IAATA / dimanche 7 mai 2017
Depuis l’expulsion de la jungle de Calais dans la semaine du 24 octobre 2016, plusieurs milliers de personnes ont été déplacées dans des centres d’accueil et d’orientation aux quatre coins de l’hexagonie. Ces structures temporaires sont vouées à fermer pour la plupart dans le courant de l’été. Le 28 septembre 2016, le ministère de l’intérieur lançait donc un appel d’offre pour la création de 5351 nouvelles places d’hébergement de courte durée, afin de poursuivre la politique de dispersion et de contrôle des personnes migrantes. Cet appel d’offre vient d’être remporté par la société Adoma, acteur bien établi dans le domaine de la réinsertion et du contrôle social. C’est l’occasion d’un tour d’horizon pas très réjouissant des perspectives de l’après-CAO.
Des CAO aux PRAHDA
Relevant de l’article L. 744-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), le nouveau programme, connu sous le nom de PRAHDA (programme d’accueil et d’hébergement de demandeurs d’asiles) vise sur le papier à proposer de « l’hébergement temporaire », avec toutes les implications de ce mot en termes de précarité et de déshumanisation des résident.e.s. Mais en pratique, un peu comme les CAO, il est très probable que les personnes y resteront plusieurs mois voire des années, étant donné que le logement à long terme normalement assuré dans les CADA (centres d’accueil de demandeurs d’asile) est fortement dysfonctionnel [1].
En théorie, l’appel d’offre était ouvert aux acteurs habituels de l’hébergement d’urgence, notamment les associations à vocation charitable comme le Secours Catholique, la Croix Rouge, Emmaüs, etc. Mais selon l’Association pour la solidarité active du Pas-de-Calais, qui gère déjà un CADA, « Il n’y a eu aucune info ni concertation en amont avec les prestataires potentiels ni même avec les services décentralisés. Le fait que ça soit un marché public interdit toute concertation entre prestataires. Il s’agit de 12 lots régionaux indivisibles, donc ça sera des gros opérateurs dans chaque région. L’ouverture aux acteurs lucratifs pose aussi la question du sens de l’accompagnement puisque des marges de profits peuvent être réalisées ! » [2]
Le marché public ayant été clos début mars, il est certain que tous les lots ont déjà été attribués, sans qu’il n’y ait encore eu aucune annonce officielle du résultat. Mais en fouinant un peu sur Indeed, on découvre une importante vague d’offres d’emploi publiées courant avril par la société ADOMA, qui ne laisse plus aucun doute sur le fait que c’est elle qui a remporté le marché public PRAHDA dans toutes les régions (avec encore une incertitude pour l’Île-de-France).
De la Sonacotral à Adoma
Qu’est-ce donc que cette société Adoma, dont le nom inspiré du latin signifie « En direction de la maison ? ». On la connaît un peu à Toulouse puisque c’est elle qui gère déjà le CADA et le CAO des Pradettes, ainsi que le CAO de La Vache.
Son histoire commence en 1956 avec la décision de créer une « Société nationale de construction pour les travailleurs originaires d’Algérie », la Sonacotral, faite sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur, peu après le début de la guerre d’Algérie (1954). Son but principal est de doter la police d’un instrument aussi efficace que possible de défense du territoire pour le contrôle des Algériens et notamment pour la majorité invisible et incontrôlable, les habitants des bidonvilles, une population à risques soupçonnée ou susceptible d’aider les fellagha Algériens et de constituer ainsi un front de guérilla urbaine en France.
La société d’économie mixte Sonacotral, s’octroie ainsi le double rôle de constructeur-aménageur et dès 1960 celui de gérant [3] [4]. La société impose ses propres lois. Elle ne concède pas le statut de Locataire aux résidents des foyers-hôtels : la société gérante est ainsi dans la catégorie particulière des hôteliers, et les logés, des clients d’un hôtel. [5]
Dans les années 70, alors que suite à la fin de la guerre d’Algérie la société avait été renommée SONACOTRA (Société mixte de gestion des foyers de travailleurs immigrés), un important mouvement de grève des loyers a eu lieu, suivi dans beaucoup de foyers de travailleurs, qui a donné lui à une politique de répression et d’expulsions féroce, dont on peut avoir un aperçu dans ce reportage de l’époque : [cherchez sur IAATA, NdAtt.].
