Ad Nihilo / mercredi 22 juillet 2020
J’ai commencé à écrire ce texte quelques mois avant le soulèvement en réaction à la mort de George Floyd. Le soulèvement, qui est désormais devenu un événement mondial, m’a motivé à partager mon point de vue à travers ces lignes. Mes expériences à Minneapolis du 26 au 30 mai ont amplifié mon mépris envers les politiques de l’Identité et j’ai donc rajouté des critiques basées sur ces expériences.
Retour à une époque et à un lieu où les gens utilisaient des bipers et des cabines téléphoniques. Quand les porches et les parcs étaient les endroits où on se retrouvait. Une époque où les conflits étaient résolus en face à face et où dire de la merde avait des conséquences réelles. C’était avant la « culture du call-out » [1], le « trollage » et d’autres activités sociales répandues sur Internet. Certaines personnes disent qu’Internet et le progrès technologique ont favorisé la lutte contre l’oppression. Mon avis ? Internet est là où tout le potentiel pour la révolte sociale meurt. Au-delà des pétitions inutiles et des éternels memes [2], la reconnaissance en tant que rebelle peut y être acquise au travers des états d’âmes et de la loyauté académique plutôt que par l’action directe. Alors qu’il fournit un terreau fertile pour les guerriers du clavier et les universitaires prétentieux, Internet entrave le développement des capacités sociales nécessaires à la communication en face à face. La résolution de conflits prend la forme de scènes sans fin ou d’une reconstitution gênante dans le réel du juge, des jurés et du bourreau. L’interaction en face à face est quasiment inutile dans une société technologique où les téléphones sont devenus un produit personnalisé qui semblent avoir fusionné avec la main. Sur l’écran à la luminosité adaptative, un large éventail d’expressions émotionnelles peut être maintenant représenté virtuellement par un panel d’émoticônes. Internet est aussi un endroit où la mentalité de lynchage de la « culture du call-out » encourage les gens à se considérer mutuellement comme des êtres unidimensionnels – uniquement définis par leurs erreurs et leurs imperfections. Au nom de la « justice sociale » et au prétexte d« ’afficher les agresseurs », un nouvel étatisme émerge, se servant de la peur et de la culpabilité pour imposer la conformité à l’allyship [3]. Et à l’image d’une accusation par l’État, une fois condamné sur Internet, un individu ne peut plus jamais se débarrasser de cette réputation. Au lieu de cela, toute évolution personnelle reste insignifiante en regard de la nature statique de ses erreurs passées. Malgré une amélioration personnelle, un individu déclaré coupable est condamné à rester à jamais enfermé dans l’essence de sa représentation virtuelle.
En tant que « voix marginalisée », j’ai vu les politiques de l’Identité utilisées par des militants et militantes comme un outil de contrôle social braqué sur quiconque correspond au critère identitaire « d’oppresseur ». La lutte traditionnelle pour l’égalité s’est transformée en un sport olympique d’influence sociale qui inverse la hiérarchie sociale qui aurait dû, dès le départ, être détruite. Beaucoup de politiciens de l’Identité que j’ai rencontrés sont plus intéressés à exploiter la « culpabilité blanche » à des fins personnelles (voire financières) plutôt que d’affronter physiquement un modèle organisationnel de suprématisme blanc. J’ai été témoin du victimisme utilisé pour dissimuler les mensonges flagrants et le harcèlement, motivés par la vengeance personnelle. J’ai trop souvent vu comment les politiques de l’Identité créent une culture où les expériences personnelles sont dévalorisées au point d’être réduites au silence. Mais ça n’a rien de nouveau. Toute anarchiste expérimentée a vu ou a probablement vécu une forme de « call-out » ou d’exclusion. Alors pourquoi est-ce que j’en parle ? Parce que je vois toujours ce genre de trucs arriver et je vois toujours trop de gens manquer de courage pour les confronter ouvertement.
Je ne m’attends pas à ce que ce texte mette fin aux politiques de l’Identité. J’exprime seulement mon hostilité envers elle et sa nature autoritaire et anti-individualiste. Je vois toujours des personnes se disant anarchistes faire chier pour des dreads de « blancs » (ainsi que des gens qui coupent leurs dreads sous la pression sociale). Je vois toujours des gens se justifier de voter comme ils l’ont fait pour Obama (cette fois c’est pour Bernie). Et je vois toujours des « alliés » marmonner leur frustration, par peur d’affronter l’autoritarisme qui leur fait face.
Combien d’anarchistes « blancs » sont traités de racistes (ou de privilégiée) et blâmées parce qu’elles refusent de voter pour les élections de 2020 ?
Imagine à quoi ressemblerait l’anarchie si les gens refusaient d’obéir aux exigences condescendantes des politiciens de l’Identité. Se sentiraient-ils plus libres d’explorer leur vie au-delà des limitations de l’identité imposée ? Se réapproprieraient-ils courageusement leur capacité à formuler leurs propres opinions ? Y aurait-il une joie à éprouver dans la moquerie de l’élitisme universitaire ?
Ce texte serait-il moins valide s’il n’était pas écrit par une personne queer de couleur ? Et si j’étais un « homme », « cis », « blanc » ? Pourquoi est-ce que ça aurait de l’importance ?
Dans l’ensemble, ça n’en a aucune. Parce qu’après tout, il n’est pas seulement question d’identité. Il est question d’anarchie. S’il y a bien une chose que j’ai vu ces dernières années, c’est à quel point les politiques de l’Identité se propagent comme une épidémie, ravageant chaque espace social – y compris, ironiquement, les milieux anarchistes. Selon moi, l’anarchie consiste à détruire les identités socialement assignées et toutes les limitations qu’elles imposent à l’imagination. L’anarchie est une expérience individualiste qui se retrouve enfermée dans la prison de l’identité assignée. Plutôt que de détruire cette prison avec la société qui la crée, l’anarchisme aujourd’hui est devenu un cimetière de potentiel mort, de victimisme intériorisé et une compétition idéologique à qui est le « plus opprimé ».
Plutôt que de viser l’identité en elle-même et le dispositif qui préserve ce paradigme, l’énergie est dépensée à se descendre mutuellement, en ignorant la complexité de l’unicité individuelle, et en jouant le rôle de l’État en se définissant les unes les autres en fonction de leur appartenance à des catégories identitaires. Adopter une identité ne fait que réaffirmer l’existence de celle-ci comme une « vérité » universelle – et donc, par les intentions coloniales de l’identité assignée, l’asservissement de certains par d’autres comme une vérité universelle également.
