Avtonom / samedi 24 février 2024 (traduction légèrement corrigée, fin mai)
Parallèlement au déclin général de l’attention portée à la guerre en Ukraine, on voit dans le mouvement anarchiste européen une position soi-disant « internationaliste ». Elle consiste essentiellement en deux points : le premier repose sur l’assimilation de l’agresseur et du pays envahi, présentant ce conflit comme une énième guerre capitaliste, dans laquelle on ne peut pas prendre parti ; le second repose sur l’idée que l’OTAN mènerait une guerre contre la Russie, guerre dans laquelle le conflit en Ukraine est considéré principalement comme une opportunité, pour les pays occidentaux, de combattre la Russie, au détriment des vies des Ukrainien.nes. Les anarchistes ukrainien.nes qui participent à la résistance armée à l’agression russe, en tant que membres des forces armées, sont critiqué.es.
Comme nous l’avons entendu dire par un.e compagnon.ne, les anarchistes en Occident sont plus prêt.es à voir comme « pure » la lutte en Russie, « comme à l’époque de la Première Guerre mondiale » (lire : du romanticisme au sujet de la révolution en Russie), la répression suite à des manifestations, des prises de parole ou du soutien aux prisonnier.es étant plus proche de la réalité occidentale. En même temps, la réalité et l’expérience ukrainienne – la coopération avec l’armée, visant une perspective à long terme – peut être difficile à comprendre du point de vue occidental ; l’engagement actif dans une guerre est quelque chose d’éloigné de la réalité occidentale, ce que, pour quelque raison, certain.es compas occidentaux.les oublient.
Cette position est adoptée par des individus, des collectifs et des organisations anarchistes de la République tchèque, d’Italie et d’autres pays. En Russie, cette position peut être trouvée chez les syndicalistes du KRAS-MAT. La position de ces dernier.es a été critiquée en détail dans un article publié sur le site internet Pramen. En observant la situation, nous aussi avons décidé d’apporter notre point de vue.
Il est peu probable que les groupes que nous avons mentionné changent leur position, du moins dans un avenir proche. Ce texte est notre humble analyse de la situation et une expression de notre solidarité avec nos compas en Ukraine.
La géopolitique de la solidarité
Les critiques de certaines organisations européennes à l’encontre des compas ukrainien.nes nous semblent mener à une impasse : généralement, la contre-proposition porte la recommandation de s’opposer par principe à toute guerre et de faire appel à tous les soldats pour qu’ils déposent les armes ou les retournent contre leurs officiers et leurs gouvernements.
Mais être fondamentalement opposé.es à la guerre et se défendre de l’invasion russe, et chercher la défaite de la Russie, ne sont pas des choses contradictoires. Les compas ukrainien.nes ont dit clairement, à plusieurs reprises, qu’il s’agit pour eux/elles d’une question de survie, y compris de survie politique. En plus, les conseils non sollicités, inappropriés, venant d’Europe (souvent de la part de personnes qui n’ont jamais été en Ukraine et qui ne subissent pas, en ce moment, une agression militaire), sur ce qu’il faut faire au lieu de résister à l’invasion russe sont vagues, abstraits et éloignés de la réalité.
La grande majorité des anarchistes et des collectifs anarchistes que nous connaissons, en Biélorussie, en Ukraine et en Russie, ont une connaissance directe des crimes du régime de Poutine et soutiennent les anarchistes qui combattent au sein des forces armées ukrainiennes et ceux/celles qui participent à la résistance contre l’invasion russe.
C’est notre position aussi. Pour nous, cette guerre est une guerre impérialiste. L’État russe est fondé sur des guerres de conquête, des mythes de grande puissance, sur la colonisation de vastes territoires et le génocide des peuples autochtones. Il suffit de regarder la propagande russe elle-même, pour se rendre compte que les Ukrainien.nes sont en train de combattre pour leur subjectivité, voire pour leur droit d’exister. Le « monde russe » portera avec lui pauvreté et destruction, xénophobie et pouvoir absolu de la police, dont l’ampleur n’est comparable à celui d’aucun pays européen, y compris l’Ukraine. C’est ainsi que vivent aujourd’hui de nombreux.ses Russes et habitant.es des territoires occupés par la Russie. Le vrai internationalisme, aujourd’hui, c’est soutenir le peuple ukrainien face à l’agression russe.
En même temps, nous n’avons aucune illusion sur les États européens ou les États-Unis : ils sont fondés exactement sur la même logique que la Russie et font la même chose, tout en ayant un ensemble différent de modèles et de stratégies. Nous ne devrions pas faire des distinctions morales erronées du type Est-mal vs. Ouest-bien. Cela nous empêcherait de comprendre la situation de manière holistique et stratégique, dans l’intérêt du mouvement anarchiste international. En même temps, en raison du lieu où nous nous trouvons, de notre histoire et de notre héritage de luttes – en Sibérie, à l’intérieur d’une colonie-province d’un empire – notre perspective est centrée ici et nous parlons principalement de la Russie, tandis qu’en Europe et aux États-Unis ce sont les parties locales du mouvement anarchiste international, qui luttent activement et qui ont plus de familiarité avec leur contexte, qui écrivent à ce sujet.