Le 16 septembre 1979, le siège de la Direction est détruit par des membres d’Action Directe. « Depuis plusieurs mois, la grève des loyers des résidents constituait le fer de lance de la résistance des travailleurs immigrés. Les jours précédents, plusieurs foyers avaient été évacués par les forces de l’ordre. A son tour, Action directe « évacuait » la direction de son siège. « Coup pour coup ! » » [6]. Après plusieurs années de mouvement, les « résidents » n’ont finalement jamais obtenu le statut de locataires qu’ils revendiquaient.
Renommée Adoma en 2007, la société a étendu son champ d’action à différents secteurs du logement social, notamment l’hébergement des demandeurs d’asiles. C’est actuellement une filiale de la SNI (société nationale immobilière), elle-même contrôlée par la Caisse des dépôts et consignations, le bras armé financier de l’État.
Financer la machine à expulser
Le programme PRAHDA s’inscrit dans une politique plus large visant à créer des structures d’hébergement d’urgence d’un nouveau genre financées par des investissements privés mais fortement contrôlées par l’état à travers sa mainmise sur Adoma.
En effet, la SNI, maison mère d’Adoma contrôlée par l’État, est en passe d’acheter au groupe touristique Accor 62 hôtels « Formule 1 », dans le but de les transformer au début de l’automne en centres d’hébergement d’urgence, et centres d’accueil des demandeurs d’asile. Une quinzaine d’hôtels « Première Classe » seront également achetés au groupe Louvre Hotels [7]. En tout Adoma disposera ainsi de 7000 chambres pouvant accueillir 10.000 personnes, la moitié en région parisienne, la moitié en province. Un décret est déjà prévu pour dispenser ces futurs « hôtels sociaux » d’équiper chaque chambre d’une kitchenette. Ce serait une dépense excessive selon Adoma. Si le groupe public tient cet agenda très serré, les premiers SDF, migrants ou familles monoparentales seront accueillis dès cet automne.
L’achat des hôtels Formule 1 a commencé à attirer l’attention de la presse locale, à Séméac (banlieue de Tarbes), à Arnage (banlieue du Mans), à École-Valentin (banlieue de Besançon) et à Chasse-sur-Rhône dans l’Isère, dont le maire s’est déjà fendu d’une réaction assez désagréable. La fermeture des hôtels se traduit également par un nombre important de licenciements ou de « reclassement » du personnel.
Pour financer l’achat de ces hôtels, la SNI a créé un nouveau fonds d’investissement baptisé « Hémisphère ». Son patron André Yché promet aux investisseur.se.s un taux-plancher de 3,5%, un chiffre attrayant puisque le placement bénéficie des multiples garanties des filiales de la Caisse des dépôts. Le taux sera en outre amélioré en fonction d’un certain nombre de critères sociaux, préalablement établis : niveau de scolarisation des enfants accueillis, réussites en termes de relogement des individus et des familles… Le gestionnaire des logements est ainsi incité à ne pas se contenter d’un rôle de simple accueillant. » Hémisphère tend à montrer qu’il existe des moyens pour financer l’Etat providence autrement qu’avec de l’argent public « , explique André Yché, ancien membre du cabinet du ministère de la défense.
Le contrôle quasi-total de l’État sur ces centres d’hébergement par le biais d’Adoma permettra un durcissement de la surveillance des résident.e.s et renforcera encore l’opacité du système par rapport à une gestion par des associations à but non lucratif.
