Migrants afghans : la police appelle à la délation les agents de la SNCF

Médiapart / vendredi 13 juin 2014

Un policier de l'Ocriest a laissé sa carte de visite pour être rappelé en cas de ventes à des «personnes d'origine afghane».Autour des gares du Nord et de l’Est, à Paris, lieu de rendez-vous des migrants sans papiers en partance vers l’Allemagne et le nord de la France, des policiers demandent aux agents de la SNCF de les renseigner sur les ventes de billets aux « personnes d’origine afghane ». Les travailleurs sociaux sont aussi sollicités.

Cela se passe aux alentours de la gare du Nord et de la gare de l’Est, à Paris, lieu de passage des migrants en partance vers l’Allemagne ou le nord de la France, d’où certains espèrent rejoindre l’Angleterre. Des policiers les pistent avant qu’ils ne montent dans le train. Pour les identifier et éventuellement les interpeller, ils comptent sur la coopération des agents de la SNCF. Mais aussi de travailleurs sociaux du quartier.

Ces exilés ont parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre la capitale française. Venus d’Afghanistan, du Pakistan ou d’Iran, ils fuient la guerre, les persécutions ou l’absence de perspectives dans leur pays d’origine. Aux guichets ou dans les « boutiques » SNCF, ils achètent leur billet pour relier Calais ou Dunkerque (entre 26 et 75 euros pour un aller simple). Là, ils retrouvent des compatriotes dans les « jungles » éparpillées dans la région, ainsi que des Érythréens, des Somaliens et des Syriens arrivés plus souvent par la route, en raison de parcours migratoires différents.

Depuis quelques mois, ils privilégient de nouvelles destinations, comme Francfort et Hambourg en Allemagne (100 à 270 euros), point d’arrivée pour certains, de transit pour d’autres qui visent la Scandinavie, où ils rejoignent de la famille et des amis. Entrés dans l’Union européenne par la Grèce ou la Bulgarie, via la Turquie, beaucoup ont risqué plusieurs fois leur vie. En situation irrégulière sur le territoire, ils vivotent quelques semaines autour des gares, entre les centres d’accueil de jour, la soupe populaire et les squares. Les resquilleurs sont rarissimes. Redoutant qu’un défaut de titre de transport ne serve de prétexte à un contrôle policier, ils essaient de ne pas se faire remarquer.

Employée par la SNCF comme agent commercial depuis 2009, une salariée travaillant en CDD dans une des agences situées dans le secteur a été le témoin de surprenantes pratiques policières. En avril 2014, elle était à son poste, lorsqu’un policier en civil est entré. Après avoir décliné son statut de policier, il l’a interpellée à propos des clients « d’origine étrangère ». « La boutique était vide. Il m’a demandé si j’avais observé une recrudescence de ventes de billets à des “personnes d’origine étrangère”, indique cette salariée qui préfère rester anonyme. Je lui ai dit que je ne pouvais pas répondre à sa question car la transaction se fait sans pièce d’identité et que je n’avais donc aucune idée de la nationalité des personnes. Il a levé les yeux au ciel, comme si je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’il voulait. Il a demandé à voir ma responsable. Son collègue, vraisemblablement un supérieur hiérarchique, l’a rejoint. Il a reposé la même question, demandant qu’elle précise s’il s’agissait de “personnes d’origine afghane”. »

La quête d’informations ne s’est pas arrêtée là. « Ils ont demandé s’ils pouvaient réquisitionner le matériel vidéo, poursuit-elle. Ma responsable a indiqué ne pas y voir d’inconvénient s’ils venaient munis des autorisations officielles. Avant de partir, le chef a donné sa carte de visite, avec un numéro de téléphone, pour qu’on le prévienne en cas de ventes de billets à des Afghans. » La carte de visite en question a été épinglée sur un tableau en liège. Elle indique le service de rattachement de l’agent : l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest).

Après cette incursion, les langues se délient dans la boutique : des fonctionnaires de police feraient régulièrement le guet à proximité, entrant et demandant aux vendeurs de les renseigner sur les destinations et les horaires de ventes à peine conclues avec des clients identifiés comme « afghans ». La plupart des agents sont choqués d’être ainsi sollicités. « Mais beaucoup ne savent pas comment réagir face à ce genre de situations qui sont taboues dans l’entreprise. Personne ne dit rien, en l’absence d’instructions claires et nettes de la part de la direction, les policiers tentent leur chance », regrette la salariée, qui a prévenu la CGT de ces agissements et pris l’initiative d’écrire, en son nom, une lettre au patron de la SNCF. Faisant part de sa « profonde indignation », elle estime que ces « actes de délation et discriminatoires » allant « à l’encontre de la mission de service public pour laquelle les agents SNCF se sont engagés » appellent une réaction en haut lieu. Guillaume Pepy n’a pas répondu – pour l’instant tout du moins – à cette missive envoyée mi-mai.

