Dijoncter.info / lundi 20 avril 2020
Dans toutes les périodes de crises, nous voyons fleurir de nombreuses théories du complot, y compris dans les cercles militants. Comment sont-elles construites et en quoi sont-elles foncièrement nocives ?
Dans notre article, nous allons tenter de montrer les mécanismes du complotisme et comment ils sont utilisés par des mouvements politiques qui ne sont pas forcément ceux que l’on croit. L’anarchisme et les organisations progressistes ne sont malheureusement pas immunisés. Nous n’avons pas souhaité traiter les complots de façon à les remettre en cause en tant que tel (véracité, fausseté etc..) mais plutôt nous attaquer à leurs rouages. En effet, même si cela est important de démonter les théories complotistes, cela peut donner du grain à moudre à leurs adeptes dans le sens où ceux-ci vont chercher systématiquement des complots, voir même des complots dans les complots. Bref, vous l’aurez compris : ce système de pensée est une boucle infinie qui doit être combattu, aussi, grâce à l’analyse de son fonctionnement.
Le complotisme et ses théories, qu’est-ce que c’est ?
Le complotisme est le fait d’interpréter systématiquement l’Histoire et ses événements sous le prisme d’un grand complot national ou international à l’aide de théories dites « théorie du complot ». Elles ont généralement toutes le même schéma narratif et des protagonistes récurrents. Il s’agit de faire une différence entre le complot et les complots : les complots existent (la mort de Jules César par exemple) mais le complot universel qui régirait notre monde lui, n’existe pas. Dans le complotisme il y a la volonté d’expliquer la marche du monde, de révéler à la majorité ignorante l’urgence du danger qui se trame contre elle et de s’exposer en tant que prophète victime des puissants et/ou des conspirateurs que l’on dénonce.
Dans son livre L’imaginaire du complot – Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Jérôme Javin identifie 3 catégories d’acteurs que l’on trouve toujours dans une théorie du complot. D’abord une minorité malveillante, faisant partie des élites (que cela soit réel ou non), ceux-là sont les conspirateurs, ils sont peu mais très puissants. Il y a ensuite la majorité de la population, manipulée, qui ne sait rien du complot ourdi contre elle et enfin, la petite partie de ceux qui dénoncent le complot et le combattent. Vous l’aurez compris les théoriciens se placent souvent dans cette dernière catégorie. Les groupes ciblés par les conspirateurs sont décrits comme puissants et avantagés dans la société alors qu’en réalité ce sont souvent des groupes marginalisés et sans pouvoir. Ces boucs émissaires sont souvent placés aux côtés du gouvernement ou des cercles de pouvoirs institutionnels qu’ils manipuleraient pour servir leurs intérêts (le lobby Juif ou LGBTI+ par exemple). L’état serait complaisant voire complice et finalement lui-même victime des conspirateurs. Le double complot est très courant dans ces théories. Les théoriciens ou propagateurs insistent toujours sur l’urgence de la menace, les conspirateurs sont « à deux doigts d’arriver à leurs fins et il est urgent d’agir ». Nous sommes ici dans le registre de la persuasion qui joue sur les sentiments, les émotions plus que sur la raison.
Les discours complotistes sont assez flous pour qu’il soit le plus difficile possible d’argumenter contre eux et pour qu’un maximum d’indices puissent remplir les conditions de son affirmation. Pris chacun individuellement, ils ne représentent pas un réel intérêt, mais leur accumulation permet au théoricien d’affirmer qu’il y a « quelque-chose de louche », « que tout cela cache quelque-chose ». Sébastien Chonavey, auteur et professeur des écoles en Belgique, appelle cela « la recherche indiciaire ». Vient ensuite l’idée qu’il n’y a pas de hasard dans l’histoire, qu’elle est le produit d’une élite secrète qui planifie à l’avance les événements, cette logique apporte souvent les mobiles aux théories du complots. Ce cheminement de pensée est possible parce que la personne cherche uniquement à valider son hypothèse de départ et qu’elle va systématiquement et sciemment écarter tout ce qui viendrait la contredire. C’est ce qu’on appelle un biais de confirmation. L’étude historique nécessite de la rigueur et une méthodologie qui n’est jamais respectée dans l’élaboration de ces théories. Enfin, les conspirateurs malveillants sont décrits dans le complot, de façon directe ou non, par la symbolique, les clichés et idées reçues. On a alors une division du monde en différent camps et il faudra, à terme, en choisir un. Leur vision est bien souvent manichéenne.
Sur celle-ci, une photo du manifeste laissé par Brenton Terrant, le terroriste de ChristChurch, nous retrouvons un soleil noir. C’est un symbole du mysticisme nazi, qui n’est pas sans signification. Brenton Terrant dans son manifeste fait notamment allusion à la théorie (du complot) du grand remplacement. Encore une connivence entre l’extrême droite radicale et le complotisme.
