensuite des cellules ou des petites équipes exécutent ces ordres. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est une offense à la pratique anarchiste, mais il s’est agi d’un éventail de questions que la division antiterroriste m’a posé. La possession d’une copie de la revue 325 indique-t-elle l’appartenance à une organisation ? Cette organisation mène-t-elle des actions ? Et cette organisation fait-elle partie d’une infrastructure terroriste plus large ? C’est le genre de questions qu’on m’a posées. Avec ces machinations, ils forment des marionnettes de la répression et les organisent en structures hiérarchiques qui reflètent leurs esprits fiévreux. Lors de ces interrogatoires, les enquêteurs se sont donc concentrés, par moments, à me poser des questions sur les fonctions administratives, les flux décisionnels, les statistiques, la population cible, la recherche et la linguistique, ou les traductions. Sur ce dernier point, les flics voulaient savoir qui était responsable des traductions, comment ils/elles étaient organisé.es et qui décidait ce que devait être traduit.

A quel point le niveau de la répression correspond-t-il à celui de nos actions ? Pour moi, la réponse est claire. A l’heure actuelle, le niveau de la répression va bien au-delà de celui de l’action directe anarchiste. C’est la nature même de la répression de l’État de viser à être écrasante et notre lutte n’est rien d’autre encore que la lutte d’une minorité agissante. Au Royaume-Uni, le silence et le manque d’actions soulignent la mort sociale vivante. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Et l’avenir reste à écrire. C’est pourquoi l’infiltration policière continuera d’essayer d’empêcher les ruptures et les attaques individuelles. Il est impossible de séparer l’opération Adream des conséquences de plus d’une décennie d’actions directes anarchistes et d’émeutes sociales à Bristol. Bien que ces choses soient maintenant dans une situation de reflux, cela ne signifie pas qu’elles le resteront. L’anarchisme reste une partie du tissu de cette région du Sud-Ouest. Et les endroits où sont publiés les comptes-rendus, les communiqués et les analyses resteront en haut de la liste des cibles de l’État. Les centaines sinon les milliers d’éditeur.trices à travers le monde, partie d’une connectivité de l’anarchisme contemporain, renforcent notre capacité à rester pertinent.es et en expansion.

D’énormes changements ont lieu dans la société et le mécontentement de masse peut se transformer en une résistance vitale nécessaire. La nouvelle critique anarchiste des technologie de pointe est citée par différents services de renseignement, étatiques et privés, comme ayant la dangereuse capacité d’infecter la population avec une profonde colère à l’encontre de l’avenir numérique. Ce futur planifié par les patrons est un vaste État de surveillance, faisant partie de la matrice cybernétique où les machines sont en train de prendre la place des humains et l’intelligence artificielle s’est insérée partout où elle peut trouver une place. De la même manière, nous pouvons voir que les êtres humains deviennent de plus en plus semblables à des machines et que leur environnement est dégradé et pollué. Nous pouvons de plus en plus parler du fait que de nombreux échecs complets ont lieu au sein de différents systèmes sociaux, à cause de l’effondrement écologique et de la transformation économique et post-industrielle. D’énormes territoires changent rapidement à cause d’inondations, de feux de forêt, de courants d’air et d’intenses tempêtes. Des défis sans précédent surviennent très rapidement, avec des effets néfastes sur des points critiques liés à l’agriculture, aux migrations, à la division du travail, aux conflits géopolitiques, etc. Nos publications et nos réseaux de contre-information sont un moyen direct par lequel nous pouvons communiquer nos analyses et nos méthodes d’organisation. La répression reconnaît le danger de la contagion de ce message et de notre récit. Pour eux, le fait de rendre illégales nos publications et d’essayer d’imposer des peines exemplaires n’est qu’un moyen. Et c’est ce à quoi nous avons toujours été confronté.es. Si nous sommes efficaces, nous rencontrons la répression, la prison, la mort. C’est ce à quoi sont confronté.es de nombreux compas à travers le monde, en ce moment. Essentiellement, certains d’entre nous vivent sous surveillance et font l’objet d’enquêtes depuis si longtemps que tout ce qu’ils/elles font peut être considéré comme un crime, même le simple fait d’exister. Cela vaut la peine d’être écrit et quand nous lisons et en savons plus sur ce à quoi les autres sont confronté.es, et comment, nous pouvons devenir plus fort.es.

Enfin, je voudrais parler de la censure à laquelle je suis confronté ici. Car c’est une caractéristique constante de mon emprisonnement et fait également partie du sujet dont nous discutons. De nombreux compas rencontrent des problèmes avec leur correspondance et la réception de publications. Ce n’est pas rare. Mais il vaut la peine de dire qu’on m’a refusé l’accès à la plus grande partie de ma correspondance et des livres qu’on m’a envoyés. Même si l’administration pénitentiaire nie que cela ait lieu, c’est certainement le cas. C’est la force de nos bulletins, de nos livres, des lettres par lesquelles nous gardons le contact avec nos compas : ils font peur à l’ennemi. Dans mon cas, on me refuse aussi les textes et les livres socialistes, marxistes/autonomes et communistes qui m’ont été envoyés par des personnes solidaires appartenant à la gauche radicale, ainsi que les livres sur l’histoire des Noir.es, sur la justice transformatrice et l’abolition des prisons. Les très rares livres anarchistes que j’ai réussi à recevoir, je les tiens près de mon cœur, ici dans ma cellule. La liberté est écrite avec de l’encre et avec notre sang, comme elle l’a toujours été et comme elle le sera toujours. Donnez de la valeur à vos livres, à vos journaux, aux lettres que vous envoyez et recevez, la mémoire combative persiste et nous la transmettons à chaque nouvelle génération, non sans efforts.
Je m’arrête ici et du coup je vous remercie pour votre énergie et votre attention et j’envoie une grosse accolade à tout le monde, en particulier à celles/ceux qui subissent la répression à cause des publications. Car des mots viennent les actes, c’est le sujet que nous avons abordé aujourd’hui. Amour et rage ; merci à vous.

Toby
prison de Garth, 4 mars 2024

 

Note d’Attaque : toutes ces charges ont été abandonnées avant le procès. Toby a été condamné en octobre 2021 à 3 ans et 9 mois pour possession de drogue. Il est censé sortir de prison en novembre 2024.

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