Contacté par Mediapart, le service de presse de la police nationale nie le dispositif décrit : « Nous restons dans le cadre légal, ce serait gagne-petit d’agir de la sorte. Les moyens mis en place pour démanteler des filières sont d’une tout autre envergure. Sans doute que cette carte de visite a été laissée pour une simple prise de contact. »

«On est loin du stéréotype du passeur qu’essaie de fabriquer la police»

À l’inverse, Patrick Belhadj, secrétaire général du secteur Paris-Est de la CGT-Cheminots, confirme les faits. Et s’en indigne. « C’est proprement scandaleux que des policiers attendent des agents de la SNCF des actes de délation. Les “personnes d’origine étrangère” : ces sous-entendus sont inacceptables. Les cheminots devraient refuser de collaborer. Rien ne les oblige, dans les statuts de l’entreprise, à répondre à de telles demandes », insiste-t-il. Il regrette que certains de ses collègues cèdent : « La SNCF est à l’image de la société. La montée du FN, la stigmatisation des étrangers, nous ne sommes pas, malheureusement, imperméables à ces mouvements. Apporter son soutien aux forces de l’ordre dans ce contexte, cela arrive, c’est désolant », estime-t-il, évoquant le cas de contrôleurs qui « au moindre soupçon » demandent leurs papiers d’identité aux voyageurs, y compris à ceux qui voyagent munis d’un billet non nominatif et auxquels ils ne sont rien censés demander.

La direction de la SNCF, selon lui, ne peut pas dire qu’elle n’est pas au courant. En se taisant, estime-t-il, elle se rend « complice » de la situation. Exigeant une condamnation officielle, l’élu CGT affirme son intention de « relancer » la direction régionale de l’entreprise afin qu’elle intervienne auprès des cadres dirigeants des points de vente. « Cette question doit être soulevée à l’échelon national lors d’un conseil d’administration ou d’un CCE (comité central d’entreprise) », considère-t-il, tout en reconnaissant qu’il est plus facile de mobiliser le personnel contre la réforme ferroviaire que contre des comportements discriminatoires.

Les agents de la SNCF ne semblent pas être les seules personnes ressources identifiées par la police. D’après des informations recueillies par Jean-Michel Centres, membre du collectif de soutien des exilés du 10e arrondissement de Paris, deux centres d’accueil de jour situés dans les parages viennent de recevoir la visite de policiers en civil. Les travailleurs sociaux y ont été interrogés sur la recrudescence de la présence d’Afghans autour des gares.

Pourquoi les policiers recourent-ils à ces méthodes ? Pour interpeller des personnes en situation irrégulière et, plus sûrement, pour observer des récurrences et identifier des « réseaux » de « passeurs ». Car il arrive que les exilés fassent appel à des compatriotes munis d’un récépissé (donc en règle) pour aller chercher un billet à leur place, de peur qu’au guichet leurs papiers d’identité ne leur soient demandés. « Les policiers espèrent remonter aux têtes de réseaux, s’il y en a, en arrêtant et interrogeant les petits poissons », indique Jean-Pierre Alaux, qui, militant au Gisti, dispose d’une connaissance précise de l’organisation parisienne des exilés afghans. La définition de passeurs telle qu’elle est conçue – et punie – par le droit ne recouvre, selon lui, en rien la réalité de « services rendus entre migrants ». « Ce type de transaction se monnaie quelques euros tout au plus. On est loin du stéréotype du passeur membre d’un réseau international qu’essaie de fabriquer la police », estime-t-il (à lire, le numéro de la revue Plein droit du Gisti consacré à ce sujet).

Tout au long de leur parcours migratoire, les exilés, à un moment ou à un autre, sont conduits à échanger leur savoir-faire acquis sur la route contre quelques billets. Cela n’empêche pas les personnes ainsi interpellées d’être envoyées devant le tribunal correctionnel et, parfois, condamnées à de lourdes peines de prison. Pour repérer les « acheteurs de billets », les policiers les prennent en photo ou se servent des enregistrements des caméras de vidéosurveillance.

La politique du chiffre mise en place par Nicolas Sarkozy a été officiellement supprimée, mais les démantèlements de réseaux, quelles que soient leur taille et leur réelle nocivité, restent un indicateur valorisé par le ministère de l’intérieur. Dans le Nord, l’association Terre d’errance est confrontée au même enjeu de définition extensive du passeur, les migrants préposés à l’ouverture et à la fermeture des portes de camion étant identifiés comme tels au motif qu’ils se font rémunérer pour cette tâche. À l’image des opérations politico-médiatiques de destruction des campements, comme celle ayant eu lieu récemment à Calais, la finalité de ces filatures policières est aussi dissuasive : décourager les migrants de rester, voire de traverser le territoire.

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