Voici une liste non exhaustive de sites conspirationnistes, vous y retrouverez si vous naviguez sur ceux-ci de nombreux symboles liés à l’activité complotiste : archive.is/vvpf9
À quoi ça sert ?
Les théories du complots relèvent de la pure croyance, elles permettent à ceux qui les propagent de créer une communauté d’adeptes qui se regroupent autour de ces certitudes et de ceux qui les créent. Comme dans toutes les communautés, elles ont des signes de reconnaissance et des leaders qui jouent ici le rôle de prédicateurs. À travers un processus de victimisation les prophètes se mettent souvent en scène dans leur propre théorie et en deviennent donc des acteurs de premier plan : « Le complot juif est réel ; la preuve, ils me censurent, m’empêchent de révéler la vérité » etc. (Dieudonné ou Soral sont des bons exemples). Les prophètes bénéficient de la reconnaissance de leurs adeptes pour avoir partagé leurs « connaissances » et les avoir fait rentrer dans le très sélect club de « ceux qui savent ». Pour l’extrême droite la propagation ou élaboration de théories du complot permettent d’alimenter leur logique de bouc émissaire, et d’endoctriner les gens. Ils cristallisent la colère et la méfiance envers leur bouc émissaire ce qui leur permet d’éviter d’aborder les véritables causes des problèmes sociaux. Les populistes utilisent ces théories pour se placer en tant que révélateur du complot face au peuple et obtenir sa confiance et sa sympathie. Cela leur permet de s’extraire du cadre politique auquel ils appartiennent, puisqu’en général les complots visent à dénoncer les élites, les puissants etc. dont ils se désolidarisent alors qu’ils en font partie. Les théories du complot servent des idéologies, le plus souvent raciste, antisémite, homophobe, et ceux qui les propagent ne sont pas désintéressés comme ils aimeraient nous le faire croire. Elles entrainent la confusion en remettant en cause par exemple des acquis scientifiques et brisent les repères pour recréer des « vérités » à l’instar des gourous sectaires. Le climat de suspicion généralisée généré par les théories du complot entretient une atmosphère anxiogène et alimente la division au sein de la population.
Le complotisme dans les milieux de gauche
Si aujourd’hui, cette idée de combattre le complotisme dans les milieux de gauche fait presque consensus, ça n’a pas toujours été le cas entre autres dans le mouvement anarchiste, dans toutes ses pratiques. Nos ancêtres anarchistes étaient souvent gangrenés par cette idée de complot national. Bakounine, lui-même, un théoricien majeur de l’anarchisme a tenu des propos complotistes antisémites :
« Tout ce monde juif, constituant une secte unique exploitante est maintenant, au moins en grande partie, à la disposition de Marx, d’une part, et de Rothschild de l’autre […] Le fait est que le socialisme autoritaire, le communisme marxiste, exige une forte centralisation de l’État. Et là ou il y a centralisation de l’État, il doit nécessairement y avoir une banque centrale, et là où existe une telle banque, est la nation juive. »
Aujourd’hui encore, de trop nombreuses personnes liées à des organisations politiques se laissent séduire par la vision simplifiée et manichéenne du monde que nous décrit le complotisme. Dans les listes mails, sur les réseaux sociaux, nous constatons par périodes la propagation de ces théories tel un virus, souvent sans intention de nuire à une minorité, mais pouvant s’expliquer par la force de persuasion qu’ont ces articles. « URGENT ! » ; « INCROYABLE ! » ; « TERRIBLE ! » ; « C’EST ABSOLUMENT EXTRAORDINAIRE ! » tout autant de mots tape à l’œil, témoignant d’une soi-disant exceptionnalité du discours, tenant plus de l’émotionnel que de la rationalité qui mène les internautes à partager ces théories sans vraiment comprendre les tenants et les aboutissants de celles-ci. Ceci est également dû à une mauvaise connaissance des fonctionnements de ces théories du complot, et à une difficulté pour de nombreuses personnes de les identifier.
Ainsi, de nombreux partis politiques se réclamant progressistes se laissent aussi parfois glisser dans le gouffre complotiste encore aujourd’hui. Un exemple concret est la distribution en 2019 dans les rues de Lyon d’un tract de La France Insoumise sur lequel une pieuvre étend ses tentacules dans lesquels sont placés différents industriels, différents lobbys.
Historiquement, la pieuvre est utilisée dans les tracts nazis pour décrire la communauté juive et leurs lobbys et est une symbolique historique du complotisme. Force menaçante tapie dans les profondeurs, l’animal s’y prête bien. C’est soit une très malheureuse maladresse liée à une méconnaissance de l’histoire, soit ouvertement complotiste et antisémite. Si l’intention de nuire n’y est pas, la symbolique n’est pas sans conséquences, surtout lorsque nous portons un message politique dans une organisation reconnue sur le plan national.
On retrouve même ces théories complotistes dans les listes mails normalement dédiées aux luttes de classe. Sur celle-ci, « l’éveilleur » – celui qui nous ouvre les yeux « grâce » à ses vidéos – nous propose même de lui donner un peu d’argent car il serait persécuté par ceux qu’il dénonce… Un gourou vous dites ?