Nous pouvons être solidaires de la lutte anarchiste en Europe et aux États-Unis, ainsi que de la lutte révolutionnaire dans d’autres régions et pays. Nous savons que, dans le cas d’une situation révolutionnaire en Russie, nos compas dans d’autres pays nous soutiendraient par la parole et par la pratique. Pourraient-elles/ils être critiqué.es pour ce soutien, en disant qu’ils/elles sont en train d’aider au renversement du régime de Poutine et que cela fait le jeu des intérêts géopolitiques de l’OTAN, des États-Unis, de la Chine ou d’autres forces de cette région ? Non, bien sûr. Un tel tableau serait incomplet, cette critique manquerait de stratégie et de perspective à long terme.
Par conséquent, nous suivons la même logique dans le cas de notre participation à des événements révolutionnaires dans d’autres pays. En termes géopolitiques, tous les États et les différentes forces politiques liées à leurs intérêts profitent des moments d’instabilité, de guerre, de révolution et ils tirent profit de toute situation. A cet égard, le mouvement anarchiste ne peut pas rester à l’écart, sous prétexte d’incohérences et de contradictions idéologiques, mais il doit toujours poursuivre ses objectifs, malgré les défis éthiques et d’autres types. Différentes forces entreront en jeu, toujours, et elles seront le plus souvent hostiles aux mouvements pour la liberté.
S’asseoir et attendre une situation où le mouvement anarchiste aurait un avantage significatif sur les fascistes, les États et d’autres forces hostiles, c’est se condamner à l’inaction et à la défaite. Aucune situation qui nous soit favorable ne surgira par elle-même, du vide. Premièrement, parce que si nous ne sommes pas capables et prêt.es à utiliser des telles situations pour faire avancer sérieusement notre cause, elles feront plutôt le jeu d’autres forces politiques, qui auront été prêtes. Deuxièmement, nous pensons que les situations favorables au mouvement révolutionnaire seront rendues possibles par des facteurs tels que des décennies de dur travail et d’activité organisationnelle, l’expérience, une idéologie forte, la formation, la bonne réputation dans la société du mouvement et de ses organisations, une structure, des méthodes et des normes cohérentes, un fort sens de camaraderie, d’amples ressources, ainsi que des liens avec d’autres mouvements révolutionnaires. Si ces critères n’ont pas encore été atteints, nous devons continuer la lutte et atteindre ce niveau.
Par conséquent, nous considérons correcte et nécessaire une implication directe, de différentes manières, et nous soutenons l’activité et l’initiative des compas en Ukraine. De notre point de vue, la bonne démarche, pour les anarchistes et les organisations anarchistes d’Europe qui ont injurié les compas en Ukraine, serait de discuter de toutes les questions et les contradictions directement avec les compas ukrainien.nes, avec respect et compréhension pour leur situation tragique et difficile. Et, par exemple, de s’arranger pour aller en Ukraine pour apporter le soutien nécessaire – comme l’ont fait beaucoup d’autres compas, groupes et organisations.
L’attitude vis-à-vis des médias et les déclarations
Nous devons aussi prêter une attention particulière à ce que nous, en tant qu’anarchistes, écrivons à propos de la guerre et à la manière dont nous le faisons. Il y a des nombreuses nuances possibles dans la manière de présenter, depuis la Russie, son propre point de vue sur la guerre russe en Ukraine, comme il y en a dans le fait de faire des commentaires depuis l’Europe.
Premièrement, nous pensons que toutes les organisations anarchistes devraient adhérer aux bases de la camaraderie et soutenir fermement les compas en Ukraine, être solidaires avec elles/eux et fournir différents types de soutien, de toutes les manières possibles, peu importe ce qu’elles pensent de la position des compas ukrainien.nes ou les angles sous lesquels elles analysent l’agression russe.
Deuxièmement, il faut faire attention à ce que nos écrits ne fassent pas le jeu de la propagande russe et de la ligne que celle-ci poursuit.
Troisièmement, les déclarations publiques, les analyses et les commentaires sur la situation en Ukraine devraient être coordonnés directement avec les collectifs et les personnes impliqués dans la résistance là-bas, afin d’en vérifier la concordance avec la réalité et de prendre en compte les requêtes des compas en Ukraine.
Quatrièmement, nous pensons que le mouvement devrait résoudre ses désaccords virulents et ses conflits en interne, sans rendre publics tous ses désaccords et ses faiblesses. Ce faisant, nous donnons beaucoup d’informations à l’ennemi, augmentons la division et la séparation, n’arrivons pas à atteindre des conclusions utiles et montrons le mouvement comme non sérieux, sans rien en tirer. La capacité à résoudre des désaccords, des différends, des conflits et des contradictions graves, sensibles et stratégiques, sans les porter à la connaissance du public, mais à les régler à l’aide de mécanismes organisationnels internes bien établis et à obtenir des résultats et des accords de ces processus est, à notre avis, une qualité typique d’un mouvement révolutionnaire fort.
