Paris sous tension / n° 8 – janvier 2017
Le carnage continue en Syrie, les morts se comptent désormais par centaines de milliers. Le grand soulèvement populaire initié en 2011 pour renverser la dictature d’Assad a été étouffée depuis cinq ans dans le sang devant le regard stupéfait et la passivité du monde entier. Une vraie hécatombe, des villes rasées au sol, une guerre d’extermination directe contre une population déjà anéantie par la faim et la misère. Une insurrection habilement transformée en guerre civile par les différentes factions internationales du pouvoir qui se disputent le contrôle des ressources, les contrats pour la reconstruction, la domination sur les populations. Le sang coule au Moyen Orient et en Afrique. Les États, les chefs et les patrons en costard-cravate, en uniforme ou en qamis, se répartissent le butin sur la vie de millions de personnes. Et l’Europe aussi recommence à sentir l’odeur du sang et de la poudre, se réhabitue à la terreur et aux uniformes kakis dans les rues. Le racisme et le nationalisme se répandent, des millions de réfugiés sont refoulés aux frontières, des dizaines de milliers se noient en Méditerranée, meurent dans des camions, sont expulsés ou enfermés. La guerre envahit toujours plus nos vies et devient notre horizon présent et futur.
Et dans tout ça, le gouvernement français et les leaders de l’armement tricolore annoncent des profits brillants à neuf zéros, des records de vente pour les deux dernières années et des perspectives encore plus optimistes pour les années à venir. « Le duo Hollande-Le Drian est le meilleur qu’ait connu la France pour les ventes d’armes depuis des lustres » annonce un patron du secteur en 2014. Dans l’introduction sur l’impact des armes vendues du Rapport au Parlement sur les exportations de la France durant l’année 2015, le ministre de la Défense Le Drian parle des « performances de nos exportations », de « renforcement de la filière industrielle », d’un succès « historique » qui fait de la France le second exportateur mondial en 2015, résultat « s’inscrivant enfin résolument dans la logique de préservation des capacités militaires et stratégiques de la France ». Vente de vingt-quatre avions de combat de quatrième génération Rafale, de Dassault, Safran et EADS, au Qatar, où le 4 mai le président François Hollande a assisté à une cérémonie marquant cette opération ; ordre d’achat de trente-six de ces appareils par l’Inde en avril 2015 ; ou encore décision fin d’avril 2016 par Canberra de l’achat de douze sous-marins Barracuda, de la société DCNS…
Avec le climat généralisé de guerre et terreur, les ventes d’armes « Made in France » ont véritablement décollé : 6,8 milliards d’euros en 2013, 8,2 milliards en 2014, 16,9 milliards en 2015 et 34 milliards estimés pour l’année 2016…
La république française et ses entreprises disposent en effet d’une large panoplie qui intéresse les armées du monde entier : avions, satellites-espions, blindés, navires de guerre, missiles… Ces matériels sont en outre souvent labellisés « combat proven » (éprouvés au combat) grâce aux très nombreuses opérations extérieures auxquelles participe l’armée française : Côte d’Ivoire, Libye, Mali, Syrie, Irak… Ce qui est indéniablement un plus pour les commerciaux des groupes d’armement français quand ils présentent leurs produits aux pays intéressés. Chaque intervention militaire est une campagne publicitaire pour ces groupes. C’est bien sûr le cas du Rafale qui a été le premier avion de la coalition à être entré dans l’espace aérien libyen. D’ailleurs, le Moyen Orient reste le premier marché de la France : c’est à l’aide des excellents avions de chasse « made in France » que l’Arabie Saoudite est en train de massacrer la population yéménite depuis deux ans, ce sont les constructeurs de missiles MBDA et Thales qui fournissent la Turquie pendant qu’elle extermine les kurdes, soutient indirectement Daesh et écrase toute opposition interne ; ce sont les entreprises françaises Thales, SOFEMA et SAFRAN qui produisent des hélicoptères militaires dernière génération pour des entreprises russes d’exportation de matériel militaire comme Rosoboronexport qui s’occupe d’exporter des armes en Syrie…
Cette industrie de la mort high-tech implique de nombreux secteurs privés comme publics. Ses intérêts se répandent non seulement dans la politique étrangère de l’État mais aussi dans le renouvellement urbain, dans l’éducation, dans la production industrielle et technologique, dans le numérique. Le complexe militaro-industriel (CMI) est en effet une coalition d’intérêts entre capitalistes (industriels, actionnaires…), militaires, universitaires, scientifiques, politiciens, ecclésiastiques, intellectuels, journalistes, avocats dans le but d’influer sur les pouvoirs politiques qui décident des attributions financières, humaines et technologiques au niveau national. Ici, intérêts publics et privés convergent. L’État est actionnaire des principaux consortiums de l’armement et contrôle entièrement NEXTER et DCNS. De la même manière, un grand nombre d’assurances, de banques, de fonds de pensions et de fonds mutuels fournissent le capital de ces groupes. Ce sont des investissements peu risqués, puisque ce secteur stratégique sera toujours renfloué par les États en cas de faillite. D’ailleurs, quelle meilleure garantie pour ces investisseurs que l’état de guerre permanent dans lequel ils nous ont plongés ?