Le marché public stipule par exemple que les personnes relevant de la procédure Dublin pourront être assigné.e.s à résidence dans la structure : « [Adoma] signalera toute fuite du demandeur sous procédure Dublin aux services compétents et veillera au respect par l’intéressé de ses obligations de présentation. […] [Adoma] s’engage à communiquer à l’OFII et au préfet l’identité des personnes hébergées définitivement déboutées de leur demande d’asile en vue d’organiser leur retour et sans que ces personnes ne puissent être orientées vers des structures d’hébergement généralistes. […] Les personnes n’ayant engagé aucune démarche en vue de l’enregistrement d’une demande d’asile dans les 30 jours suivant leur arrivée en PRAHDA feront l’objet d’une décision de sortie prononcér par l’OFII et devront immédiatement quitter la structure. Les personnes placées sous procédure Dublin pourront être maintenues dans le lieu d’hébergement le temps nécessaire à la mise en oeuvre effective de leur transfert vers l’état responsable de l’examen de leur demande d’asile. » Ces missions de contrôle et de signalement sont contraires – la FNARS l’a signalé à plusieurs reprises – à la déontologie du travail social (notamment du principe de confidentialité) et au principe d’inconditionnalité. Elles sèment le doute quant à la vocation d’accueil et d’accompagnement de ces établissements [8].
Le renforcement de l’opacité est facilité par le contrôle du ministère sur les visites de médias dans les centres : « [Adoma] saisit le ministère de l’intérieur en cas de sollicitation de la part des médias, et s’engage à faire respecter ces obligations à l’ensemble de son personnel et, le cas échéant, à ses sous-traitants et fournisseurs. »
Ce qu’on sait sur les centres en construction
Plusieurs dizaines d’offres d’emploi ont été publiées courant avril sur le site du groupe SNI. Elles concernent trois types d’emplois : intervenant.e social.e, directeur.ice d’hébergement et directeur.ice d’hébergement adjoint.e. En compilant les localisations de ces différentes offres, ainsi que les quelques informations fournies, on peut déjà établir avec quasi-certitude l’emplacement de 3513 places ouvertes sur les 4773 prévues (hors Île-de-France) pour l’ensemble du programme PRAHDA.
La liste des PRAHDA établie en analysant les offres d’emplois d’Adoma
Il est probable qu’une fraction importante des 1260 places restantes proviendra de la conversion d’une partie des CAO actuellement déjà gérés par Adoma en PRAHDA, mais cela reste encore à confirmer.
En ce qui concerne la temporalité ça reste mystérieux, puisque les emplois proposés commencent en mai alors que les nouveaux centres n’existent pas encore. Selon la presse, ceux qui seront situés dans les hôtels Formule 1 ne pourront pas ouvrir avant septembre. Pour les futurs employés, on peut soupçonner qu’une période de formation et de préparation du projet dans les locaux régionaux existants d’Adoma viendra s’intercaler. Par contre qu’adviendra-t-il des habitant.e.s des nombreux CAO qui étaient censés fermer avant l’été ? Leur hébergement sera-t-il de nouveau prolongé, assistera-t-on à une accélération des procédures afin de vider les CAO, ou bien l’État se lancera-t-il à nouveau dans une opération de déplacement massive de personnes visant à réorganiser l’occupation des CAO restants ? Ce dernier cas s’accompagnerait sans surprise de traitements dégradants propres aux opérations « logistiques » quand il s’agit d’humains à déplacer, et appelle à une grande vigilance de la part des personnes concernées et de leurs soutiens.
Notes
[2] Lire ce communiqué
[3] la gérance des foyers-hôtels était auparavant concédée à des associations spécialisées sous tutelle ou proches du ministère de l’Intérieur
[4] Les informations données dans cette partie sont en grande partie extraites de ce passionnant article
[5] Ces dispositions (entre autres) ont été prises à l’époque afin de déroger aux normes de la construction et aux lois protégeant les locataires. La Sonacotra pouvait ainsi proposer, par exemple, la location de chambres de 4,5 m² (surface minimum de 9 m² selon la loi pour les habitations traditionnelles), et d’autre part, le résident Sonaco ne paye donc pas des loyers, mais des redevances, « le prix d’une journée, qui n’est pas un loyer, comprend une participation aux prestations et fournitures apportées aux résidents » selon la Sonacotra. En logeurs-hôteliers, les organismes dérogent aux procédures et dans un flou juridique savamment élaboré. Plus grave, le « client » contrevenant, sans statut juridique, peut être expulsé sans justifications sur l’heure, sans préavis, s’il déroge au règlement intérieur. C’est encore le cas dans toutes les structures d’hébergement gérés par ADOMA.