Je refuse de participer au maintien de l’asservissement comme condition de mon existence. Et ces « vérités » ne sont donc rien de plus que des œuvres politiques de fiction. Elles sont le produit d’un complexe de dieu perfectionné, socialement conçu qui entre dans l’esprit tel un cordyceps [4], réclamant une obéissance incontestable. L’origine de la manipulation mentale est un esprit institutionnalisé par l’enfermement de la société industrielle. Les politiques de l’Identité sont les chaînes archaïques de la colonisation, redorées par celles et ceux qui leur accordent de la valeur. Ces « vérités » sont les constructions sociales du contrôle, qui maintiennent enchaînée la vie de rébellion dans une cage froide de réformes. Et alors que nombreux sont celles et ceux qui s’y sentent bien, je m’en suis échappée pour explorer les infinies étendues inconnues de l’hédonisme et de l’anarchie anti-politique. Le pouvoir « Noir », « Métisse » ou « Blanc » est l’antithèse de la liberté ; c’est le travail de charité idéologique d’une forme de rébellion civilisée et humaniste. Les politiques de l’Identité sont l’amputation de l’individualité, la rendant à la fois obéissante à l’autorité collectiviste de l’Identité et crédule face au mythe nationaliste du suprématisme.
« L’être humain » est finalement un animal domestiqué par des étiquettes socialement construites afin de correspondre à une hiérarchie de statut économique. Et même si cette hiérarchie a changé au fil des années, elle est constamment maintenue en place par une relation entre celles et ceux qui formulent des revendications et celles et ceux qui obéissent. Peu importe comment les catégories sont définies, la hiérarchie incarne l’autoritarisme ; le groupe domine l’individu. Ce qui définit un « être humain » est le niveau d’obéissance et d’implication dans les rôles civilisés et les comportements exigés par la société industrielle. Moins un « être humain » est coopératif, plus il sera comparé à un animal. L’animal est l’être indésirable – même pour les politiciens de l’Identité qui préfèrent adhérer à l’anthropocentrisme idéologique des colonisateurs. Cela explique peut-être pourquoi il y a si peu de discussions sur la libération animale dans les écrits anarcho-gauchistes. La voix marginalisée est plus intéressée à être représentée comme égale au colonisateur civilisé plutôt que par la connexion perdue entre son animalité et la terre. L’objectif humaniste de l’égalité sociale au sein du progrès industriel se trouve au cœur des politiques de gauche – pendant que la terre continue d’être découpée en états-nations et ravagée par l’expansion et l’exploitation anthropocentriques.
M’est avis que tant qu’il entretient une relation personnelle avec l’identité « humaine », comme c’est le cas avec l’identité « blanche » ou « masculine », l’individu ne fait que renforcer le paradigme colonial « civilisé contre sauvage ». Et tant que ce renforcement perdure, l’individu reste aussi vulnérable à l’enfermement dans d’autres constructions identitaires qui répriment d’autant plus le potentiel sauvage.
Je me demande quand et si les anarchistes en général dépasseront l’esprit grégaire du gauchisme pour préférer l’insurrection individualiste – en reconnaissant la confrontation avec l’identité comme un acte d’émancipation personnelle. Est-ce qu’un jour les anarchistes réaliseront que tout ce qui est au-dessus de l’individu représente une figure d’autorité – que ce soit « la Commune », le « Mouvement » ou la domination culturelle de l’identité ? Peut être quelques unes, mais certainement pas toutes.
Le Saint Victimisme
Après 45 minutes de route, nous arrivons enfin. Ça a été une longue journée de chourre et c’est le dernier arrêt. Cette fois-ci c’est mon tour et j’ai l’intention de ressortir avec plus de 500 dollars de marchandises pour les revendre sur Internet. Mais j’ai très vite un mauvais pressentiment. Contrairement aux autres endroits, le magasin est plus petit ce qui veut dire que les vigiles auront une meilleure vue sur les portes. Dans les plus grand lieux, l’entrée et la sortie sont plus éloignées l’une de l’autre. En plus, plus le magasin est grand, plus il est difficile de surveiller chaque client à travers les caméras. Je décide quand même d’y aller.
Tant qu’on n’a pas essayé, on ne peut pas savoir.
J’entre, attrape un caddie et commence à chercher les articles que j’avais prévu de prendre. Je vérifie les caisses et le bureau du service client. Deux employés du service client sont occupées à discuter, les caisses sont toutes bloquées sauf celle qui se trouve près de l’entrée et deux autres près de la sortie. Un employé nettoie les caddies à l’entrée. Il y a une caissière à l’une des caisses, celle d’à-côté est vide. Je remarque que ça a l’air « trop facile » mais je décide de me reconcentrer sur l’emplacement de mes articles dans le magasin. Après avoir rempli mon caddie, je prends le chemin de la sortie. Toute personne qui chourre pour vivre sait que c’est la partie palpitante. Jusqu’à présent, j’étais simplement un client normal. Mais maintenant, alors que je me dirige vers la sortie, je commence à perdre le costume du client et je me prépare à l’expérience délictueuse du voleur. Alors que mon cœur commence à s’accélérer je sens que mes nerfs initient une réaction apaisante qui me dissocie temporairement de la panique pour garder mes sens aiguisés et en alerte. Je dois être prête à tout. Et je dois encore conserver mon attitude de « cliente normale ». Je passe par l’allée « trop facile », tout se passe bien.
Les personnes du service client continuent de bavarder sans faire attention, le caissier est trop occupé à appeler quelqu’un pour me remarquer. Je sors mon faux ticket de caisse et je passe l’air de rien la première porte. Si j’ai été vu ou pris sur le fait, c’est à ce moment-là que j’entendrai quelqu’un me rattraper ou que je sentirai qu’on m’attrape l’épaule. Je passe la première porte, tout va bien. Il est temps de me diriger vers le fond du parking – et là c’est arrivé…
Quiconque a déjà chourré pendant suffisamment longtemps connaît ces mots tant redoutés : « Monsieur… Monsieur ! » J’entends quelqu’un gueuler derrière moi. Je fais comme si je n’avais pas entendu. Ensuite j’entends des bruits de pas qui me rattrapent. « Monsieur, il faut que je voie votre ticket de caisse » dit-il en me montrant son badge de vigile. Fait chier. Où est-ce que ce hipster propre sur lui m’a vu ? Peut-être était-il derrière moi au rayon des vêtements ? Peut-être que cette allée était un foutu piège ? Peu importe. Il faut que je laisse le caddie et que je me casse. Je commence à me barrer et j’entends : « Non non… Monsieur on doit retourner à l’intérieur et remplir un formulaire. Ne vous inquiétez pas vous ne serez pas arrêté ». Mais bien sûr, remplir un formulaire avec toutes mes infos, me faire prendre en photo pour leurs dossiers – mon cul. Je trace ma route. Un autre vigile sort, le téléphone à l’oreille. Ce type appelle la police. Je percute que le premier gars essayait de me retenir jusqu’à l’arrivée de la police. Je tape un sprint. Je les entends tous les deux courir à mes talons. Je traverse la rue et me précipite dans un parc à roulottes, je zigzague entre les mobile homes et je finis par me cacher dans un cabanon en métal. J’essaie de contrôler ma respiration. Je me calme et les écoute me chercher dans les environs.
