nouvelobs / mercredi 19 mars 2014
L’affaire retombée, les activistes de Tarnac sont restés au village, ils ont fait des enfants et transformé la vie locale : pas du goût de tout le monde. Deux d’entre eux briguent la mairie. Les habitants trancheront.
(De Tarnac) Ils sont deux anciens de l’« affaire Tarnac » en piste pour conquérir la mairie du village. Benjamin Rosoux et Manon Glibert, piliers du Magasin général. Il paraît que les copains les chambrent. Eux préfèrent ne pas se mettre en avant. Après tout, ils sont placés en retrait sur une liste de onze personnes.
Sitôt le magasin fermé, vers 14h, les voitures repartent à flanc de colline vers la quarantaine de hameaux qui constituent la commune, l’une des plus étendues de France. Seul un filet de conversation dégoutte de l’hôtel-restaurant, l’un des trois commerces du village. On a l’impression que c’est mort, en fait ça bouillonne lentement.
Bisbilles et vague à l’âme
Un peu plus de 300 électeurs sont inscrits à Tarnac, sur le plateau de Millevaches. Beaucoup de communes de cette taille ne voient qu’une seule liste se présenter. Un machin calme et chaud conduit par le maire sortant ou son premier adjoint. Pas à Tarnac, pas sur la Montagne limousine. Comme en 2008, deux listes se sont constituées.
Il y a celle « de gauche », où figurent Benjamin et Manon. Et puis, un rassemblement au nom brumeux : « l’Union démocratique pour la défense des intérêts communaux ». On ne vous le dira pas comme ça, mais c’est la liste de ceux qui n’aiment pas trop les « révolutionnaires » – c’est leur expression – installés depuis près de dix ans dans le village.
Se mêlent ici le vague à l’âme de la ruralité, le traumatisme de « l’affaire », un vieux fond de bisbilles entre « cocos » et « chiraquiens » et des querelles de hameaux enchevêtrées dans des histoires de familles. Tout ça gentiment ravivé à l’approche des municipales.
« Le dernier coin préservé de France »
Présents sur la liste « Tarnac, un avenir commun », Benjamin Rosoux et Manon Glibert font partie des personnes embarquées en 2008, au déclenchement de l’affaire Tarnac. On leur reproche la dégradation de lignes TGV au nom d’idées politiques très marquées à gauche. Ils sont toujours mis en examen. Aujourd’hui, l’enquête est au point mort et les regards se tournent vers le ministère de l’Intérieur de l’époque, soupçonné d’avoir organisé un coup monté pour des raisons politiques. R.N.
Jean-Paul « vote comme il conduit » (à droite), mais il ne conçoit pas qu’il puisse encore exister ne serait-ce qu’une « mini-fracture » dans le village. Au bord d’un lac creusé pour faire venir les touristes, l’ancien ouvrier bourlingueur coule sa retraite peinard. C’est lui qui pose l’enjeu de l’élection. Une cause commune mérite l’union sacrée :
« Ici, on est à la pointe du combat. C’est le dernier coin préservé de France avec quelques endroits en Auvergne, dans les Vosges et le Jura. Tout le reste, c’est fini. Regardez la Côte d’Azur : c’est la sortie du métro. Sur la carte des particules fines, on est le seul coin en vert. »
Il est persuadé que les trains de la région sont volontairement retardés pour éloigner les Parisiens, les toqués et la pollution. Mais enfin, on ne va pas se laisser mourir entre vieux. Le sang neuf, même très à gauche, est le bienvenu.
Depuis que la poussière de l’« affaire Tarnac » est retombée, la communauté a continué son implantation. Les premiers arrivés ont vieilli, ont eu des enfants. Déjà la deuxième génération. Un projet d’aménagement de la ferme suit son cours. Un « lieu collectif », sorte de collusion architecturale « entre le théâtre du Globe de Shakespeare, le club rock underground CBGB à New York et le saloon ». Le magasin général – qui fait cantine et épicerie – anime toujours le cœur du village.
Dans la bouche des habitants du « pays », le « Goutailloux » – le nom de la ferme à partir de laquelle Julien Coupat et les autres ont essaimé – est presque devenu une appellation d’origine contrôlée. Jusque dans les villages alentours, les vieux en parlent comme d’une présence sympathique qui fait des tournées d’épicerie. Odette, les observe depuis son jardin, avec une bienveillance intriguée :
« Pourquoi donc ont-ils tous des capuches ? »
« Qu’ils me montrent leurs fiches de paie ! »
Ne croyez pas pour autant qu’ici l’élection, c’est du peinard entre copains. Dans le temps, c’était une formalité. On savait qui votait quoi. Maintenant, les choses se sont distendues, compliquées par l’évolution démographique et les quelques têtes dures, qui n’apprécient pas les « chômeurs du Goutailloux ».
On est surpris par la virulence de certains, toujours braqués sur la ligne du ministère de l’Intérieur, période Michèle Alliot-Marie : le « terrorisme d’ultra-gauche ». « Pas de fumées sans feu », disent-ils en substance.