D’un point de vue culturel, on peut aussi retrouver les théories du complot chez certains artistes proches de l’extrême gauche, voir de la gauche révolutionnaire : Rockin’squat et Keny arkana sont d’excellents exemples. Ceux-ci mettent en avant le grand complot du nouvel ordre mondial dans leurs textes.
Keny arkana : https://www.youtube.com/watch?v=ZCx5ZF7FfX0
J’appelle la Franc Maçonnerie, l’armée du salut, la Rose-Croix
Et toutes les confréries ou sectes liées aux Etats
Secrètement
Chut !
Mais qu’est ce qui se cache derrière les têtes qu’on voit à la télé ?
C’ sont qu’ des pantins, mais qui se cache derrière ?
La Rose-croix serait un ordre secret fondé par un personnage mystique. Ils détiennent une merveilleuse sagesse qu’ils proposent aux puissants du monde. Aucune preuve historique de leur existence à ce jour.
On retrouve également cette idée de « pantins » ; mais qui se cachent derrière ? réponse implicite et antisémite : « le complot judéo-maçonnique ».
Rockin’Squat : https://www.youtube.com/watch?v=aKKJBmsMKBo
Un passage particulièrement croustillant de complotisme :
Depuis la révolution française, le but est d’établir
Une dictature mondiale les banquiers sont l’avenir
On est en plein dedans demande à Rakovsky
Dans sa symphonie rouge on y trouve même Trotsky !
La Symphonie en rouge majeur est un ouvrage antisémite, antimaçonnique et anticommuniste, relevant de la théorie du complot.
Rothschild est-elle la famille qui a financé le nazisme ?
Qui a créé le communisme et qui gère le capitalisme
Rothschild est-elle derrière toutes les révolutions modernes ?
De la Française à la Commune, de la Bolchévique à tes lourdes cernes ?
On a des doutes au niveau historique là… Ça nous a tout l’air d’être très simpliste comme discours ;)
Si vous voulez chercher des responsables, nul besoin d’histoires rocambolesques, ni de trouver des ennemis puissants et secrets. Ils ont des noms : Le MEDEF, La république en marche, Le front national, La France insoumise, Les républicains et tous leurs adhérents et sympathisants, l’État, les propriétaire des moyens de production et leur police. Et ils ne sont pas contrôlés. C’est leur hiérarchie, leur grade dans la société, leur statut de propriétaire qui font d’eux ce qu’ils sont. Ce sont eux qui nous imposent le modèle capitaliste et l’exploitation salariale, qui s’enrichissent sur le dos des travailleur.se.s et volent le fruit de leur travail. Et ils le font grâce au système capitaliste, pour que celui-ci perdure et pour s’enrichir toujours plus.
Les groupes fascistes ne sont pas en reste et portent en eux une avant-garde contre-révolutionnaire en nous proposant un modèle pire que le capitalisme au travers de théories complotistes, révisionnistes lorsqu’elles ne se revendiquent pas directement et sans intermédiaires des fascistes d’une époque où le rouge-brun pouvait être la normalité. Ceux-ci souhaitent nous mener vers un système haïssant certaines minorités et reproduisant les exploitations du capitalisme, nous les combattrons sur les idées, et dans la rue, pied à pied, poing à poing. Créons la solidarité internationale par et pour une lutte émancipatrice autogestionnaire des travailleurs !
Prenons conscience de l’importance des médias que nous diffusons, et de la nocivité de nombre d’entre eux. La révolution et la critique de la société ne sont pas le fruit d’une recette qui a été écrite à l’avance, elles se construisent jour après jour, par nos expériences militantes, nos échecs, nos réussites, par la mémoire des luttes et des théories construites autour d’un discours de solidarité lucide et rationnel.
Quelques ressources utiles pour ne pas tomber dans les pièges du complotisme :
hoaxbuster.com
conspiracywatch.info/
tineye.com/ (permet de faire une recherche inversée d’image)
fotoforensics.com/ (permet de détecter si une image est truquée – essayer avec une image truquée et une qui ne l’est pas)
debunkersdehoaxED (page Facebook de Débunk)
Bref, faites attention à ce que vous partagez ! Les mots ont un sens, l’Histoire et les sciences nécessitent de la rigueur. En partageant des liens qui renvoient vers des groupes complotistes VOUS faites la propagande de l’extrême droite et des partis populistes.
Source et biblio :
https://www.rtbf.be/lapremiere/article/detail_les-theories-du-complot-passees-a-la-loupe?id=10290749
L’imaginaire du complot – Discours d’extrême droite en France et aux Etats-Unis, Jerôme Javin. Amsterdam University Press, 2009.
Sébastien Chonavey, Dis, c’est quoi les théories du complot ?, Paris, Editions Renaissance du Livre, 2019, 96 p. (ISBN 978-2507056346)