Finalement, ne les entendant plus j’envoie un message à mes complices pour leur indiquer approximativement où je me trouve. Je sors du cabanon, essaye de ranger quelques trucs qui sont tombés quand j’y suis rentrée. Les flics seront là d’une minute à l’autre. Je vois la voiture de mes complices passer lentement et je leur fais signe de s’arrêter. Je saute dedans, je m’allonge et nous partons.
J’aurais dû faire confiance à mon instinct. C’était un échec. Mais ça aurait pu être pire. Au lieu d’être en garde d’à vue ce soir, je suis là peinarde à écrire ce texte. Mais c’est la réalité de la chourre – ou de n’importe quel autre délit. Peu importe combien de fois tu t’en tires, il est important de t’attendre à te faire choper un jour. Il faut y être préparé. Et quand ça arrive, analyser la panique, les émotions, les réactions physiques… bien les connaître. Pour que la prochaine fois que tu commets un acte délictueux, tu aies une meilleure compréhension du pire scénario. C’est selon moi fondamental, il n’y a pas de place pour le victimisme ou l’indignation innocentiste.
Pendant que le Covid-19 créait les conditions de la répression d’État sous la forme d’injonctions à « rester chez soi », j’ai eu ironiquement davantage d’occasions pour jouir des plaisirs illégaux ! Beaucoup de commerces sont restés sans surveillance pendant plusieurs semaines, les dégradations ont donc mis du temps à être signalés. Dans la panique, les vigiles des supermarchés faisaient plus gaffe aux nombre d’articles que les gens achetaient, sans se rendre compte des quantités de nourriture qui s’éclipsaient par l’autre porte.
Avant de fermer, beaucoup de magasins comme REI, L.L Bean ou d’autres ont désactivés leurs portiques. Je pense que c’était dû au nombre important de personnes qui passaient avec des produits achetés sur lesquels il y avait encore des antivols cachés. Peut-être que pour éviter que l’alarme ne se déclenche sans arrêt, les portiques avaient été éteints, ce qui laisse une grande opportunité pour sortir peinard avec les articles sous antivol.
Ces dernières semaines m’ont rappelé de vieux souvenirs de l’époque où ma vision de l’anarchie était celle d’une activité qui ne durait que lors de la marche du 1er mai, d’une manifestation ou d’une sympathique soirée. Je me rappelle que les moments où j’avais l’impression de vivre l’anarchie étaient quand je portais un pantalon, des chaussures, des gants noirs et un t-shirt de la même couleur que je me mettais autour du visage. Après ces activités, c’était le retour à la « normale ». Retour à l’esclavage salarial, retour à la routine quotidienne où je devais payer mon loyer et lésiner sur les bons alimentaires. Bien sûr, il y avait de temps en temps des activités clandestines et des brochures qui étaient déposées à des concerts punk ou à des événements radicaux. Mais il y avait ce fossé qui créait toujours une séparation, faisant toujours de l’anarchie une activité annexe. Bien sûr, ma vie était faite pour la rébellion ; le concept même d’un site de brochures que j’ai par la suite appelé « Warzone Distro » a été pensé pendant que je passais du temps aux chiottes sur mes heures de travail. Malgré l’esclavage salarial, je me demandais sans arrêt comment gruger, comment travailler le moins possible pour gagner le plus d’argent possible. J’étais l’employé qui refilait mes heures sup’ aux autres. Une demi-journée consacrée au chargement d’un camion ? Bien sûr, j’me barre !
Avec le temps, considérer l’anarchie seulement comme une activité annexe n’était pas suffisant. Et ce que je veux dire par là, c’est que je suis devenue de moins en moins tolérante envers les patrons et les patronnes, envers l’esclavage salarial, envers les réveils, envers le paiement du loyer et envers le fait de se serrer la ceinture. Je me rappelais de ce que c’était d’être un gosse, de ne pas se conformer à de telles obligations. Je me rappelais de quand je partais à l’aventure toute la journée, de tôt le matin jusqu’à tard le soir. Chaque jour était une nouvelle aventure, et chaque jour j’apprenais quelque chose de nouveau sur moi-même. Ensuite, tel un adulte responsable, j’apprenais quelque chose de nouveau sur moi. Je haïssais l’adultisme, la mentalité d’adulte, le rôle et l’identité « d’adulte ». Mais je n’essayais pas de redevenir enfant, cette époque-là est révolue. J’ai commencé à me demander à quoi la vie d’un anarchiste qui dépassait la dichotomie adulte/enfant pouvait bien ressembler.
Quelques années plus tard, me voilà, sans travail, sans avoir à me serrer la ceinture, et plus âgé mais plus jeune que je ne l’ai jamais été. Certaines personnes disent que je suis le pire en tout domaine ; hédoniste, violent et puéril. Évidemment, ce que ces mots signifient et la manière dont ils s’appliquent à moi est sujet à l’interprétation, mais une chose est sûre ; je me sens bien plus libre que ce que j’ai pu ressentir et vivre auparavant. Et j’ai une passion pour l’illégalité. C’est une expérience intime – commettre des délits avec un mépris pour la société et la loi. Foutre le bordel et m’en sortir alimente mon désir d’anarchie minute après minute. Aujourd’hui je m’aventure toute la journée dehors du matin jusqu’au soir. Et avec chaque acte délictueux j’en apprends toujours plus sur moi. En plus d’accepter le fait que tout cela finira soit en prison, soit par la mort, j’apprends à apprécier le présent plus que le passé ou le futur.
Une chose que j’ai réalisé à propos de l’illégalité est une singularité qui va de pair avec le fait de transgresser la loi, un sens de la capacité, de l’incapacité, des forces et des faiblesses individuelles. On découvre tout ça en transgressant la loi. Et c’est cette expérience que j’ai envie d’approfondir pour en apprendre davantage sur moi, pour devenir ingouvernable au sens anti-social.