Présent sur la liste « conservatrice », Jean-François est agriculteur et conseiller municipal sortant. Un solide gaillard qui porte des tricots renforcés aux épaules et pose ses paluches sur la table comme on annexe la Crimée :
« Depuis qu’ils sont là, il y a des clans. Si on n’est pas avec eux, on est de droite. Ils ne travaillent pas, ce sont des chômeurs. Coupat, c’est un fils à papa. Qu’ils me montrent leurs fiches de paie ! »
Il leur reproche de faire venir des Allemands pour construire le « lieu collectif » et de délaisser périodiquement la commune pour Notre-Dame-des-Landes. Pas question qu’ils entrent au conseil municipal.
Un habitant soupire :
« Pour certains, il faut avoir son nom sur le monument aux morts et cinq strates dans le cimetière pour être accepté. […] Ici, on a pas de Noirs, d’Arabes ou de Roms, il faut bien se trouver un ennemi de l’intérieur. »
N’exagérons rien : la défiance est circonscrite, même si l’élection provoque une montée de la brouille. Et puis, contrairement aux communes de plus de mille habitants, ici on panache encore et une petite dame toute douce l’avoue volontiers :
« Il y a des gens qui rayent untel parce qu’untel n’a pas dit bonjour. »
Le début de la désertification ?
Pour comprendre la rancœur, il faut remonter à l’été 2012. A l’époque, la majorité du conseil municipal se résigne à laisser partir l’école, menacée depuis des années par l’inspecteur d’académie. Comme beaucoup de communes rurales, Tarnac prévoit un regroupement pédagogique intercommunal (RPI). La poignée d’élèves rassemblés en une classe doit aller à Bugeat, plus bas sur le plateau.
Les parents d’élèves y voient le début de la désertification. Une réunion publique a lieu sur la place du village. Les vieux croisent les jeunes, les « mainstream », les radicaux, ça discute, ça cogite. Les oreilles du maire sifflent. Finalement, l’école est sauvegardée. Sur son blog, un photographe du coin explique :
« Nous ne voulons pas devenir un village mort et la fin de l’école entraîne de facto la suppression du poste d’aide maternelle, la suppression de la cantine scolaire, et de son personnel. […] D’ici un an ou deux qui viendra s’installer dans un village où il ne reste rien ? »
Dans la foulée, est créée l’association « Vivre à Tarnac ». Cette dernière, enregistrée à la fin de l’année dernière, a pour but de « favoriser l’émergence d’un espace de discussion publique entre tous les habitants ». Elle a pour siège social le Magasin général. C’est de là que naîtra la liste « de gauche ».
Discréditée, la majorité municipale se défend : c’est parce que les gamins du « Goutailloux » n’étaient pas inscrits auparavant que l’école était en difficulté. Avant cela, il n’y avait pas d’autres solutions.
Il suffit de passer dans le Magasin général pour constater que la bataille ne sera pas perdue faute de combattants. Une dizaine d’enfants est née ces derniers mois. Dans la rue, on manque se casser la binette à cause des trottinettes.
« On se serait cru à la conférence de Yalta »
Il faut monter rencontrer l’ancien maire communiste, Jean Plazanet, pour se caler les idées en rouge et blanc. A la tête du village depuis les années 90, il a laissé la main en 2008 à cause de problèmes de santé. C’est lui qui a accueilli Julien Coupat « et ses copines » en 2005. Toutes les télés sont passées dans son jardin il y a six ans après la descente policière – « On se serait cru à la conférence de Yalta ».
On l’avait croisé, vociférant joyeusement au milieu du Magasin général contre les « réactionnaires de la mairie ». On le retrouve sobre, le lendemain.
Il faut voir le bonhomme. Le « rouge » comme l’appelle une voisine avec bienveillance. Un peu plus radical que le substrat limousin et des références PCF grande époque. Du coco ancienne fabrique (il ne peut pas sentir Robert Hue). Le voilà qui cite Gramsci et relate la défense de l’école comme s’il s’agissait de la Longue Marche.
« Vous vous rendez compte ? La majorité municipale a voté pour la fermeture de l’école. Alors que depuis quinze ans, on revit dans le pays grâce aux jeunes. »
A l’entendre, ceux qui lui ont succédé sont d’affreux droitards identitaires. Des branquignoles trop frileux pour dépenser du fric – « Les gens grincent, mais après ils sont contents ». Ils ont laissé s’écrouler les cent kilomètres de routes et pistes de la commune (« C’est Diên Biên Phu quand il pleut ») et ne sont même pas fichus de dire « bonjour » aux jeunes du « Goutailloux ».
Le maire sortant, son successeur, en prend plein la truffe (il n’a pas souhaité nous parler) :
« Il est taillé pour le septième arrondissement de Paris. On ne se présente pas comme ça, sans connaître la vie de la commune. Il faut savoir quoi dire aux enterrements. »
« Village cherche son boulanger »
Pétrie dans cette ambiance (en moins manichéen), l’association « Vivre à Tarnac » enchaîne les réunions. A lire les compte-rendus, on débroussaille le malaise de la ruralité – joyeusement toujours. Entre AG, forum et autogestion. Ce serait presque une ébauche des « comités de base » évoqués dans « l’Insurrection qui vient » [PDF], le bouquin anonyme au centre de l’« affaire ».