Production militaire et production civile sont d’ailleurs inextricablement liées. La recherche scientifique a un rôle primordial, en nourrissant le secteur militaire de nouvelles technologies. La plupart des techniques et technologies utilisées pour les derniers programmes militaires sont directement issues des laboratoires civils et publics de recherche fondamentale. Elles trouvent leurs applications dans l’industrie civile tout en alimentant les progrès militaires et vice versa. C’est le monde des entreprises « duales » comme Thales, ECA group, Thyssenkroup (en Allemagne) ou Chapuis (propriétaire de Manhurin) dont une partie de la production est destinée au secteur civil et une autre au secteur militaire. La « dualité » est d’ailleurs fortement subventionnée par un programme de l’État appelé Rapid (Régime d’appui aux PME pour l’innovation duale). Ainsi, au nom de l’innovation, du smart, de la recherche, du développement et de la compétitivité, on produit des armes toujours plus sophistiquées et létales : des robots-tueurs, comme les drones qui font des milliers de victimes en Irak et au Pakistan ; des bio- et des nanotechnologies pour les engins balistiques ou nucléaires, des armes chimiques et bactériologiques, des insectes cyborg espions (robotique miniaturisée), des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui permettent la mise en réseau informatique d’informations numérisées issues de tout type de capteurs, des satellites de surveillance aux puces RFID, afin de faciliter l’action combinée de l’ensemble des corps de l’armée (hommes et machines)… La science, au service du capitalisme et de ses guerres, est en train de pousser le pouvoir de contrôle et d’extermination bien au-delà de notre imagination…
Les rouages de cette machine de mort sont tout autour de nous : dans des usines, dans des bureaux, dans des banques, dans des universités, dans des laboratoires de recherche, dans des salons et des expositions… Ce sont certains des colosses de l’économie mondiale, comme Nexter, DCNS, Airbus, Dassault, Thales, SAFRAN, MBDA, Renault Trucks Defense, AREVA, ZodiacAerospace, mais aussi des centaines de sous-traitants comme Aeracces, Drone Volt, Infotron, RB3D, Bodycote, Goodrich Actuation System, DGA Propulseurs, Howmet, Alkan, AlcoaFastening System, Mach Aero Bretigny, Panhard, REOSC, Air Precision, Air Commande, 3D Plus… pour en nommer juste quelques uns présents en Ile-de-France. Ce sont aussi les institutions de recherche comme le CNRS et le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), qui reçoivent des gros financement de la Délégation Générale de l’Armement (DGA) via l’Agence Nationale de Recherche (ANR), les laboratoires du Systematic Paris-Region et de Polytechnique à Palaiseau, l’École Nationale Supérieure à Saclay, l’Université Paris 6 Pierre et Marie Curie, l’Institut National de Recherche Numérique (INRIA), l’Institut Développement et Recherche (IDR), l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), l’ENSAM Arts et Métiers ParisTech, le TGCC (Très Grand Centre de Calcul)… Il s’agit bien sûr d’une liste non exhaustive, qui nous donne une idée de comment l’industrie de la guerre représente un business d’envergure qui implique un nombre énorme d’acteurs publics et privés. Les rouages indispensables de la chaîne sont disséminés sur le territoire.
Rien n’est plus hypocrite qu’un pacifisme qui – au nom de la « non-violence » – justifie son inaction devant l’horreur de la guerre. Nous ne pouvons plus rester spectateurs de l’horreur quotidienne. Arrêtons de chercher les responsables de l’hécatombe contemporaine dans des monstres inatteignables, de furieux dictateurs ou des terroristes sanguinaires. Rappelons-nous tous les jours que si ces « monstres » existent et ont toujours existé, c’est aussi parce que derrière eux il y a des business juteux, des sociétés, des banques et des actionnaires, des businessman cravatés qui vivent de la guerre, des milliers d’ingénieurs et de scientifiques qui produisent leurs armes et leurs technologies. Pour ceux qui refusent d’être relégués à l’impuissance et au désespoir, s’opposer à la guerre est possible sans attendre. Donnons-nous les moyens d’attaquer cette société mortifère, à travers le sabotage de ses structures et le blocage de ses rouages. Sapons les discours nationalistes et belliqueux, refusons de rentrer dans les rangs. C’est la seule manière de reprendre le contrôle de nos vies et d’empêcher que la militarisation ne devienne notre seul horizon.