Je réfléchis à mon moi d’avant enchaîné par le culte des politiques de l’Identité. Je me rappelle que l’une des raisons d’encenser le victimisme était un moyen d’attirer l’attention et de faire des identités (marginalisés) qui m’étaient assignées quelque chose de positif. « Regardez moi ! Je suis une personne noire et queer responsable qui arrive à garder un boulot comme un citoyen respectueux de la loi ! » Mais pour quoi faire ? Pour prouver combien j’étais semblable à tous ces héros de classe « blancs » et bosseurs dont l’Amérique a besoin pour soutenir l’ordre colonial ? Pour être un autre esclave-salarié qui accepte passivement et volontairement les conditions de son asservissement ? Pour devenir une autre chrétienne de couleur qui prétend qu’il y a un royaume imaginaire au-dessus de nous, pauvres voyous qui n’avons pas eu de chance dans la vie ? Rien à foutre de tout ça.
Les raisons pour lesquelles les suprématistes blancs, les homophobes, les patriarches et les patriotes ont peur des gens comme moi sont au-delà des politiques de l’Identité ; je suis une ennemie jurée de leur contrôle et de leur ordre. La forteresse sociétale qu’ils cherchent à construire et à maintenir sera toujours la cible de mes sabotages !
Je pense que la plupart des personnes peuvent voir et comprendre qu’accepter les identités socialement assignées n’est pas nécessaire pour comprendre comment la société se sert d’elles comme des outils pour le contrôle social. Je pense que c’est tout aussi simple de voir comment l’Identité en tant qu’outil pour la révolution est limité et a en réalité mené à des conflits internes au sein de plusieurs projets révolutionnaires. Mais ce qui me surprend est le fait que pour tant de personnes, ces identités n’ont pas été immédiatement considéré comme l’antithèse d’une forme de rébellion primale et personnelle. Mais pour être honnête, je pense qu’on peut dire que ces identités sont tellement utilisées par les organisations de gauche pour faire de la persuasion morale qu’elles maintiennent le pouvoir qu’elles créent. Par le victimisme et l’innocence, les politiques de l’Identité servent de méthode parlant à toutes et tous pour créer une pensée de groupe qui encourage finalement l’individu à abandonner la pensée indépendante au profit d’un complexe divin de la moralité et du collectivisme.
Je pense que ça joue aussi un rôle important dans l’étatisme et le rejet de la révolte illégaliste.
Je rejette la dichotomie civilisée, étatique de la culpabilité et de l’innocence, et rejette donc également l’intériorisation du victimisme. La culture du « call-out » et le lynchage virtuel ne me sont d’aucune utilité contre mes ennemis. Sur Internet, tenter d’obtenir le soutien public contre un ennemi ne fait qu’informer et autoriser un autre ennemi (l’État) à me confisquer ma responsabilité. La dichotomie légaliste culpabilité/innocence ne sert qu’à juger et diviser en se basant sur une décision morale. Je méprise l’État, toutes ses expressions sociales, et son utilisation de la répression contre le chaos. Je ne suis donc pas une victime ; je me considère comme un ennemi en guerre contre lui. Je n’attends pas de pitié, de pardon ou de charité de sa part, ni de la part de celles et ceux qui le défendent.
C’était le jour où Chicago a décrété le confinement. Mon acolyte et moi-même étions dans ma ville natale pour rendre visite à ma mère. Alors que nous rentrions après lui avoir fait des courses, je remarque dans un parc une personne assise seule sur un banc. On l’appelle « Big Momma ». J’étais étonnée de la voir dehors dans le froid et non au chaud dans un des foyers de la ville. J’en viens à me rendre compte que les foyers ont fermé leurs portes probablement en raison du Covid-19. J’ai commencé à me demander combien d’autres étaient dehors dans le froid…
Mon acolyte et moi nous dirigeons vers un parc où j’organisais des Food Not Bombs et à ma grande surprise, il y a un campement d’une vingtaine de personnes devant la bouche d’aération d’un bâtiment qui souffle de l’air chaud. Nous nous approchons de l’endroit et nous leur demandons comment elles vont. Certains, après m’avoir reconnu d’un projet militant il y a quelques années, viennent m’accueillir avec enthousiasme. Ce sont tous des malchanceux enfermés dehors au moins pour le week-end. Mon acolyte et moi retournons à la voiture et nous montons un plan.
Une demie-heure plus tard nous sommes dans une autre supérette. Contrairement aux autres fois, sortir de celle-ci avec de la bouffe gratuite sera un peu compliqué. L’installation a changé à cause d’un renforcement de la sécurité au niveau des portes, en raison du Covid-19 et par crainte qu’il y ait des vols. Mais il est toujours possible de sortir avec un caddie plein. On charge le fond du caddie de bouteilles d’eau, de miches de pain, de beurre de cacahuète, de confiture, de plus de 20 sachets de fruits secs, de pommes et de bananes. Nous sommes prêts. Nous nous dirigeons vers la porte, je suis devant. Mon rôle est de surveiller deux employés pour m’assurer qu’ils ne regardent pas. S’ils regardent je sortirai mon téléphone pour faire comme si j’appelais quelqu’un. Sinon, je continuerai de marcher. Mon acolyte et le caddie juste derrière moi, la voie est libre. Première porte… Seconde porte… Tout roule. Il ne reste plus qu’à aller à la voiture et décharger dans le coffre. Victoire ! La prochaine destination est une autre supérette mais nous n’allons pas y prendre de la nourriture : nous allons piquer de gros rouleaux de PQ dans les toilettes des hommes et des femmes. Les distributeurs peuvent parfois être bruyants à ouvrir, mais c’est plutôt facile à faire avec n’importe quelle clef. Deux sacs à dos remplis de trois gros rouleaux chacun, on est fin prêts.
De retour chez ma mère, nous nous lavons soigneusement les mains avant de faire une blinde de sacs de sandwiches au beurre de cacahuète et à la confiture. Une fois terminé, nous retournons au campement. Chaque personne reçoit deux sandwiches, deux pommes, deux bananes, quelques fruits secs et une bouteille d’eau. En plus, nous enveloppons tout ça dans le papier toilette pour que ça reste au sec et nous distribuons les sacs. Nous restons dans le coin quelques instants, pour passer un peu de temps à rire et cracher sur les flics. C’était chouette de se faire de nouveaux amis et d’en croiser des anciens. C’était cool de voir qu’elles gardaient la forme malgré la météo et la fermeture des foyers. Nous sommes parties et avons décidé d’aller voir s’il y avait du monde dans les autres parcs. Nous avons trouvé quelques loups solitaires qui ont pris avec plaisir ce qu’il nous restait d’eau et de sandwiches. Nous rentrons chez ma mère et nous nous installons pour la nuit. J’ouvre le frigo pour trouver de quoi dîner et je me marre en voyant toute la bouffe vegan volée.