On croise justement Catherine et Pierre, autres colistiers à gauche, qui font la tournée de collage des affiches électorales. C’est bouclé en dix minutes et Pierre, un moustachu buriné, ancien prof de collège militant à Mantes-la-Jolie, respecté dans le coin comme une « tête bien faite », se lance sur les problèmes du village :
« Avec le papy boom, d’ici dix ans, il n’y aura plus un médecin sur la Montagne limousine. L’agence régionale de santé travaille à développer un système de docteurs nomades, qui font une tournée dans des lieux équipés dans les villages [PDF]. Encore faut-il faire partie de ce réseau de santé, ce qui n’est pas le cas de Tarnac actuellement. »
Le petit-commerce est un autre souci. En plus du Magasin général, un boulanger s’est installé dans le village, reprenant une boutique fermée depuis plusieurs mois. Christophe « der franzose » – un drôle de gars venu de Berlin – a répondu à l’annonce « Village cherche son boulanger ». La boulangerie rouvre début novembre 2013, mais le nouveau gérant n’est pas sûr de pouvoir tenir :
« Il n’y a juste pas assez de clientèle. Je vends au maximum pour soixante euros chaque jour. Allumer le four me coûte déjà 85 euros en électricité et en fioul… »
Du côté de l’hôtel-restaurant, l’ambiance n’est pas plus jouasse. La patronne et son compagnon ont punaisé des affiches « Sauvons la proximité » sur les fenêtres et font signer une pétition à leurs clients pour protester contre la hausse de la TVA qui les étranglerait financièrement.
Si tout cela ferme, il ne restera plus que le Magasin général et la maison communale, louée dans un sfumato juridique à des personnages âgées encore valides, qui préfèrent rester sur la place du village plutôt que de s’enfermer dans la maison de retraite de Bugeat.
Une « sécession avec le nihilisme dominant »
Une fois bouclé le panorama des desiderata, les deux colistiers renâclent à jaser sur l’autre liste et préfèrent parler sagement d’un « mandat pour ressouder le village ». Catherine explique qu’il a fallu pousser les gens du Goutailloux à s’inscrire sur les listes électorales. La vasouille institutionnelle, ce n’est pas leur truc.
Il est vrai qu’on est étonné de voir Benjamin mettre en avant ses études en administration et droit public et ses « expériences professionnelles dans des institutions nationales et européennes ». Voilà une présentation pépère qui tranche avec la conception politique décrite, par exemple, dans cet appel au don :
« Ce qui se constitue, ce ne sont donc pas des îlots, des oasis, des niches existentielles au milieu du désert néo-libéral, mais de véritables mondes, une sorte de condensation territoriale de forces, d’idées, de moyens et de vies qui attirent magnétiquement tout ce qui fuit, tout ce qui déserte, tout ce qui fait sécession avec le nihilisme dominant. »
Comme toujours, ils préfèrent rester discrets. Dommage, on aurait aimé comprendre. On pensait que le « dehors partiel » à « l’ordre vermoulu » se manifestait hors du grillage administratif. Benjamin concède que « l’électoralisme » n’est pas son truc mais la situation rendait, selon lui, utile sa participation, tout comme celle de Manon.
Le budget de la commune en guise de tract
Les gaillards de la liste « conservatrice » n’en sont pas moins inquiets et font campagne en répétant qu’il faut « être réaliste » : gérer en bon père de famille les 617 000 euros de budget de la commune, acheter les tracteurs, payer les cantonniers et la secrétaire de mairie. Pas de bidules zarbis noyautés par des gauchistes ténébreux.
En guise de tract, Jean-François a ainsi prévu d’imprimer le budget de la commune pour souligner le niveau d’endettement en 2008, les impayés de Jean Plazanet, qui – il est vrai – ne se vante pas d’une gestion financière au couteau (« Plus on emprunte, plus les gens sont contents. »).
Il nous conseille d’aller faire un saut à Faux-la-Montagne, un village de taille équivalente, à une dizaine de kilomètres : « Là, ils ont pris la mairie. » Dans une coopérative du bourg, on nous explique plutôt que la maire est issue d’une communauté de néoruraux installée là dans les années 80. L’élue est proche d’Europe-Ecologie les Verts.
« Quand des êtres se trouvent, s’entendent »
Au retour, on croise près du cimetière un gars de Bugeat, content que dans sa commune il n’y ait qu’une seule liste. C’est un philosophe, venu fleurir la tombe de sa femme : « Ici, au moins, tout le monde est d’accord. »
Le plateau des Millevaches, le 16 mars 2014 (Remi Noyon/Rue89)
Il en viendrait presque à citer la prose du « Comité invisible » :
« La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres se trouvent, s’entendent et décident de cheminer ensemble. »
Le problème du village, justement, c’est qu’on ne choisit pas d’y vivre en commun.