La priorité est la camaraderie
Nous pensons que les compas européen.nes qui ont des sérieuses objections idéologiques face aux activités des anarchistes en Ukraine devraient prioriser une approche empreinte d’un ton de camaraderie et de solidarité et aborder leurs objections ou critiques avec précaution, s’assurant d’abord qu’un dialogue et une forme de compréhension ont été établies. Nous sommes confiant.es que, dans 10-15 ans, si ce n’est pas plus tôt, cette approche sera appréciée, a posteriori. Au minimum, cela se manifestera dans la qualité des relations et des liens au sein du mouvement, au niveau international.
De plus, si l’on regarde la situation politique en Europe et dans le monde, la militarisation en cours et l’augmentation des conflits militaires, il est difficile de prévoir ce qui se passera en Europe dans les années à venir. Il est possible que de nombreux.ses compas, par exemple en Italie ou en République tchèque, se retrouvent elles/eux-mêmes face à la guerre, à la mort et à la destruction, dans de nouveaux conflits militaires, des crises ou des catastrophes naturelles. Avec une telle possibilité pour le futur, des liens forts et l’échange d’expériences avec les anarchistes en Ukraine sont nécessaires non seulement politiquement et humainement, mais aussi pratiquement. En d’autres termes, nous voyons qu’il y a des questions de pureté idéologique, de dogmatisme et de contradictions politiques, mais il y a aussi la dure réalité, la question de la survie, de la pertinence et du succès de l’anarchisme ou d’un futur libertaire en général en Europe et dans d’autres régions.
Revenons à ce que nous avons dit au début de ce texte : nous voyons une impasse dans les critiques que nous entendons de la part de certains groupes anarchistes européens. Nous voudrions voir un plus grand effort de cohésion et d’intégration organisationnelle dans le mouvement anarchiste, surtout quand il s’agit d’événements comme l’invasion russe de l’Ukraine et la défense face à cette invasion. Même s’il y a des désaccords de fond, entre nous, les anarchistes, sur le rôle du mouvement anarchiste dans ces événements, les alternatives proposées ne devraient pas seulement être réalistes, mais devraient également être fondées sur la compréhension du fait que nous ne serons pas toujours en mesure d’adopter une position idéale, qui ne se trouvera devant à aucune contradiction, aucun défi et aucun échec en cours de route.
Même s’il n’y a pas de propositions alternatives réalistes et raisonnables, il devrait y avoir, à notre avis, le minimum nécessaire : comprendre que les gens feront ce qu’elles/ils jugent indispensable dans leur propre situation et soutenir nos compas en Ukraine par tous les moyens disponibles, les défendre devant d’autres personnes et organisations et ne jamais saboter leur travail, ainsi que les efforts de celles/ceux qui leur fournissent activement un aide pratique et, d’une manière ou d’une autre, agissent dans le sens convenu avec eux/elles. Et ce n’est pas sans raison, mais parce que nous parlons de personnes qui, comme nous, ont choisi de se battre pour les idées libertaires, des idéaux de liberté et de justice, et de les mettre en pratique.
A notre avis, ces réflexions s’appliquent également au milieu anarchiste russe. Même si le problème de la « position internationaliste » que nous critiquons dans ce texte n’est pas particulièrement présent en Russie, nous avons encore des grandes lacunes dans l’interaction organisée avec les compas ukrainien.nes et dans le soutien à leur égard, chose sur laquelle ils/elles ont attiré l’attention et qu’elles/ils ont critiquée à plusieurs reprises. Cela doit être corrigé. Nous sommes aussi partie du problème et nous sommes en train d’essayer de le résoudre.
L’inaction et la neutralité sont inacceptables, surtout quand il s’agit de la survie de la société ukrainienne et de nos compas, face à l’invasion russe. Le mot « camaraderie » ne devrait pas être déconnecté de la pratique, quand il y a des différences personnelles et idéologiques au sein du mouvement. D’ailleurs, regardons avec une perspective à long terme : beaucoup de frictions entre les gens s’estompent au fil des années ; les personnes, les circonstances et les points de vue changent et les protagonistes des conflits eux-mêmes ne se souviennent plus toujours de quelle en était la raison ; souvent, avec le temps, les vieilles frictions commencent à sembler moins graves, leur acuité s’efface dans le passé. Bien entendu, avec certains problèmes et incidents ce n’est pas du tout le cas.
Mais la camaraderie et le soutien mutuel, motivés par la nécessité de faire face à une menace mortelle, laisseront un signe significatif, un gage pour l’avenir de la lutte commune. Et nous devons chercher autant que possible à laisser ce type de signe entre nous.
DIAna (Mouvement des anarchistes d’Irkoutsk)
Février 2024
(Photo issue du canal Telegram de Solidarity Collectives)
Liens :
Pour soutenir les compas de Solidarity Collectives, un réseau de volontaires anti-autoritaires.
Un recueil de textes, de différents anarchistes, sur la guerre en Ukraine.
Un entretien avec les anarchistes ukrainiens Anatoliy Dubovik et Serhiy Shevchenko
Le canal Telegram du DIAna