L’allié lâche
Pour moi, le concept « d’allié » est parti d’une bonne intention, mais comme pour les autres aspects des politiques de l’Identité, il est devenu rance et obsolète immédiatement. Voilà ce que je pense de « l’allié » : si tu as besoin d’un mot et d’un concept politisé à la mode pour te motiver à créer des liens avec les gens à travers les catégories de genre ou de race, ta « solidarité » est hypocrite. Si ta manière de communiquer est rempli de sujets de conversation pré-approuvés par un atelier « Initiation au concept d’allié éveillé », t’es devenue un véritable pantin. L’entraide ou la solidarité véritable ne nécessite pas d’expressions tendances sur Twitter pour créer des liens. En d’autres termes, ne fais pas des trucs avec moi seulement parce que tu as lu que c’était la « bonne » chose à faire ou parce que ton professeur progressiste à l’université te l’a dit. Me lèche pas le cul et me suis pas parce que je suis une voix victimisée, « marginalisée » ou « racisée ». Ou parce que tes amies ou camarades te feront culpabiliser. Ne laisse pas quelque chose d’aussi bidon que les catégories socialement construites définir notre relation. Ne fais des trucs avec moi que parce que tu apprécies notre relation, ma personnalité et surtout si tu le désires. Je ne crois pas en la solidarité forcée : ça ridiculise deux personnes à la fois.
Il y a aussi celles et ceux qui croient savoir comment les autres pensent selon des préjugés raciaux et genrés. Ce sont les politiciens de l’Identité qui agissent à la fois comme policiers et porte-paroles, contraignant les gens à être alliés par des campagnes de culpabilisation et d’humiliation. En se servant de leur identité, ils prétendent être irréprochables tout en utilisant une méthode de communication passive-agressive pour intimider. Mais selon moi, personne n’est obligée ni de les soutenir ni de les écouter, eux ou qui que ce soit d’autre, surtout en se basant sur quelque chose d’aussi vide que l’identité. Je suis toujours fatiguée de ces personnes qui parlent comme si elles représentaient les intérêts de gens qu’elles n’ont jamais rencontrés. Il est absurde de penser que parce que des individus sont socialement assignés aux mêmes identités, ils adhèrent tous aux stéréotypes de ces identités.
Les politiques de l’Identité ont réussi à apporter un éclairage sur la manière dont fonctionne la société civilisée, mais en tant que solution permettant de la détruire, cela n’a mené qu’à des identités excluantes, au nationalisme, au victimisme intériorisé et à davantage de stéréotypes contre lesquels lutter.
Tu veux connaître le vécu d’une personne ? Discute directement avec elle. Ne fais pas des suppositions basées sur des constructions sociales. Tu veux faire preuve de solidarité ? Considère-les comme des individus ayant leur propre vécu et leur propre histoire, pas comme de simples clones appartenant à un groupe homogène.
Le leadership éveillé [5]
Personnellement, je n’aime pas utiliser le mot « éduquer » pour décrire l’échange d’idées entre deux individus. « Éduquer » implique d’inculquer des « vérités » universelles plutôt que d’avoir un échange de points de vues personnels horizontal. Le contexte dans lequel je vois le plus le terme « éduquer » renforce une hiérarchie sociale entre les personnes qui « savent » et celles qui ne « savent » pas. Est-ce que les gens apprennent vraiment quelque chose quand l’échange d’idées se fait de façon autoritaire ? Peut-être. Mais je préfère ne pas entretenir cette hiérarchie.
Les individus sont bien plus que « blanc », « métisse » ou « noir », « homme » ou « femme », ou n’importe quelle autre construction sociale assignée à la naissance. Échanger en partant de suppositions basées sur l’Identité sera donc presque toujours condescendant. Je vois des trucs du style « éduque tes amies » ou « éduque toi », comme s’il fallait s’orienter vers une Église de la Justice Sociale pour être « éveillé ». Et apparemment la mentalité capitaliste qui consiste à monétiser l’information est incontestablement acceptable. Certaines personnes pensent que répondre à des questions est un « travail » qui mérite salaire, et renvoient vers quelque chose d’aussi vaste qu’une recherche Google si l’on n’est pas disposé à payer. Ironiquement, beaucoup de questions sont de bonne foi et sont posées par des militantes bien intentionnées qui sont tout de suite prises de haut. A mon avis, cette façon élitiste de répondre à des personnes bien intentionnées les décourage à s’autonomiser en dévalorisant leur histoire personnelle et en faisant en sorte qu’elles considèrent les autres comme plus légitimes, par le biais de la culpabilisation. Il y a une forme de collectivisme dans cette méthode « d’éducation » qui construit les bases d’un autre système social de coercition. Je n’ai aucun intérêt à contribuer à la concrétisation de cela. Je peux donner un avis critique ou réfuter un argument sans recourir à des catégories sociales.
Je considère chaque esprit comme un torrent impétueux et sauvage d’idées qui se répand lorsque le barrage de la subordination sociale finit par céder. La société décourage toute sauvagerie, en domestiquant les individus et en créant des animaux à l’esprit enchaîné. Sous cette couche de conditionnement social se trouve un individu unique qui se découvre en complète contradiction avec la société.
L’uniformité est l’ennemie de la libre expression. Il n’y a pas « d’éducation », seulement une opinion populaire imposée par celles et ceux qui veulent penser pour les autres. Je pense que les idées et les points de vue peuvent être échangés sans recourir à une sorte de modèle autoritaire d’échange vertical. Je ne suis pas une éducatrice et je ne cherche à éduquer personne. Au contraire, à mesure qu’elles évoluent et se développent, je partage mes expériences personnelles et mes idées avec le reste du monde tout en sachant que les autres sont différents et ont leurs propres expériences.
Une chose que j’ai par exemple réalisée est que l’illégalisme n’est pas fait pour tout le monde. J’ai rencontré des personnes qui l’ont expérimenté un temps mais qui ont fini par arrêter sous le poids du stress, bien réel, lié à l’activité illégale. Alors quand j’écris ces lignes sur l’illégalité – et sur mon mépris des politiques de l’Identité – je parle pour moi. J’ai commencé à écrire « Sombrer dans la folie », durant la nuit où je suis sorti du REI de Seattle avec deux sacs d’une valeur de plus de 300 dollars chacun. Les alarmes des portiques ne se sont pas déclenchées quand je me suis barrée avec deux antivols attachés. Avant de sortir, je rigolais intérieurement par rapport au fait que mes aventures illégales étaient le signe que je sombrais dans la folie parce que tenter ça était complètement fou. Et puis j’ai réussi. Et je me suis rendu compte sur le chemin du retour que si je n’avais pas imaginé une telle folie courageuse, je n’aurais peut-être jamais su que certains de ces magasins avaient des portiques hors-service.
Selon moi, le « leadership éveillé » du gauchisme mène l’anarchisme à sa perte. Paralysées par la peur et la honte imposées par un nouvel ordre, certaines anarchistes ne parviendront jamais à s’émanciper ou à penser par elles-même dans un rejet de l’autorité de la pensée collective. C’est par une définition étriquée et libérale de l’anti-oppression que beaucoup de gens se définissent anarchistes – une sorte de définition qui restreint l’anti-oppression aux limites humanistes et moralistes de la société civilisée. Ce n’est pas un hasard si la plupart des pratiques anti-oppression nécessite un dispositif d’état pour faire respecter les lois qui assurent l’égalité des droits. Et bien qu’il n’y ait pas de problème à ce que les gens aient des droits égaux sous le capitalisme, cette victoire célèbre le pouvoir des réformes d’État au lieu de l’attaque anti-autoritaire. Et devant ce pouvoir d’État, se tiennent les « leaders communautaires » ou celles et ceux qui n’ont pas intérêt à récuser l’autorité. Ils ont plutôt construit leur carrière socio-politiques sur d’insignifiantes réformes au nom de « la communauté » et s’en prennent aux radicaux – en les appelant « agitateurs extérieurs ». Et suivent derrière ces leaders des alliées anarchistes « blanches », confuses et frustrées, qui doivent choisir entre être considérée comme des racistes pour avoir cramé des trucs et de bonne alliée pour avoir léché le cul d’un prêcheur « noir ».
« Ce qu’on peut, toi ou moi, considérer comme « stratégique » n’est pas vraiment pertinent. Il s‘agit davantage d’une tempête – incontrôlable et chaotique – que d’une guerre au sens traditionnel. C’est l’un des problèmes avec la qualification du « mouvement » par la gauche comme quelque chose d’uniforme, monolithique et idéologiquement cohérent. Ça ne l’est pas. Ça ne le sera jamais. « Le mouvement » est composé de millions d’individus avec leurs propres positions, opinions et actions, et cela ne sert à rien de ridiculiser celles et ceux qui ne font pas les choses exactement comme tu le veux. » – Baba Yaga
L’autre mot pour « Leadership Noir » est autoritarisme
Après la manifestation, nous arrivons au commissariat du 3e à East Lake St et Minnehaha Ave. Des organisateurs et organisatrices de Black Lives Matter commencent à crier au megaphone à propos des revendications, avec quelques prières accompagnées de chants monotones. Je remarque quelqu’un s’approcher doucement derrière moi et commencer à mettre des coups de poing dans la vitrine. Inquiets qu’elle se brise, trois témoins de la scène commencent à le sermonner à voix basse « C’est pas le lieu pour ça, il faut que ça reste pacifique ! ». La personne rétorque doucement mais avec un ton de colère dans sa voix « C’est ça le problème, vous voulez jamais rien faire à part défiler et scander des slogans… ». Découragé, il commence à s’éloigner. « Je suis d’ton côté mec » je lui dis. « Cool – eux je les emmerde » il répond en s’éloignant. A peu près une minute plus tard, je perds patience à écouter le discours de Black Lives Matter sur la nécessité d’être pacifiques et je décide de retrouver le type de tout à l’heure. Je tourne au coin de la rue, derrière le commissariat et je remarque que ça s’agite. Un groupe de 5 à 7 personnes « noires » fait blocage devant la porte de derrière en verre du commissariat, en s’engueulant avec un groupe d’une vingtaine de jeunes « noirs » et « métisses » énervés – celui de tout à l’heure est parmi eux. Incapable de contenir ma propre frustration, je me retrouve moi aussi à m’engueuler avec celles et ceux qui défendent la police. Finalement, au milieu de la pagaille, deux jeunes « noir » et « métisse » se mettent à tagger « fuck 12 » [6] à proximité. Des applaudissements derrière moi s’élèvent de la foule qui a maintenant triplé de volume. Une bagarre éclate à côté des portes et puis une pierre percute la fenêtre du commissariat et elle est direct suivie d’une pluie de pierres, de cônes de chantier, de bouteilles d’eau, et de tout ce qui se trouve à portée de main. Le groupe de 5 à 7 pacifistes « noirs » crie désespérément pour faire arrêter la casse, allant jusqu’à essayer de retenir physiquement des gens, mais ils finissent par être dépassés. Ils essaient de ramasser les pierres qui ont été jetées, ce qui les conduit plusieurs fois à se battre. Des gens qui étaient devant le bâtiment accourent et se joignent à la casse. Finalement, après que chaque fenêtre a été brisée, la foule se dirige vers le parking du comico et commence à péter les bagnoles. Je fais une pause pour reprendre mon souffle quand j’entends une grenade assourdissante exploser. Des flics sortent par une autre porte et se mettent à tirer des balles de caoutchouc et du gaz lacrymo. La foule se disperse, non sans des rires de joie et de satisfaction. Le commissariat du troisième est en ruines – et je ne savais pas à ce moment-là que ce n’était que le début.
Dès le lendemain, une plus grande foule de jeunes pour la plupart « noir » et « métisse » s’est pointée et a continué de faire la guerre au commissariat du 3e. Dans la nuit, un rayon de cinq kilomètres a été libéré du contrôle de la police par les gens dans ces rues. Ils s’étaient emparés du commissariat du 3e et l’occupaient. La police a complètement abandonné la zone. Leur bâtiment a été pillé et leurs voitures ont été déplacées dans la rue puis brûlées. Un Target [7] de l’autre coté du parking, ainsi que d’autres magasins dans la zone, ont été forcés et dévalisés. Les gens célébraient la victoire en tirant des coups de feu en l’air. Des inconnus chantaient et dansaient autour des voitures enflammées, se checkaient en se croisant et se partageaient de la nourriture volée. Les gens papotaient devant les bâtiments enflammés comme si de rien n’était, pendant que d’autres jetaient des pierres à travers ce qui restait des vitrines des magasins pour s’entraîner à viser.
Si ça semblait être une utopie parfaite, ça ne rompait pour autant pas avec la réalité. Des rixes ont éclaté entre des petits groupes de personnes et des conflits personnels de longue date ont été réglés dans les rues dépourvues de flics. Des gérants de magasins ont tiré sur des pilleurs, voire en ont tué et un bâtiment de logement sociaux a été incendié. Mais c’est la différence entre les idéologies politiques édulcorées des livres et la pure rage sans médiation. La révolte ne s’est pas déclenchée grâce aux enseignements de Mao ni grâce à des messages divins. Les incendies, les pillages et les attaques contre la police n’avaient pas besoin du marxisme, d’un exemplaire de l’Insurrection qui vient ni d’un cours universitaire sur l’Histoire de l’anarchisme. Tout ce qu’il fallait, c’était l’expression chaotique de la rage envers les représentations de l’autorité.
Comme prévu, beaucoup de gens sur Internet – y compris plusieurs personnes se disant anarchistes – se sont prononcées sur la situation – le plus souvent depuis une position idéologique qui valorise l’uniformité et un nombre réduit de formes « acceptables » de révolte. D’après mon vécu, les soulèvements comme celui-ci se développent le mieux lorsqu’ils sont le moins contrôlés ou organisés. Plus ces expressions de colère sont contrôlées et organisées, moins elles sont anarchiques – elles deviennent pacifiées principalement pour s’adapter à une vision politique particulière. Selon moi ce n’est pas souhaitable et c’est irréaliste. La destruction, c’est la destruction, la violence sera la violence, et s’attendre à autre chose d’un soulèvement est au mieux naïf. Même si certaines personnes peuvent rester en retrait et faire la morale quant à certaines tactiques ou formes d’expression émotionnelle, elles ne tiennent pas compte de la réalité selon laquelle la lutte ne porte en elle aucune morale. Les boutiques qui étaient barricadées et déclarées comme « appartenant à une personne noire » n’ont pas été épargnées par quelque considération morale qui soit ; elles aussi, elles ont été forcées et pillées, puis incendiées.
Au cours des jours suivants, il y a eu des attaques contre le commissariat du 5e pendant que les progressistes, les pacifistes et les politiciennes de l’Identité revenaient pour venger leurs pertes et leur incapacité à contrôler la première révolte. Internet est alors devenu l’épicentre de l’une des pires campagnes de mensonge et de sensationnalisme que je n’ai jamais vu.
Alors que les images victorieuses de bagnoles de flics et de comicos en feu venant de tout le pays circulaient sur Internet, les progressistes se pointaient sur les scènes dans une tentative autoritaire désespérée de revendiquer leur morale idéologique et leur programme politique. Ils insistaient sur un discours faisant de toute personne qui sabote un « suprémaciste blanc » ou un « policier en civil » qui infiltrait le soulèvement.
Beaucoup de ces progressistes sont les mêmes personnes « noires » qui n’ont pas réussi à empêcher les rebelles « noires » et « métisses » de piller et de détruire. Elles n’ont pas réussi à convaincre toutes les personnes « blanches » de quitter les émeutes (parce que même certaines personnes « blanches » savaient que toutes les personnes « noires » ou « métisses » n’ont pas de problème avec leur présence – les considérant comme des complices). Et dans un effort pour préserver les valeurs capitalistes et réformistes, les progressistes de toutes les races ont cherché à faire cesser le pillage et le vandalisme en inondant les médias sociaux d’informations manifestement fausses. Ces fausses informations sont truffées d’expressions comme « agitateurs extérieurs » et « suprémacistes blancs » pour pousser émotionnellement les lecteurs et lectrices à choisir un camp au sein d’une fausse dichotomie. Et celles et ceux qui ne sont pas physiquement dans la rue ou ici avec les rebelles à se battre contre la police constituent le public cible de ces représentations étriquées et déformées de la réalité.
Des motivations idéologiques différentes créent des interprétations différentes des évènements. Et puisque les progressistes et les pacifistes ont tendance à être plus présents sur les médias sociaux que celles et ceux qui sont trop occupées dehors dans la rue, ils ont un avantage. Et puisque les progressistes catégorisent moralement toutes les personnes de couleur comme obéissantes, comme des héros victimistes, la plupart des gens ont du mal à admettre que des personnes de couleur sont capables de détruire et de participer à des formes de protestations violentes. Ça joue aussi dans l’obsession à rendre les personnes « blanches » responsables des formes de rébellion considérées comme moralement indésirables. Toutes les émeutes/soulèvements ne sont pas belles et utopiques. Elles sont les éléments dangereux de la libération qui se produisent lorsque toutes les autres options ont échoué. Que les gens aient ou non peur de la violence ne changera rien au fait que la police tue et continuera de tuer tant que le concept de maintien de l’ordre existera. Selon moi, il n’y a pas à améliorer la police et il n’y a pas de « justice » à réclamer lorsque quelqu’un est déjà six pieds sous terre.
Et puis les flics ne sont pas tous « blancs ». Il y a aussi des flics « noirs » qui tuent des personnes « noires ».
Le pire, dans l’interprétation des événements qu’on peut retrouver sur Internet, est que les gens qui diffusent cette désinformation ne communiquent pas au monde la joie, les sourires, les chants et les danses de rebelles d’origines différentes lorsqu’ils célébraient la destruction du commissariat du 3e.
Je veux dire, imagine-toi être une personne de couleur, harcelée par la police toute ta vie, et puis viennent un jour et une nuit où tu vois de tes yeux un commissariat en feu et la police qui déserte complètement la zone. Tout cela est effacé de l’Histoire lorsque les progressistes attribuent ces événements à un groupe de gens – les suprémacistes blancs – qui n’était pas présent lors des affrontements.
A l’heure où j’écris ces lignes, il y a encore des gens qui diffusent des théories du complot sur Internet comme la célèbre vidéo « brick bait » [8] où l’on voit des flics qui déchargent des pavés (derrière leur propre bâtiment – et non dans une ruelle comme ça a été dit au départ). Je ne peux certes pas dire avec une certitude absolue qu’il n’y avait aucun suprémaciste blanc durant ces événements (en fait j’en ai vu certains passer dans leur pick-up en gueulant des trucs racistes ainsi que le type « métisse » qui a débarqué dans son camion en scandant des slogans pro-police et en agitant un drapeau confédéré) mais je suis sûre de ne pas en avoir vu dans les affrontements. J’ai vu des photos de personnes « noires » faire une chaîne pour protéger la police anti-émeute, des alliés blancs livrer d’autres « blancs » à la police au nom du soutien aux « noires », et finalement la police reprendre le contrôle et se servir de ces efforts de pacification pour frapper des manifestants pacifiques.
Délinquance sauvage
Selon moi, ces derniers mois ont mis à nu les faiblesses de la civilisation de manière manifeste. Le contrôle gouvernemental, sous la panique, s’est amplifié en réaction à la tension sociale et à l’explosion spontanée de l’activité illégale. Le Covid-19 a brisé le quotidien de la productivité et de l’esclavage civilisé, laissant aux gens plus de temps pour réfléchir à leur vie et à la valeur de leur temps libre en dehors du travail. Les soulèvements en réaction au meurtre de George Floyd ont démontré les faiblesses du pouvoir et du contrôle policier – ce, même au sein de leur propre quartier général. Aujourd’hui, je n’ai pas la moindre idée de ce qui adviendra.
Je dois l’avouer, je trouve fascinant de voir la nature et des animaux non-humains s’épanouir au milieu de notre désespoir industriel. Voir le ciel plus dégagé, divers animaux déambulant dans les rues, une inondation qui fragilise la base de cette jungle de béton. Je ne peux pas m’empêcher de trouver que l’épidémie et ces ruptures perpétuelles contre l’autorité sont mieux qu’un retour à la normale ; une normalité où la mort causée par la civilisation industrielle et l’État est aussi banal qu’un abattoir qui fonctionne à plein régime.
Je me demande quel genre de discussions les gens ont entre eux ou avec eux-même pendant cette déstabilisation de l’ordre domestiqué en devenir. Est-ce que de plus en plus de gens saisiront cette occasion d’exprimer la colère et la frustration à travers divers actes de violence et de sabotage les uns contre les autres ? Contre la police ? Contre les institutions qui sont devenues plus faibles en raison des pertes financières et qui sont maintenant plus vulnérables que jamais ? Je ne peux qu’espérer que les soulèvements vont se poursuivre d’une manière ou d’une autre – de manière évidente, ou plus cachée ce qui me serait personnellement plus favorable actuellement.
Est-ce que les gens vont souhaiter un retour à la misère quotidienne de la monotonie d’avant, ou vont-ils explorer les profondeurs de l’incertitude permanente ? Retourner travailler ou se réensauvager ? J’imagine que seul le temps le dira.
Mais ici je ne peux que parler pour moi-même. Mon anarchie est la mienne, de même que mes pensées et les mots de ce texte. Je n’écris pas pour impressionner un club d’anarchistes virtuelles qui se la racontent avec des textes intellectuels pour s’auto-congratuler. Je rends public mon journal intime dans un élan antagoniste pour me moquer du discours victimiste et anti-individualiste du gauchisme qui domine aujourd’hui l’anarchisme.
Je ne souhaite pas un retour à la normale et à la misère quotidienne de la production industrielle. Je n’ai aucune envie de célébrer des « victoires » ridicules telles que le fait que des flics doivent rendre des comptes, soient licenciés ou mis en taule – ce qui sera suivi par la reconstruction de leur commissariat en ruine ou peut-être une alternative communautaire tout aussi autoritaire. Je ne désire rien de moins que l’abolition totale de toute forme de gouvernement et de contrôle. Et peut-être que celles et ceux qui sont attachées à une forme de pouvoir élitiste me trouveront indésirables et organiseront une campagne de dénigrement à mon égard, en bannissant mes écrits et en m’expulsant de leur Mouvement. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que les jours et les nuits, entre les vastes étendues et les étoiles, et entre les cimes des arbres et le sol – sont le domaine de mes aventures ! Et avec elles, une joie qui accompagne l’anarchie comme une expérience de vie étincelante plutôt que comme un baromètre du capital social en ligne, ou une théorie figée dans une revue universitaire.
Internet a créé une culture de recherche désespérée de promotion sociale et de validation numérique. C’est le terrain fertile pour de « nouveaux » concepts de l’anarchisme qui ne sont rien de plus que des cadavres communistes drapés d’une esthétique hipster. L’anarchisme anti-civ, empreint de gauchisme montre aujourd’hui l’étendue de son pouvoir avec des débats sans fin sur l’écofascisme sur Twitter. Twitter – un endroit où se réapproprier sa vie et son corps est mal vu par les disciples des politiques du privilège – est un cimetière pour les voix idolâtrant leur propre mort-par-internet.
Mon animalité n’a rien à voir avec le fait d’adopter l’apparence et les comportements d’animaux existants. Elle est plutôt la silhouette d’une menace illégaliste et sauvage dansant autour des prisons enflammées de la domestication. Mon abandon du victimisme est une rupture avec les politiques minables d’organisations basées sur la morale ainsi qu’avec la sainteté de l’innocence. Mon anarchie est une nécrologie des politiques de l’Identité. Elle est une insurrection personnelle sans avenir, un rêve sans l’anesthésie de l’espoir, une déclaration de joie avec la durée de vie d’une bombe qui explose.
Ce texte est dédié à toutes ces rebelles pour qui la seule négociation avec l’autorité est le feu et la destruction… Je suis à jamais inspirée par votre rage qui traverse les frontières raciales et genrées… A la jeunesse qui a fait l’Histoire le 26 mai, aux rebelles qui ont péri et à celles et ceux qui sont aujourd’hui enfermées pour leur participation à cette guerre contre l’État. RIP George Floyd
Flower Bomb
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NOTES
[1] NdT : La culture du call-out peut être définie comme la culture de la délation ou du bannissement. Il ne faudrait pas que la cancel culture soit invoquée à chaque fois que sont pointés des agissements problématiques, ce qui participerait là encore à une forme de victimisme. Ce qui semble être traité ici est l’emballement et l’exagération de la part de certaines personnes qui en dénoncent d’autres à des fins qui non seulement n’ont plus grand chose à voir avec l’anti-autoritarisme mais participent au contraire à renforcer un nouvel ordre.
[2] NdT : Les memes sont des images parodiques qui sont massivement partagées sur Internet, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux.
[3] NdT : Désigne le processus par lequel un individu « s’éduque » en vue de devenir « allié » de la cause d’une minorité.
[4] NdT : Le cordyceps est un champignon parasite qui s’attaque notamment aux insectes.
[5] Ndt : Dans la version originale, le terme « woke » est utilisé. C’est un terme militant à la mode aux États-Unis qu’on pourrait traduire par « éveillé » ou « conscient ».
[6] NdT : signifie « Fuck the police ».
[7] NdT : Target est une chaîne de grande distribution.
[8] NdT : Cette expression étant difficilement traduisible en français, nous avons décidé de la laisser telle quelle. Il s’agit d’une théorie du complot selon laquelle des flics auraient mis à disposition des émeutiers des palettes entières de pavés.
[Traduit de l’anglais et repris de Warzone Distro, 12 juin 2020]